Saada, Delphine «Celle qui criait au loup» (RLH 2022)
Autrice : Delphine Saada, 43 ans, vit à Paris. « Celle qui criait au loup » est son premier roman.
Plon – 13.01.2022 – 272 pages
Résumé :
Quand les filles parlent d’elle, tout bas, entre deux portes, elles disent qu’elle est fière et hautaine, aussi belle qu’une lumière froide. On n’a rien contre elle, qui peut avoir un truc contre Albane, elle est parfaite ? Faut juste reconnaître que ce n’est pas normal de passer autant d’années à travailler avec une personne sans rien savoir d’elle. Albane, 39 ans, deux enfants, est une infirmière modèle.
Une professionnelle de santé appréciée et respectée mais dont ses collègues ne savent rien. Albane est un être méthodique et hermétique. Dans le contrôle, toujours. Sebastian, son époux, l’a compris et l’aime ainsi. Mais depuis quelques temps, elle semble se renfermer un peu plus. Chaque jour, après une journée de huit heures dans son service, elle récupère de l’école Emma, six ans, et Arthur, trois ans.
J’ai volontairement décidé de ne pas publier le résumé en entier car il déflore tout le roman. Je préfère vous en laisser la découverte.
Mon avis :
En exergue, les paroles de l’aigle noir de Barbara… De suite, on se doute que le sujet abordé sera le viol, la maltraitance enfantine, la pédophilie, l’inceste…
Elle, c’est l’infirmière parfaite… Pour elle tout doit être carré, millimétré, planifié, programmé. Aucune place pour la fantaisie, l’imprévu, les surprises, le désordre, l’imprévu. Victime d’amnésie post-traumatique.
Deux enfants, une fillette pleine de vie et très turbulente et son petit frère, plus petit et plus calme. Un mari adorable et prévenant, qui est très présent et s’occupe au maximum des enfants pour la décharger et faire baisser la pression à la maison. Il faut dire que son travail d’infirmière est très prenant. Mais très vite on se rend compte qu’elle ne supporte pas sa petite fille, qui est pourtant adorée par tout le monde. Elle ne l’aime pas et cela va même au-delà de ça, jusqu’à en arriver à des actes de maltraitance. Son mari exige qu’elle se reprenne, qu’elle aille voir un spécialiste, un psychologue sous peine de partir avec les enfants. Et là débute une spirale infernale…
Un premier roman magnifique, poignant, interpellant que je recommande vivement sur un sujet difficile.
Extraits :
Et si le bonheur n’était que la somme de petits événements insignifiants ?
Seuls les bras et les mains se déplaçaient dans une économie de mouvements. Le reste de son corps ne bougeait pas. Ses yeux fixaient une étagère à leur hauteur. Tous ses gestes paraissaient calibrés. De leur somme émanait une certaine virtuosité, mais une virtuosité canalisée, adaptée à la fonction. Allez savoir pourquoi, Mathilde avait pensé à Federer en la voyant.
Si ici les gens ne vous jugent pas, c’est parce qu’ils se fichent de vous. On connaît tout le monde mais on ne connaît vraiment personne. On n’a le temps de rien.
Son cerveau est une pièce vide et blanche dans laquelle ses pensées nocturnes, aussi fines que des enveloppes, s’infiltrent puis se dilatent sous forme de masses énormes et rose chewing-gum, comme des Barbapapa, occupant tout l’espace libre.
Autour d’elle on loue sa mémoire, mais c’est une mémoire pour l’immédiat et le concret, le fonctionnel, en quelque sorte. Une mémoire qui sert à défaut d’être une mémoire qui réconforte. Les sensations pures de ses jeunes années semblent s’être dissipées dans les circonvolutions alambiquées de son cerveau.
Où vont mourir les émotions des premières fois ?
Il faut dire que les malades soignés dans le service vont au moins aussi mal que la météo, ils sont raccord. Et l’hôpital va aussi mal que ses malades.
Dans leur foyer, tous devaient prendre des coups, mais le genre faisait la différence, poing ou ceinturon pour les garçons, reins pour les filles, et silence pour tout le monde.
Paris se tait, Paris ne questionne pas, Paris se fiche qu’on la trouve belle à en pleurer ou sale à en pleurer, Paris se laisse, désabusée, être admirée, photographiée, dégradée, salie, fêtée, poignardée, fusillée, elle sera toujours là.
Pourquoi l’a-t-on obligée à se retourner ? Elle avançait jusque-là sur le fil de sa vie sans regarder en arrière, comme ces funambules de l’extrême que l’on voit parfois à la télé. C’est si beau, on croirait qu’ils volent un peu du ciel aux oiseaux, qu’ils réunissent les montagnes. En moulinant avec ses bras, les muscles tétanisés, les pas incertains et lents, seule au fond, avec ses névroses, sa rigidité, sa difficulté à aimer, elle avançait. Mais cela ne leur a pas suffi, il leur a fallu interroger, justifier, disséquer son passé. Et ne dit-on pas, Quand on cherche, on trouve ?