Berest, Anne «La carte postale» (RL2021)
Autrice : née le 15 septembre 1979 à Paris, est une romancière et scénariste française, fille de la linguiste Lélia Picabia et de Pierre Berest, ingénieur général des mines, diplômé de l’École Polytechnique et de l’École des Mines de Paris. Elle a deux sœurs dont l’écrivaine Claire Berest.
Grasset – 18.08.2021 – 528 pages – Prix Renaudot des Lycéens – Sélection Prix Goncourt 2021
Résumé : C’était en janvier 2003. Dans notre boîte aux lettres, au milieu des traditionnelles cartes de voeux, se trouvait une carte postale étrange. Elle n’était pas signée, l’auteur avait voulu rester anonyme. L’Opéra Garnier d’un côté, et de l’autre, les prénoms des grands-parents de ma mère, de sa tante et son oncle, morts à Auschwitz en 1942. Vingt ans plus tard, j’ai décidé de savoir qui nous avait envoyé cette carte postale.
J’ai mené l’enquête, avec l’aide de ma mère. En explorant toutes les hypothèses qui s’ouvraient à moi. Avec l’aide d’un détective privé, d’un criminologue, j’ai interrogé les habitants du village où ma famille a été arrêtée, j’ai remué ciel et terre. Et j’y suis arrivée. Cette enquête m’a menée cent ans en arrière. J’ai retracé le destin romanesque des Rabinovitch, leur fuite de Russie, leur voyage en Lettonie puis en Palestine.
Et enfin, leur arrivée à Paris, avec la guerre et son désastre. J’ai essayé de comprendre comment ma grand-mère Myriam fut la seule qui échappa à la déportation. Et éclaircir les mystères qui entouraient ses deux mariages. J’ai dû m’imprégner de l’histoire de mes ancêtres, comme je l’avais fait avec ma sœur Claire pour mon livre précédent, Gabriële. Ce livre est à la fois une enquête, le roman de mes ancêtres, et une quête initiatique sur la signification du mot « Juif » dans une vie laïque.
Mon avis :
« Au verso, les quatre prénoms écrits en quinconce, les uns en dessous des autres, formaient une sorte de puzzle à l’écriture étrange, surtout celle des prénoms qui semblait délibérément falsifiée. Je n’avais jamais vu un A écrit de cette manière, à la fin du prénom Emma, comme deux S à l’envers, qu’il fallait peut-être lire dans un miroir à la façon des énigmes spéculaires de Léonard de Vinci. »
Et à partir de là, l’enquête commence… La quête du passé, la recherche de ses origines… L’exil, les non-dits, la découverte du passé de la famille, les déplacements, les espoirs et les angoisses… L’incompréhension face à ce qui arrive, le refus d’imaginer que les juifs peuvent être en danger en France… la non naturalisation de la famille… la peur sourde et toujours présente à l’époque actuelle qui est associée au mot « juif »…
Pithiviers, le Vélodrome d’hiver, Drancy, la déportation des enfants, des mères des personnes âgées… Auschwitz… mais aussi le Camp des Milles… Le STO, la clandestinité …
L’intelligentsia parisienne, le peintre Francis Picabia et sa femme, Gabriële Buffet; Irène Némirovsky… les artistes qui font partie de la Résistance, comme René Char, Samuel Beckett et tant d’autres…
Et partout et tout le temps la question :
« — Qu’est-ce qu’être juif ?
Peut-être que la réponse était contenue dans la question :
— Se demander qu’est-ce qu’être juif ? »
C’est un livre magnifique et une fois encore il a été reconnu par les lycéens (Prix Renaudot des lycéens 2021). Un roman autobiographique et en même temps une enquête écrite par l’autrice, qui revient sur la trajectoire familiale. On part de Russie et on traverse toute l’Occupation en passant par la Palestine, la Lettonie, la France…
C’est passionnant car c’est non seulement bien documenté, personnel mais que cela pose en plus des questions existentielles. C’est le livre d’une femme qui veut savoir ce qui se cache derrière le silence de celles et ceux qui ont vécu la Shoah et qui ont muré cette partie de leur vie dans le silence. C’est le livre qui parle de celles et ceux qui veulent comprendre leurs racines, soulever le voile et aussi qui veulent comprendre. Avec elle on revit l’horreur, l’insoutenable mais aussi on a l’impression de faire connaissance de ces personnes dont le nom figure sur la carte postale. Ces noms qui sont écrits pour que jamais ils ne s’effacent et qu’on ne les oublie pas.
C’est l’un des plus beaux livres de cette année. Grave, puissant mais aussi révélateur de la non transmission, de la peur. Et c’est un INCONTOURNABLE, pour que jamais cela ne se reproduise…
Extraits :
Dans notre famille, les problèmes ne se réglaient pas de cette manière, on vivait avec les objets comme s’ils avaient le droit à autant d’égards que des êtres humains.
il existe cinquante-deux mots pour désigner la neige chez les esquimaux. On dit qanik pour la neige quand elle tombe, aputi pour la neige déjà tombée, et aniou pour la neige qui sert à faire de l’eau…
En ces années 20, les rues de Lodz semblent surgir du siècle précédent mais aussi d’un livre ancien fait de contes étranges, d’un monde grouillant de personnages aussi merveilleux qu’effrayants, un monde dangereux où les voleurs rusés et les belles prostituées surgissent à chaque coin de rue armés de leur panache, où les hommes vivent avec les bêtes dans des rues labyrinthiques, où les filles de rabbins veulent étudier la médecine et leurs amoureux éconduits prendre des revanches sur la vie, où les carpes vivantes baignent dans des bassines, se mettant soudain à parler comme dans les légendes yiddish, où l’on chuchote des histoires de miroirs noirs, où l’on mange dans la rue des petits pains frais beurrés au fromage blanc.
J’approchai la photographie pour mieux observer tous ces visages. Je pouvais désormais nommer chaque personne. Ephraïm, Emma, Noémie, mais aussi Maurice, Olga, Viktor, Fania… Les fantômes n’étaient plus des entités abstraites, ils n’étaient plus des chiffres dans des livres d’histoire.
Cette nuit-là, il ne parvient pas à dormir. La mélancolie le gagne. Elle devient un paysage mental dans lequel il se promène, parfois des jours entiers. Il a l’impression que sa vie, sa véritable vie, n’a jamais commencé.
— Une famille juive de Hollande qui vendait des citrons avant de faire fortune dans les diamants puis l’automobile… Citrons, Citroën !
— Tu verras mon fils que, dans la vie, il faut savoir anticiper. Retiens ça. Avoir un coup d’avance est plus utile que d’avoir du génie.
Jacques découvre l’irrésistible accent de son grand-père, sa façon de parler en ratissant le fond du palais jusqu’au larynx. Il découvre aussi le yiddish, cette langue aux mots sucrés qui roulent dans la gorge de Nachman comme des bonbons.
Pendant les vacances, Myriam se met à peindre de petites natures mortes, des corbeilles de fruits, des verres de vin et autres vanités. Elle préfère le mot anglais pour parler de ses tableaux : still life. Toujours en vie.
Il n’est plus « apatride », mais désormais « d’origine indéterminée ».
— Je vois. Être apatride, c’est être quelque chose. Être indéterminé, c’est louche.
— Tu sais, on peut définir le hasard sous trois angles. Soit il sert à définir des événements merveilleux, soit des événements aléatoires, soit des événements accidentels.
Figurez-vous qu’autrefois, je vous parle de ça… au XIXe siècle… on payait le courrier deux fois. Une fois pour envoyer la lettre. Et une deuxième fois pour la recevoir. Vous comprenez ?
— Il fallait payer pour lire ? Je ne savais pas…
— Oui, au tout début de l’histoire de la Poste, c’était comme ça. Mais vous aviez le droit de refuser la lettre qu’on vous envoyait. Et on ne payait pas, à ce moment-là… Alors les gens ont imaginé un code, pour ne pas payer la deuxième fois. Suivant la façon dont le timbre était positionné sur l’enveloppe, cela voulait dire quelque chose de particulier, par exemple, si vous mettiez le timbre sur le côté, penché à droite, cela signifiait « maladie ».
— Les Juifs avaient des ennemis en France. Alors que les migrants n’ont pas d’ennemis sur notre territoire.
— Et votre indifférence ? Ce n’est pas une forme de collaboration ?
Ma mère n’a pas fait sa bat-mitsva. Mais elle a fait Mai 68.
Mes parents m’avaient inculqué les valeurs d’égalité entre les êtres, ils avaient vraiment cru en l’avènement d’une utopie, ils nous avaient façonnées mes sœurs et moi pour devenir des femmes intellectuellement libres, dans une société où les lumières de la Culture effaceraient, par leur intelligible clarté, toute forme d’obscurantisme religieux.
J’étais confrontée à une contradiction latente. Avec d’un côté, cette utopie que mes parents décrivaient comme un modèle de société à bâtir, gravant en nous jour après jour l’idée que la religion était un fléau qu’il fallait absolument combattre. Et de l’autre, planquée dans une région obscure de notre vie familiale, il y avait l’existence d’une identité cachée, d’une ascendance mystérieuse, d’une étrange lignée qui puisait sa raison d’être au cœur de la religion. Nous étions tous une grande famille, qu’importe notre couleur de peau, notre pays d’origine, nous étions tous reliés les uns aux autres par notre humanité. Mais au milieu de ce discours des Lumières qu’on m’enseignait, il y avait ce mot qui revenait comme un astre noir, comme une constellation bizarre, qui revêtait un halo de mystère. Juif.
— Jodorowsky dit, je le cite : « Nous trouvons dans l’arbre (généalogique) des endroits traumatisés, non digérés, qui cherchent indéfiniment à se soulager. De ces endroits sont lancées des flèches vers les générations futures. Ce qui n’a pas pu être résolu devra être répété et atteindre quelqu’un d’autre, une cible située une ou plusieurs générations plus loin. »
Mais elle en parlait en silence. C’était partout. Dans tous les livres de la bibliothèque, dans ses douleurs et ses incohérences, dans quelques photos secrètes pas bien cachées. La Shoah c’était un jeu de pistes dans la maison, on ne pouvait que suivre les indices pour jouer aux Indiens et aux cow-boys.
Dans le sens propre du terme en-visager, chercher dans le visage de cette morte ce qu’il y avait de moi.
Elle trouvait que les grands artistes étaient surtout de grands égoïstes. Elle était comme les enfants de magiciens, qui, ayant grandi dans les coulisses, ne peuvent croire à l’illusion du spectacle.
— Comment savoir que l’on est en vie, si personne n’est le témoin de votre existence ?
Tu es née dans un monde de silence, il est normal que tes enfants aient soif de paroles.
4 Replies to “Berest, Anne «La carte postale» (RL2021)”
Je suis en train de le lire . Livre magnifique . Aprés le début aux airs de saga qui m’ont enchantée , j’arrive sur les chapitres de la déportation , j’ai beau connaître tous ces faits , la façon de les raconter me déchire le coeur.
Voilà j’ai fini ce roman que j’ai trouvé trés beau et qui m’a beaucoup émue . Comme toi je pens eque c’est un incontournable .
Ah ! j’étais certaine que tu allais apprécier à sa juste valeur !
Je ne l’aurais pas lu sans toi Catherine, c’est vrai. Qui a envie de se replonger dans cette Histoire où l’on entend encore les cris de l’horreur ? Et j’aurais eu tort car c’est un livre magnifique. Peut-on oser décrire ce livre comme superbe quand on évoque cette Histoire là. Hé bien oui, résolument oui, c’est le livre qui m’aura le plus touchée en 2021, il m’a arraché les tripes tant cette saga familiale de 1938 environ à nos jours est si vivante, si documentée qu’elle en devient un thriller haletant qui se lit presque comme un policier dans lequel Anne Berest serait l’enquêtrice. Ephraïm, Emma, Noémie et Jacques ne seront plus pour moi des prénoms anonymes sur une carte postale, ils sont l’Histoire, celle des juifs qui fuient l’est pour la France, le pays de tous les espoirs, de la liberté où ils seront piégés malgré tout comme des rats. Oui on connaît tous l’Histoire de la déportation, des camps, des tortures, de la résistance, de l’Histoire juive mais Anne Berest ravive cette plaie profonde, cet effroi de savoir ce qu’il s’est passé. Elle a raison de rappeler l’Histoire afin que les actes antisémites même les plus anodins, que les mots anti-juifs les plus superficiels portent à jamais le poids de la gravité. Ne rien laisser passer, continuer à se battre pour ceux qui ont tant perdu. C’est un livre qui fera date chez moi comme a pu l’être le journal d’Anne Frank quand j’étais adolescente ou plus récemment celui de Valentine Goby avec Kinderzimmer.