Mytting, Lars « Les cloches jumelles » (RLH2020) 432 pages (Trilogie tome 1)

Mytting, Lars « Les cloches jumelles » (RLH2020) 432 pages (Trilogie tome 1)

Auteur: Né le 1 mars 1968 à Fåvang (Norvège) , Lars Mytting a entamé une carrière de journaliste et d’éditeur avant de se consacrer à l’écriture à plein temps. Il est l’auteur de quatre romans, tous salués par la critique, ainsi que de L’Homme et le Bois (Gaïa, 2016), qui a connu un succès international.
Chez Actes Sud a paru Les Seize Arbres de la Somme (2017), Les Cloches jumelles (2020) et L’Étoffe du temps (2022).

Actes Sud Lettres scandinaves – 07.10.2020 – 432 pages / Babel, 01.06.2022 – 560 pages –   Traduit par Françoise Heide

Trilogie : « Les cloches jumelles » (2020)  – « L’étoffe du temps » (2022)

Résumé : 

Dans un village situé au fin fond d’une vallée montagnarde norvégienne, la femme du propriétaire de la grande ferme Hekne est morte en couches après avoir donné naissance à des sœurs siamoises. Les filles, soudées par la hanche, mais joyeuses et vives d’esprit, ont peu à peu manifesté un talent hors norme, celui de tisser à quatre mains des œuvres somptueuses et d’autant plus appréciées que, dit-on, les images et situations qu’elles ont mises en scène se sont avérées prémonitoires. À leur mort prématurée, leur père a fait fondre tout le métal d’argent de la ferme pour fabriquer deux cloches dont il a fait don à la magnifique église en bois debout du village. Depuis lors, leur chant mélancolique et singulier résonne dans la vallée pour annoncer le début de la messe ou, parfois, un danger imminent.
Plusieurs siècles se sont écoulés lorsque se présentent au village deux jeunes hommes : un nouveau prêtre, bien décidé à laisser une empreinte de modernité sur son passage, et un chercheur allemand en architecture venu étudier le joyau de la vallée que constitue l’église en bois debout. Les deux cloches sont menacées, tout comme le cœur d’Astrid, la descendante de la famille Hekne, qui va devoir faire un choix entre les deux prétendants et lutter pour préserver l’héritage familial…
Dans un sublime décor de glace, Lars Mytting parvient à son tour à tisser et croiser les fils délicats d’un conte nordique tout en finesse et d’un roman d’aventures qui s’étend sur plusieurs générations, où l’on suit la trajectoire du personnage principal, ô combien romanesque : cette église en bois debout avec ses cloches jumelles, au centre de toutes les convoitises.

Mon avis:

Ah j’ai beaucoup aimé ! Et j’ai aussi découvert l’existence des anciennes églises en bois debout qui étaient décorés par les divinités norroises et qui ont presque toutes été démolies (il n’en reste plus que 28) , pour deux raisons principalement : l’arrivée du christianisme et le fait qu’elles étaient trop petites.
Tout commence par un drame suite à un accouchement problématique : deux soeurs siamoises. Les petites sont sauvées mais la mère décède. Les deux soeurs sont des tisseuses hors pair qui vont réaliser une tapisserie représentant un mythe ou une légende avant de mourir, le même jour. Fou de douleur leur père va faire fondre deux cloches pour les offrir à la magnifique église en bois debout du village, qui date du Moyen Age . Hélas, ce sera le début du déclin de la famille Hekne, qui sera ruinée par la réalisation de ces deux cloches qui ont semble-t-il des pouvoirs prophétiques.
L’auteur nous fait pénétrer dans une vallée reculée de Norvège, nous fait découvrir le village de Butangen; nous faisons la connaissance du jeune pasteur Kai Schweigaard , de la famille Hekne (surtout de la jeune Astrid). Astrid , une jeune femme intelligente, indépendante, qui étouffe dans sa petite existence, est secrètement amoureuse du Pasteur. Un jeune étudiant des beaux-arts allemand envoyé sur place pour s’occuper du déplacement de la vielle église vers la ville des Dresde, en Allemagne tombera amoureux d’elle. Cet étudiant, Gerhard, va nous faire découvrir l’art norrois, va répertorier et dessiner toutes les églises en bois debout encore existantes et son travail a été une vraie révélation. Jamais je n’avais entendu parler de ces chefs d’oeuvre médiévaux, de ces églises décorées de personnages de la culture ancestrale, de ces portes d’entrée des églises si bases que les fidèles devaient se baisser pour rentrer, rendant ainsi hommage aux divinités en se courbant devant elles. Il faut absolument sauver l’art norrois, un art qui disparait au nom de la modernité et garder trace, physique ou écrite et dessinée des décors, des coutumes, des traditions, des croyances, de la mythologie
Le pasteur est issu d’une excellente famille et il a été envoyé dans ce coin perdu pour gravir plus rapidement les marches de la hiérarchie. Il a un caractère colérique et ce qui l’intéresse avant tout est de réformer, de convertir les paysans au christianisme, d’éradiquer les anciennes coutumes et croyances qui règnent encore dans des coins reculés de Norvège, de faire évoluer le niveau de vie de ces pauvres gens pour que plus jamais quelqu’un meure de froid dans l’église pendant la messe. Mais réformer ne se fait pas sans attirer la méfiance et le ressentiment… et vouloir remplacer la vieille église (et ses deux cloches) par une église moderne cela ne va pas passer !
Le roman va nous raconter la vie d’Astrid, du pasteur et du Jeune architecte allemand et nous conter l’histoire des églises en bois. La vie d’Astrid est dure, semée d’embûches. Le destin du jeune allemand va tourner au drame… Le destin du jeune pasteur va également se modifier au cours des deux années qui s’écoulent pendant ce premier tome. Trois personnages très différents dont les vies vont se lier au fur et à mesure des événements.
Et les cloches ? Quelle sera la destinée de ces cloches jumelles? Pour le savoir, je vous suggère vivement de lire ce roman (et la suite de la trilogie…) 

Extraits:

Au moment de la christianisation de la Norvège, la population de Butangen avait érigé une église en bois debout, construite avec force cœur de pin rouge, un chef-d’œuvre orné de découpes en dentelle, de têtes de dragons et de hauts clochetons. Comme on avait assez à manger et que personne ne se souciait du temps qui passe, on pouvait consacrer des mois et des années au laborieux travail du bois et de la pierre. L’église fut achevée sous le règne de Magnus V, et l’on grava la date 1170 sur une poutre de soubassement. Pour les piédroits et la charpente, on avait utilisé les immenses pins qui poussaient alors dans le Gudbrandsdal, et comme le voulait la coutume dans tout le pays, on avait abondamment décoré l’édifice de motifs légués par les vieilles croyances païennes, ce qui donnait une sorte de christianisme repeint, façon demeure de chef viking. Il avait fallu aux menuisiers un été entier pour sculpter les serpents de mer et autres enjolivures qui avaient fait leurs preuves depuis l’époque norroise. L’extérieur du porche était agrémenté sur toute sa hauteur de figures léonines aux longs cous, et un énorme reptile se contorsionnait autour de la porte d’entrée. De chaque côté du retable se dressaient des colonnes de bois dont les chapiteaux avaient pris la forme de masques barbus, effigies de vieilles divinités qui roulaient des yeux sans pupilles. Tout ceci avait pour but de défendre la paroisse contre les forces du mal, telles que les Norvégiens les avaient combattues depuis des centaines d’années. Les artisans avaient pris soin d’intégrer tous les dieux à leur œuvre et de leur rendre justice à égalité, pour le cas où Thor et Odin auraient pu conserver quelques pouvoirs.

Elle lisait et s’emparait du monde à pleines mains. Mais une fois le journal lu, quand elle devait retourner à son ouvrage, elle ne se trouvait à sa place ni dans ce lieu ni dans ce siècle, un sentiment plus fort d’un jour sur l’autre, qui avait fini par s’imposer jusque dans son lit.

“La foi en Dieu, c’est une bonne chose, avait conclu Astrid avant de s’effacer. Mais la faim et la raison seront toujours les plus fortes.”

Il n’ignorait pas que les familles en faisaient beaucoup pour leurs défunts. Le problème, c’était cette sauce de traditions et superstitions malsaines qui accompagnait tous les usages funèbres. On brûlait la paille sur laquelle avait reposé le corps, et la direction prise par la fumée était censée présager l’avenir. Au moment où le cercueil devait quitter la cour de ferme, tout le monde avait les yeux rivés sur le cheval attelé à la charrette ou au traîneau. S’il levait d’abord une de ses pattes droites, le prochain mort de la série serait un homme, dans le cas contraire, tous se dévisageaient en se demandant quelle vieille allait voir son tour arriver. 

“L’idée de conserver les vestiges d’autrefois ne manque évidemment pas de noblesse, mais elle est souvent plus belle aux yeux des spectateurs que pour les personnes concernées par son application. Notre pays vit en ce moment une époque tourmentée, qui nécessite une force de réflexion pleine et entière, et le christianisme est la seule vraie lumière qui puisse nous guider dans cet imbroglio. Nous ne pouvons pas nourrir notre foi en Dieu derrière des murs de planches tordues qui datent de l’époque païenne. Et puis, comme je l’ai déjà dit, cette église est trop petite au regard de la loi. Un point, c’est tout.”

“Nous sommes face à une situation que l’on peut qualifier d’urgente au regard de l’histoire de l’art, je dirais même de la philosophie de l’art, déclara Ulbricht. L’apogée européen de l’architecture médiévale en bois est sur le point de voir ses derniers vestiges détruits… et ce intentionnellement ! Je veux évidemment parler des églises en bois debout de Norvège. Cet obscur pays montagneux possédait à l’époque plus d’un millier d’églises de ce type. De merveilleuses constructions, comme on n’en connaît nulle part dans le monde.
— En Norvège ? s’exclama le représentant du maire. Dans un endroit pareil ? Vous plaisantez ?
— J’en ai moi-même été surpris, la première fois que j’en ai entendu parler, répondit Ulbricht. Mais à présent, il serait plus exact de dire qu’elles ont existé. Il n’en reste qu’une cinquantaine, et la folie se déchaîne, on en abat un nombre considérable chaque année. 

Il s’agissait de l’église de Borgund, une magnifique et harmonieuse combinaison de toitures anguleuses, d’ornements, de flèches dressées vers le ciel et de têtes de dragons ouvrant grandes leurs gueules. Ce style était aussi étranger à Gerhard Schönauer que celui d’un palais persan, mais c’était sans conteste de l’art de haut vol, très différent de celui des bâtiments et villas de prestige qu’il rêvait en fait de représenter. La vue de cette église toucha néanmoins en lui une corde sensible, la plus profonde peut-être, celle qui le relierait à un univers sauvage et brûlant, à une époque de légendes, d’épées qu’on dégaine et de feux qu’on allume, cerné par les forces de l’océan et de la nuit.

La forêt poussait soupir sur soupir chaque fois qu’un paquet de neige glissait au pied des sapins.

Églises en bois debout, le terme était si peu parlant, se rendait-il compte aujourd’hui, on eût dû parler d’églises à colonnades. Des colonnes qui, jadis, avaient été des arbres immenses et fiers. Le chœur de ces temples pouvait atteindre aux mêmes hauteurs que les cimes des pins. Abattez les arbres, disposez-les en rectangle. Reliez-les entre eux par des croix de Saint-André, posez un plancher, montez des murs, finissez par le chœur, le clocher et le débord de toit, en poussant aussi haut que vous l’osez. Les forêts sont infinies, l’effort des hommes ne connaît pas de limites, ce qu’ils bâtissent est éternel.

Les rumeurs sont les graines d’où sortent les mythes. Légères, elles s’envolent avec le vent, se dispersent, et sont promptes à ger­mer. Avant que la vérité ne prenne racine, elles ont fleuri depuis longtemps, devenant vraies à leurs propres oreilles, car même les inventions les plus échevelées ont pour elles d’avoir été racontées par quelqu’un, et le fait de raconter quelque chose est en soi véridique, même si l’objet du récit ne l’a jamais été.

Mythologie :

la Nuit du Rascle, version locale du Jugement dernier dérivée des prophéties norroises du Ragnarok sur la fin du monde. Un océan de flammes embraserait les ténèbres, puis, une fois toutes choses consumées et l’obscurité retombée, la terre serait arasée jusqu’à la roche, tandis que défilerait la colonne des vivants et des morts, poussée devant le tribunal céleste au lever du soleil. La tapisserie fut offerte à l’église où elle demeura pendue pendant plusieurs générations, avant de disparaître une nuit derrière des portes verrouillées.

L’Olympe norrois relève de la même pensée que nos grands mythes. Les histoires et légendes qui mettent en scène les Walkyries, Odin, Thor, Loke, tout ce terreau où le grandiose Ring de Wagner puise ses racines – notre commune culture germano-nordique – eut droit de cité dans les églises. Naturellement pas à titre de message proclamé, mais en fond de décor. Ces figures assistaient dans l’ombre au spectacle, comme une sorte de religion clandestine ! Elles avaient pris la forme de motifs sculptés, de statues, d’inscriptions cryptiques en runes, de portails richement ouvragés. Dans la plupart des cas, on supprima progressivement ces éléments norrois. Mais quelques très rares édifices, poursuivit-il en prenant un air mystérieux, devinrent et sont restés jusqu’à nos jours des temples où l’on célébrait deux cultes à la fois, et constituent, en ce sens, la plus ancienne illustration de l’ancienne religion germanique.

Les reliefs avaient subi l’usure des intempéries et des siècles, mais dans le noir, effleurés du bout des doigts, ils paraissaient aigus, nets, dessinés de neuf. Elle le laissa lui tenir la main et lui faire survoler ces forces primitives, caresser le loup de Fenrir, les corbeaux d’Odin, et Naglfar, le vaisseau des enfers, construit avec les ongles des morts, il la guida au-dessus d’un brasier qui désormais ne brûlait plus, ou n’avait pas brûlé encore, à travers le combat du jour et de la nuit, au temps où l’on avait séparé la lumière de l’ombre, il écarta les doigts, sentit la main d’Astrid si chaude sous la sienne, et ces puissances qui palpitaient sous leurs mains à tous deux. Ils suivirent la forme du serpent, sa longueur interminable dans l’obscurité, et les forces du mal frémissaient sous leur peau, mais ils continuaient, plus loin encore par ici, puis de nouveau par là, emportés dans un vol envoûtant et sans fin.

Traditions:

– Il n’ignorait pas que les familles en faisaient beaucoup pour leurs défunts. Le problème, c’était cette sauce de traditions et superstitions malsaines qui accompagnait tous les usages funèbres. On brûlait la paille sur laquelle avait reposé le corps, et la direction prise par la fumée était censée présager l’avenir. Au moment où le cercueil devait quitter la cour de ferme, tout le monde avait les yeux rivés sur le cheval attelé à la charrette ou au traîneau. S’il levait d’abord une de ses pattes droites, le prochain mort de la série serait un homme, dans le cas contraire, tous se dévisageaient en se demandant quelle vieille allait voir son tour arriver. 

– Elle retourna le seau et frappa sur le fond d’un doigt replié. Une stupide vieille coutume, pour chasser les esprits du monde souterrain qui pourraient vouloir s’y cacher. 

– À présent qu’on avait abattu le clocher, les vieux gestes destinés à éloigner le mal ressurgissaient. Les gens se remettaient à poser des écuelles de bouillie devant leur porte.

– La nuit, les gloutons et les chats des forêts se battaient dans les décombres de l’église, et des forces d’un autre genre sortaient des grottes et des lits des cours d’eau. Certains hommes d’un âge avancé avaient repris la coutume des morceaux de lard posés sur les rochers émergeant des rivières, pour amadouer l’ondin, un gnome gris et nu, qui bondissait à quatre pattes en suivant les poissons jusqu’aux frayères. Mieux valait se ranger du bon côté, estimaient ces braves gens, ne pas prendre le risque de ne pas y croire.

One Reply to “Mytting, Lars « Les cloches jumelles » (RLH2020) 432 pages (Trilogie tome 1)”

  1. Il y a peu, j’ai lu « Les seize arbres de la Somme » que j’ai bien apprécié. Et pour Noël, j’ai reçu « L’homme et le bois », car l’auteur s’y connait, on le sent dans « Les seize arbres… ».

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