Bourdieu, Emmanuel « Je suis le dernier » (2022)
Auteur : Emmanuel Bourdieu, né le 6 avril 1965 à Paris, est un scénariste, dramaturge, réalisateur et philosophe français. Il est le fils cadet du sociologue Pierre Bourdieu. il a collaboré entre autre avec Arnaud Desplechin, Denis Podalydès et Éric Rochant. Il est l’auteur de sept long-métrages, dont Vert Paradis, Les Amitiés maléfiques (Grand prix de la critique à Cannes) et Louis-Ferdinand Céline. Il signe avec « Je suis le dernier » son premier roman.
Rivages – 02.02.2022 – 176 pages
Résumé :
Une psychiatre experte auprès des tribunaux reçoit un dossier qui la fascine : Charles Blancard, agriculteur, est accusé d’avoir tué et dépecé une joggeuse. Ce paysan antipathique a donné six versions contradictoires des faits et prétend ne plus se souvenir des circonstances de son crime. L’experte censée évaluer sa santé mentale, elle-même en pleine dépression, ne peut s’empêcher de voir en lui un manipulateur.
Une confession du meurtrier l’intrigue pourtant : « Je suis le dernier. » Le cadet, mais aussi le dernier à reprendre l’exploitation, le dernier d’une lignée de bourreaux, et le dernier des hommes. Elle décide alors de retracer la généalogie de la violence au sein de la famille du coupable, dont l’acte barbare semble surgir de temps immémoriaux.
Mon avis :
Merci à l’ami qui m’a fait découvrir ce livre. Moi qui aime les romans psycho-psychiatriques j’ai été scotchée par celui-ci. Il faut dire que l’auteur est le fils du sociologue Pierre Bourdieu.
L’expertise psychologique est au centre de ce roman. Madeleine est experte auprès des tribunaux. Mais après un avis qui au final s’est soldé par un drame et la façon vont elle a été trainée dans la boue par ses collègues et les médias, elle a décidé de tout arrêter et de ne s’occuper que des deux patients qui lui restaient. Dire qu’elle est en mode dépressive c’est peu dire…
Jusqu’au jour ou on lui confie une nouvelle affaire et qu’elle plonge le nez dans le dossier.
Après avoir rencontré la personne soupçonnée du meurtre – qu’elle déteste d’emblée – un être malsain, visqueux, qui montre une personnalité très perturbée elle décide enquêter pour ce faire une meilleure idée du personnage et de son environnement, des raisons qui auraient pu le pousser à commettre l’acte abominable dont il est accusé. Il faut dire que le personnage de Charles Blancard est un cas fascinant à étudier. Est-il fou ? est-il totalement hors de la réalité ? est-il attardé mental ? Elle va élaborer un nombre important d’hypothèses qu’elle classera selon un schéma intitulé l’arbre des possibles : un tronc, des branches, des ramifications. Intéressantes théories mais laquelle pourrait être la bonne ? L’assassin joue-t-il avec elle ou est-il vraiment aussi perturbé ?
C’est aussi toute une réflexion sur le métier d’expert psychiatrique dans les tribunaux.
On entre ici dans la tête des deux parties … Passionnant.
Malédiction, tragédie, passé, haine, manipulation… tout y est … Machiavélique jusqu’au bout.
Extraits :
Et puis, des livres, des revues, des classeurs, des dossiers, partout, débordant des bibliothèques qui recouvrent les quatre murs, ensevelissant les meubles, jonchant le sol, envahissant tout. Mes piles, mon herbe folle.
Ce n’est pas sa peau, ce n’est pas sa laideur, son odeur, ses doigts, ses sourires, son obscénité, son crime, quel qu’il soit, c’est son théâtre, sa comédie, qui m’est insupportable.
Mais pourquoi ? Pourquoi à ce point ? Personnalité histrionique, pourtant, je connais !
La Justice, le Droit, le Tribunal, la Cour, le Palais, tous ces noms pompeux à majuscule et les symboles enfantins, les allégories lourdingues qui vont avec, l’hermine, la toge, le glaive, la balance, le marbre, les yeux bandés, toutes ces conneries. Du vent. Du théâtre, des grands airs, des mots, de la frime. Rien de plus.
« Je pensais que la meilleure vérité, il fallait que je la donne. » Pensez-vous sérieusement qu’il y ait plusieurs « vérités » possibles ? Qu’il y en ait de plus ou moins bonnes ? C’est quoi, pour vous, la réalité ?
Cette fois, il répond du tac au tac, une de ces évidences incompréhensibles dont il a le secret :
– Ça dépend.
– De quoi ?
De à qui je parle.
J’entre dans un labyrinthe, un arbre aux ramifications innombrables. Toutes les branches aboutissent aux mêmes faits, aux mêmes feuilles, pourrait-on dire : la mort et la découpe de Stéphanie Lacroix. Mais aucune ne raconte la même histoire. Chacune décrit un chemin différent, unique, vers la catastrophe. De chacune s’induit un personnage, un profil psychologique, un Blancard différent.
Mais qui sait ? Qui sait de quoi nous sommes capables ? Les monstres doivent bien venir de quelque part, et pourquoi pas de nous-mêmes ?
L’ancêtre n’était donc pas d’ici mais d’un autre pays de collines, les Cévennes, doublement étranger, à la fois lointain, exotique même à l’échelle de l’imaginaire campagnard de l’époque, et protestant, ce qui marquait alors une profonde différence.
Il a une maison mais il n’a pas d’existence. Il a, mais il n’est pas.
On cherche le méchant. On ne fait que ça. C’est notre travail, notre tâche, ce pour quoi on nous paye – si misérablement ! –, nous, les soi-disant experts devant les tribunaux, les prétendus représentants du Savoir devant la Loi. Sous couvert d’intelligence et de scientificité, c’est bien à cela que nous servons, ni plus ni moins : leur livrer un coupable.