Goby Valentine « L’île haute » RL2022 – 272 pages

Goby Valentine « L’île haute » RL2022 – 272 pages

Autrice : Écrivaine française née à Grasse en 1974. Elle vit en région parisienne. Ses thèmes de prédilection sont: La place des femmes, leur corps, les yeux des femmes à cause de leur corps, de leur sexe, comment une femme regarde et change le monde, par amour, par envie, par orgueil, par ennui, par vengeance, en tant que sœur, mère, fille, amante. Comment l’Histoire les affecte, comme elles l’affectent, du Paris contemporain à la Provence atemporelle, à l’Afrique de l’après-guerre, à la Bretagne des années 1940. Les lieux, comment les lieux nous traversent, comment nous les traversons, comme l’espace nous façonne et comment nous le transformons. L’enfance, comment elle nous survit et s’acharne à nous habiter, dans chaque moment de la vie, dans chaque âge et en toutes circonstances, comment chaque geste est porteur d’une histoire toujours ancrée dans l’enfance. Ce qui est valable pour un homme est valable pour une nation, alors l’Histoire, la grande, me passionne aussi, c’est en elle que je cherche et trouve les racines de toutes les blessures présentes, je l’explore, la dissèque, comme les origines individuelles.

Ses romans : ( je ne les cite pas tous) :  La note sensible, 2002 – Sept Jours, 2003 – L’Antilope blanche, 2005 – Petit éloge des grandes villes, recueil de textes, 2007 – L’échappée, 2007  – Qui touche à mon corps je le tue , 2008 – Des corps en silence, 2010 – Banquises, 2011 – Kinderzimmer, 2013 – Méduses, 2013 – Baumes (Collection Essences- Actes Sud), 2014 – Un paquebot dans les arbres, 2016 -Tu seras mon arbre (2018) – Murène (2019) – L’Île haute (2023)

Actes Sud – 17.08.2022 – 272 pages

Résumé ( de l’éditeur) 

Un jour d’hiver, le jeune Vadim, petit Parisien de douze ans, gamin des Batignolles, inquiet et asthmatique, est conduit par le train vers un air plus pur. Il ignore tout des gens qui vont l’héberger, quelque part dans un repli des hautes montagnes. Il est transi de fatigue quand, au sortir du wagon, puis d’un tunnel – l’avalanche a bloqué la voie –, il foule la neige épaisse et pesante, met ses pas dans ceux d’un inconnu. Avance vers un endroit dont il ne sait rien. Ouvre bientôt les yeux sur un décor qui le sidère, archipel de sommets entre brume et nuages, hameau blotti sur un replat. Immensité enivrante qui le rend minuscule. Là, tout va commencer, il faudra apprendre : surmonter la séparation, passer de la stupeur à l’apprivoisement, de l’éblouissement à la connais­sance. Con­fier sa vie à d’autres, à ceux qui l’accueillent et qui savent ce qui doit advenir.
L’île haute est le récit initiatique d’une absolue première fois, d’une découverte impensable : somptueux roman-paysage qui emplit le regard jusqu’à l’irradier d’hu­­­milité et d’humanité. Images et perceptions qui nous traversent comme autant d’émotions, nous élèvent vers ces ailleurs bouleversants, ces montagnes dont la démesure change et libère les hommes – et sauve un enfant.

Mon avis :

Mais quelle merveille que l’écriture de Valentine Goby! Coup de coeur absolu.
Une autrice que je redécouvre à chaque livre que je lis, une plume exceptionnelle, qui rend hommage aux mots, au corps, aux sens, à la nature, à la vie, à la femme…

Il y a la magie des 5 sens : l’odorat ( odeurs, des animaux, de la nature)  la vue ( la relation avec le jeune aveugle Martin, les couleurs, le dessin, les crayons de couleur) , le toucher, l’ouïe ( tous les sons, les bruits) , le goût..

Et il y a les personnages..
Ceux de la famille qui l’accueille : Blanche , Albert (son mari) , Louis, le père d’Albert et d’Éloi.
Il y a Moinette ( Moinette est une chouette, une fée, un lutin, Moinette guide, surprend, se moque, rit, se vante, râle, il sait que c’est le sens de moiner en patois, râler, et peut-être son surnom en résulte en dépit de ce qu’elle prétend mais il n’a rien dit pour ne pas la froisser. ), Moinette qui est amoureuse de Vincent, qui va le guider dans ses découvertes, le protéger, lui offrir ses secrets…
Il y a Martin, le jeune aveugle qui lit en braille, sur des pages blanches…

Et il y a Vincent (Vadim)… un jeune de 12 ans, qui doit quitter Paris dans les années 40 pour se sauver ( à deux niveaux : il est juif et asthmatique). Quitter les Batignolles pour la montagne sous une autre identité – il change son nom juif contre un nom bien français – pour Vallorcine, en vallée de Chamonix… c’est un énorme changement, et l’enfant va vivre en quête d’identité.

Et il va repartir de zéro, tout découvrir… un autre monde va se révéler à lui. Son moi caché va être occulté par son moi visible. Vincent va recouvrir Vadim, comme la neige recouvre la montagne, comme le corps de Blanche recouvre un autre corps car elle est enceinte. C’est la mise à nu de la nature – tant humaine que naturelle. C’est un paysage qui se transforme selon les saisons ( hiver-printemps-été) C’est aussi la nature qui se révèle dans toute sa splendeur, dans toute sa diversité, que ce soient les paysages, les éléments, la faune, la flore… C’est le temps des émotions, de l’éveil des sens, des premières fois, de la découverte de son identité, de l’apprentissage de la vie…

Atteint de synesthésie (  le croisement de deux modalités sensorielles : une couleur qui déclenche une perception sonore par exemple (Kandinsky, Rimbaud, Baudelaire en font usage en associant des couleurs à des sons/couleurs). Et les arts sont aussi partie prenante du livre. La peinture et le dessin et la révélation du lien entre les lieux et les mots, les mots, le dialecte local, les termes locaux qui collent à un lieu ou à une particularité du lieu, qui sont la mémoire vivante de l’endroit; des termes qui reflètent une vie, une époque, des traditions et des coutumes, qui se transcrivent en images, en sons, en odeurs, en couleurs… « Des mots de ce qu’il y a sous la neige quand elle fond. Une liste pour la forêt. Une liste pour la vallée. Une liste pour la montagne. »
Et au final, qu’adviendra-t-il de Vincent? Et de Vadim? Pour le savoir, je vous invite à vous aventurer en haute montagne, là où la neige recouvre la nature première…
Et c’est juste magique…

L’auteur en parle. ( sur la page d’Actes Sud) :

D’intention je ne sais pas s’il y a eu, pas au commencement en tout cas. Ce livre est né moins d’une recherche, d’une volonté, que d’une écoute. Sans doute il était là, tapi, il avait besoin de silence et d’espace pour jaillir. Il existait peut-être déjà, comme me l’a dit mon éditrice quand elle a lu un texte que j’avais publié dans la revue Zadig, au tout début du confinement. Ce texte s’appelait Ma montagne magique et il évoquait la montagne de mon enfance, ou plutôt, dans une relation à cette nature sans fard, mon émerveillement et mon éveil à la beauté.

Elle m’a dit exactement : « Il y a un roman dans ces quelques pages. »

Le confinement est arrivé, a duré. L’espace s’est à la fois rétracté au-dehors, et dilaté au-
dedans. Le temps s’est suspendu, et tout ce qui jusqu’alors faisait ma vie d’autrice, le mouvement, la quête de témoignages, la recherche encyclopédique, historique, a été totalement arrêté. J’étais enfermée dans un petit appartement en région parisienne, sans accès à ce qui nourrit habituellement mon écriture. Dans ce vide j’ai d’abord eu la sensation d’être engloutie et l’écriture m’a paru impossible. Jusqu’à ce que j’aie l’intuition que mon éditrice avait raison. Et s’il y avait un roman dans ma montagne ? Un roman en moi.

L’île haute raconte un déplissement. Le mien, et en miroir celui de mon personnage. J’ai choisi de l’ancrer dans une vallée extraordinaire qui n’est pas celle de mon enfance, elle est à la fois très précisément située et elle brouille les repères, c’est un lieu où je me reconnais et qui m’est à l’origine parfaitement étranger. J’y ai rencontré des gens qui me rappellent des figures anciennes mais qui ne sont pas elles. J’y ai exploré les curiosités et les outrances d’un paysage, de saisons que la pandémie rendait à leur magie de conte et qui ont fait ressurgir en moi le miracle des premières fois.

Je n’ai pas eu d’autre intention que celle de traduire les sensations prodigieuses qui m’ont traversée, de leur trouver une langue. Je ne sais pas encore bien ce que j’ai écrit, ce qui s’est en quelque sorte révélé. Je sais seulement qu’il y a dans ce roman une quête de beauté et d’étonnement, un désir profond de liberté.’’

Extraits: 

Il a vu des galeries compactes d’épicéas en­serrer le train dans la montée, la rame luttait contre la pente et les branches ployées, lourdes de neige, rayaient la vitre du wagon comme des chevelures trempées.

Voilà, ils ont traversé le tunnel. Il ne neige plus. Pas un flocon. Pas une once de vent. Le brouillard tient le paysage dans un crépuscule blanc. On dirait un monde arrêté, figé sur une plaque de verre dans le gélatinobromure d’argent 

Et il a cette pensée, tout d’un coup, lui qui ne connaît pas grand-chose aux textes sacrés, celui-ci a dû l’impressionner ou bien il en a vu un tableau, une image, de la mer Rouge ou­­verte devant Moïse en murailles gigantesques.  Il avance en somnambule avec ses cuisses de glace, ses genoux de glace, ses mollets de glace, ses pieds de glace, il se figure les parois de neige se refermer derrière eux. Il lutte contre la main de glace qui ferme ses paupières, accroche son regard aux coulées grises pendues au ciel, rochers lointains, forêts peut-être, ou bien ce sont des rêves.

Là-bas, l’hiver est un ornement provisoire, ici le paysage est sculpté dedans.

Vincent ignorait ce que sont des engelures, il entendait angelures, le mot léger, ailé, jurait avec l’idée de douleur.

Ce que je sais des couleurs : les troncs sont marron ou blancs, les feuilles vertes, le toit de l’église est noir. La couleur de l’eau varie selon la lumière, sa profondeur et ce qui tapisse le fond, bleue, ou verte, ou brune selon la teinte du sable ou des pierres ou des algues ou des boues mais quand tu y plonges la main elle devient transparente.

Quelquefois, il va voir Martin et lui demande une liste de mots. Des mots de ce qu’il y a sous la neige quand elle fond. Une liste pour la forêt. Une liste pour la vallée. Une liste pour la montagne. Martin dit rhododendron, épilobe, egi, pissenlit, adénostyle. Ou povotte, cerisier, écureuil, sphaigne. Ou plateau, pierre à Bovi, gentiane, épervier. Des mots qui n’ont pas de sens pour Vincent, comme rouge n’a pas de sens pour Martin, purs sons, il les écoute. Il écrit les mots au bas d’une feuille. Il entend les couleurs vibrer dans les phonèmes, éclater dans sa tête. Il ignore s’ils désignent des fleurs, des plantes, des arbres, des animaux, des choses mobiles, marchantes ou volantes ou rampantes ou statiques, minuscules ou géantes, dressées, couchées, effrayantes ou belles, désirables, repoussantes, rares ou communes, il n’a pas d’images, il n’a aucun indice, il n’essaie pas de deviner. Il se concentre sur les sons, ils dictent sa palette, et il déshabille la montagne. Il dessine des oiseaux imaginaires qui portent des noms de fleurs. Des fleurs imaginaires qui portent des noms d’arbres. Des arbres imaginaires qui portent des noms d’oiseaux. Des oiseaux aux noms d’oiseaux, des fleurs aux noms de fleurs, des arbres aux noms d’arbres, il ignore quand ses intuitions sont justes, quand il se trompe. Il émet des hypothèses que le réel ne peut pas démentir.

Ce n’est jamais qui tu es qui compte, c’est pour qui on te prend.

Ce n’est jamais qui tu es qui compte, c’est pour qui on te prend.

Le lien sûr, il l’éprouve, c’est celui qui noue le son au lieu, la langue au territoire. 

Quand les sons changent, les couleurs aussi. Pluie est grise mais roillée vert noir, mare est rouge mais gouille violet dense, la langue produit son propre paysage et il demande à être dessiné, cet envers mer­veilleux du décor, Vincent le fait quelquefois. Il veut voir Vallorcine en couleurs vallorcines, s’inclure dans le nouveau tableau. Il épouse les intonations, même, elles nuancent les couleurs, les foncent, les pa­­tinent : son souffle couche les [J] et [CH], fait traîner les O, sa bouche ferme les A, avale les E au milieu des mots. C’est un travail d’acousticien. C’est un travail de peintre. Une adhésion de tous les sens.

4 Replies to “Goby Valentine « L’île haute » RL2022 – 272 pages”

  1. Beau style, effectivement, d’après les extraits.
    Eveiller les 5 sens du lecteur, voilà qui me fait songer à Pierre Magnan et décédé voici bientôt 11 ans. Il décrivait sa région et nous faisait ressentir le parfum des fleurs, les couleurs, le toucher, etc.
    En particulier dans les enquêtes du commissaire Laviolette.

  2. Je referme ce livre, éblouie, encore un coup de cœur pour cette auteure que j’ai découverte grâce à toi avec le titre de Kinderzimmer, et par cette occasion j’ai pu te découvrir toi Catherine, autant dire que Valentine Goby sans le savoir m’a fait un joli cadeau avec la naissance d’une amitié qui n’a eu de cesse d’être nourrie par nos échanges épistolaires.
    Mon petit avis :
    Vadim, enfant de 12 ans, parisien et juif, exilé volontairement par ses parents , est accueilli dans le Vallorcin par des catholiques savoyards pour le préserver de ce qui pourrait l’attendre en pleine période de guerre de 1943.
    Son alibi, son excuse à cette exode c’est l’asthme dont il souffre et la montagne et son grand air pour l’en guérir. Ce doit être assurément une période qui tient à cœur à cette auteure car Kinderzimmer se situe dans cette même période. Heureusement ce livre ne traite pas du même sujet car Kinderzimmenr a laissé des cicatrices profondes dans mon parcours de lectrice sur le sujet des camps de concentration.
    Vadim donc sous couvert du prénom de Vincent débarque dans cette montagne majestueuse et grandiose à la hauteur de l’hospitalité des gens qui l’accueillent. (J’ai beaucoup aimé le personnage de Blanche son hôte qui parle peu, mais qui parle juste et qui a des gestes particulièrement bienveillants à l’égard de Vincent qu’elle traite comme un fils alors qu’elle attend un enfant et que dire de pépé Louis et aussi Moinette la petite fille prêtée aux familles pour des tâches rudes mais qui ne lui font pas peur et qu’elle accomplie avec vaillance et qui va être un guide pour Vincent)
    C’est une découverte, un enchantement pour ce parisien qui ignore tout de la nature, de la flore, de la faune, de la montagne et du monde paysan dont les travaux sont rythmés par les saisons. C’est un éblouissement sans cesse renouvelé à travers le regard de Vincent (merci d’avoir inclus l’aparté de l’auteure sur la page Actes Sud qui explique qu’elle n’a pas eu d’autres intentions que la quête de beauté, d’éblouissement et de liberté, je dois dire que c’est entièrement réussi et c’est un très bel hommage à la montagne moi qui l’affectionne intimement). Mais cette montagne se mérite et ainsi elle préserve ses habitants de ce monde devenu fou et dangereux.
    Ce roman est une ode à la nature, à ses couleurs, chaque mot évoque une couleur pour Vincent comme une définition plus précise dans ses nuances et myriades de tons. C’est une écriture oh combien poétique, fouillée aussi, par son vocabulaire, riche mais jamais rébarbative. Certes il faut aimer les digressions de Valentine Goby car la force de ce livre n’est pas dans son histoire mais dans son écriture absolument irrésistible de beauté, de poésie et d’enchantement. Une écriture comme une invitation au voyage des 5 sens. Une écriture totalement renouvelée au regard des autres livres que j’ai lus d’elle.

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