Ghosh, Amitav « Un océan de pavots » 2010 (Trilogie de l’Ibis – tome 1)
Auteur : Amitav Ghosh, né le 11 juillet 1956 à Calcutta, au Bengale, est un romancier, essayiste et critique littéraire indien d’expression anglaise. Il étudie à La Doon School (où il est condisciple de son aîné Vikram Seth), au collège St. Stephen’s de Delhi, à l’Université de Delhi et à l’Université d’Oxford, où il obtient un doctorat en anthropologie sociale.
Trilogie de l’Ibis : Un océan de pavots – Un fleuve de fumée – Un déluge de feu
Autres romans : Les Feux du Bengale – Lignes d’ombre – Le Chromosome de Calcutta – Le Palais des miroirs – Le Pays des marées
Robert Laffont – 19.08.2010 – 586 pages / 10/18 – 21.03.2013 – 665 pages (Sea of Poppies 2008) traduit par Christiane Besse
Trilogie de l’Ibis – Un océan de pavots – tome 1
Dans le premier volet de la Trilogie de l’Ibis, « Un océan de pavots » (Sea of Poppies, 2008), l’écrivain indien raconte l’odyssée des coolies ou engagés, partis vers l’île Maurice et les colonies, à la suite de l’abolition de l’esclavage.
Résumé :
L’Ibis, ancien transporteur d’esclaves reconverti en navire marchand, est au coeur de cette extraordinaire saga indienne. Parti de Baltimore, aux États-Unis, il rejoint Calcutta pour embarquer une cargaison de coolies attendue à l’île Maurice. Parmi eux Deeti, une paysanne ruinée par le commerce de l’opium tenu par les Anglais et qui accule les paysans indiens à la misère ; Kuala, son amoureux, qui l’a sauvée du bûcher funéraire sur lequel elle avait décidé de mourir ; Paulette Lambert, une jeune Française qui se fait passer pour indienne afin d’échapper au mariage sordide auquel l’a condamnée son tuteur ; enfin Jodu, son frère de lait, un jeune Indien, qui s’est engagé comme mousse sur l’Ibis, mais ignore la présence de Paulette parmi les coolies, à l’instar de Zachary Reid, le commandant en second, un Noir qui a tout l’air d’un Blanc et qui risquerait sa carrière si cela venait à se savoir.
Dans les flancs de l’Ibis sont également enfermés deux prisonniers condamnés à l’exil : Neel Rattan, un raja trahi par son créditeur anglais, et Ah Fatt, un métis de Chinois et d’Indien, opiomane. Sur le pont, Baboo Nob Kissin est chargé de la surveillance générale. Convaincu que sa sainte tante, qu’il a aimée par-dessus tout, va se réincarner en lui, il se laisse envahir par la pitié et vient en aide aux prisonniers.
Tous ces individus aux parcours et aux caractères si dissemblables, seront unis par le périple, un voyage au cours duquel chacun tentera de faire basculer son destin. Il leur faudra pour cela survivre à la rage de l’océan Indien, aux privations, aux maladies, aux révoltes et affronter la cruauté extrême du commandant en second et de son âme damnée.
Mon avis :
Mars 1838. Dépaysement total avec ce roman. Dejà au niveau de la langue mais ce n’est pas un problème du tout et cela relève l’exotisme de la trilogie. C’est un roman foisonnant. J’ai adoré la façon de l’auteur de nous plonger dans l’Inde du XIXème siècle avec ses traditions, ses coutumes, ses saveurs et ses odeurs, ses façons de vivre, ses castes, ses costumes, sa politique, sa justice, le monde de l’opium, toute une ambiance et une atmosphère qui découlent de ces descriptions historiques. Par moments j’ai retrouvé les descriptions de Salman Rushdie dans « Le Dernier Soupir du Maure » que j’ai tellement aimé.
Alors en route pour l’Ile Maurice, au XIXème siècle. Et plongeons dans le monde de l’esclavage, de l’opium, des épices.
Tout tourne autour de l’Ibis, un navire négrier qui a été réaffecté au transport de marchandises – plus particulièrement de l’opium – et de coolies – des travailleurs agricoles libres d’origine asiatique et plus particulièrement en provenance d’Inde qui débarquaient sur l’Ile Maurice qui avait un gros besoin de main d’œuvre apres l’abolition de l’esclavage .
Nous allons embarquer sur l’Ibis et je puis vous assurer qu’il y a un drôle de mélange de personnages à bord ! Des marins qui viennent de plusieurs endroits, des coolies, des prisonniers.
Mais avant d’embarquer, ces personnes avaient une vie … Il y a Deeti qui vient de perdre son mari et qui se destine à bruler vive sur un bucher plutôt que de subir le sort des veuves ; mais à la dernière minute… elle échappe au bucher… et devient une femme traquée. Il y a aussi Neel – un de mes personnages préférés : un propriétaire terrien qui a tout perdu et se retrouve prisonnier. Il y a Paulette et son frère Jodu …
Je me suis laissée porter par le vent de l’aventure… et je me réjouis de retrouver tous les personnages pour la suite de cette épopée. J’aurais dû prendre un papier et dresser une liste des protagonistes au fur et à mesure de leur entrée en scène car ils sont nombreux… et c’est une superbe galerie de portraits …
Extraits :
Sa force et sa vigueur étaient aussi évidentes dans l’épaisseur de son cou de taureau que dans les contours de sa bedaine, car il était de ces hommes sur qui un gros ventre n’apparaît pas comme un poids inutile mais plutôt comme une réserve de puissance et de vitalité.
Dans le bon vieux temps, les gens avaient coutume d’affirmer qu’il n’y avait que deux choses à exporter de Calcutta : la drogue et les voyous – l’opium et les coolies, comme d’autres préfèrent dire.
Alors vous feriez bien de garder à l’esprit qu’il serait presque impossible de pratiquer la médecine moderne ou la chirurgie sans l’aide de produits chimiques tels que morphine, codéine et narcotine – et ce ne sont là que quelques-uns des bienfaits dérivés de l’opium. Sans sirop contre les coliques, nos enfants ne dormiraient pas. Et que feraient nos dames – enfin, notre reine bien-aimée elle-même – sans le laudanum ? On peut même dire que c’est l’opium qui a rendu possible cette ère de progrès et d’industrie ; sans lui, les rues de Londres pulluleraient de multitudes somnolentes, crachotantes et incontinentes. Si nous considérons tout cela, ne convient-il pas de se demander si le tyran mandchou a le moindre droit de priver un si grand nombre de gens de ce prodigieux cadeau ?
Parmi eux se trouvaient le consumah, responsable de la préparation du curry, le caleefa, affecté à la grillade des kébabs, et les bobachees, spécialistes des ragoûts et des rôtis de bœuf.
— Mareech-díp ? – Paulette fronça les sourcils, se demandant à quel endroit il pouvait bien songer : l’expression signifiait « île au poivre » mais elle ne l’avait jamais encore entendue utilisée. – Où est-ce ?
— Les Anglais l’appellent les Mauritius Islands.
Les mots ne coûtent rien, répliqua-t-il. Penses-tu qu’il soit facile pour une femme de peu comme toi de mourir en sati ? As-tu oublié que ton corps a cessé d’être pur le jour de tes noces ?
Raison de plus pour le jeter au feu, s’écria-t-elle. Et ce sera plus facile que de vivre selon tes désirs.
C’était la confirmation dont il avait besoin, il en était certain – juste comme il était certain aussi que le messager ne savait rien de sa mission. Une enveloppe sait-elle ce que contient la lettre pliée à l’intérieur ? Une feuille de papier sait-elle ce qui est écrit dessus ? Non, les signes étaient contenus dans la transformation opérée durant le voyage : c’était le fait même de la mutabilité du monde qui prouvait la présence de la divine illusion, de l’apparence de Sri Krishna.
Rien de très surprenant à cela, car c’était exactement ainsi qu’elle s’attendait à être réveillée des flammes – voguant dans l’au-delà, sur le fleuve Baitarini, sous la garde de Charak, le batelier des morts. Elle avait si peur de ce qu’elle allait voir qu’elle se refusa à ouvrir les yeux : chaque vague, imaginait-elle, la rapprochait de la rive opposée où régnait Jamaraj, le dieu de la mort.
Les possibilités de propos suggestifs étaient ici très riches car, à la différence des marins venus d’ailleurs, les lascars parlaient souvent de leurs bateaux au masculin, faisant allusion aux mâts comme à leur virilité – et utilisant le mot « lund » qui ressemblait beaucoup au terme généralement utilisé pour « jeune mousse », « launda ».
Aussi dure qu’avait pu être la vie alors, dans les cendres de chaque passé restaient encore quelques braises de souvenirs pour luire avec ferveur – maintenant ces braises prenaient une vie nouvelle, à la lumière de laquelle leur présence à tous ici, dans le ventre d’un navire sur le point d’être précipité dans un abîme, semblait incompréhensible, quelque chose qui ne pouvait s’expliquer que par une folie soudaine.
Neel, en fils toujours obéissant, avait laissé s’effacer dans sa tête ce langage qui pourtant, sans qu’il le sache, était resté vivant – et à présent, en entendant Deeti chanter, il reconnut que sa musique l’avait secrètement nourri : il avait toujours adoré les dadras, chaitis, barahmasas, horis, kajris – des chansons pareilles à celles que Deeti chantait. En l’écoutant, il comprenait pourquoi le bhojpuri était la langue de cette musique : de tous les parlers entre le Gange et l’Indus, aucun ne l’égalait dans sa capacité à exprimer les nuances de l’amour, du désir et de la séparation, la souffrance de ceux qui partent et de ceux qui restent.
— Les ladrones sont les pirates de la Chine du Sud, Reid. Nommés d’après un groupe d’îles au large de Bocca Tigris. En reste plus beaucoup maintenant, mais il fut un temps où ils formaient la plus redoutable bande de coupe-jarrets sur les mers. Dans ma jeunesse, ils étaient menés par un homme appelé Cheng-I, une brute sanguinaire celui-là aussi. Il écumait la côte du nord au sud, aussi loin que la Cochin-Chine, pillant les villages, faisant des prisonniers, passant les gens au fil de l’épée.
il lui suffisait de regarder les embruns émanant de l’étrave de la goélette pour savoir que l’Ibis n’était pas un navire comme un autre ; dans sa réalité profonde, c’était un véhicule de transformation, voyageant à travers les brumes de l’illusion pour gagner l’accostage insaisissable, toujours plus éloigné, de la Vérité.
En tout cas, il comprenait maintenant que c’était une chose rare, difficile et improbable pour deux individus venus de deux univers différents de se trouver liés par un lien d’amitié pure, un sentiment qui ne devait rien aux règles et attentes des autres. Et quand un tel lien se nouait, ses vérités et ses mensonges, ses obligations et ses privilèges existaient seulement pour ceux qu’il unissait, d’une façon telle qu’eux seuls pouvaient juger de l’honneur ou du déshonneur de leur conduite l’un envers l’autre.
Comment se faisait-il que personne ne lui ait jamais dit que ce n’était pas l’amour lui-même mais ses méchants gardiens qui exigeaient le plus de votre courage : la panique de le reconnaître, la terreur de l’avouer, la peur d’être repoussée ? Pourquoi ne lui avait-on jamais dit que la sœur jumelle de l’amour n’était pas la haine mais la lâcheté ?