Bui, Doan « La tour ou un chien à Chinatown » (RLH2022) 330 pages

Bui, Doan « La tour ou un chien à Chinatown » (RLH2022) 330 pages

Autrice:   Doan Bui est une journaliste française, autrice, essayiste et scénariste de bande dessinée.
Elle vient du Mans, où ses parents, originaires du Vietnam, ont posé leurs valises. Après avoir hésité entre plusieurs métiers – paléontologue ou claviériste dans un groupe de rock –, elle a eu finalement la chance de trouver sa voie : être journaliste. Elle travaille à « L’Obs » (anciennement « Nouvel Observateur ») depuis 2003 en tant que grand reporter.
Dans ses récits au long cours, la journaliste peut aussi bien couvrir de grands sujets de société (l’évolution de l’économie à l’avènement du numérique, les fake news, la faim dans le monde) que broder des portraits bouleversants (le quotidien de personnes atteintes du VIH, les naturalisations en France).
En 2013 elle a reçu le prix Albert Londres pour un article/reportage intitulé « Les Fantômes du fleuve » parlant des migrants tentant de gagner l’Europe via la Grèce par le fleuve Evros, publié par le « Nouvel Observateur ».
En 2016, elle reçoit le prix Amerigo Vespucci ainsi que le prix littéraire de la Porte Dorée pour « Le Silence de mon père » (éditions de l’Iconoclaste), un récit biographique écrit après l’AVC de son père.
Son premier roman, « La Tour », hommage à « Vie mode d’emploi » de Georges Perec, est finaliste du prix Goncourt du premier roman 2022, du prix Orange 2022. Il reçoit le Prix littéraire de l’Asie 2022 et le prix « Littérature de l’exil ».  (Source Babelio)

Grasset – 12.01.2022 – 320 / Le livre de poche – 15.11.2023 – 330 pages

Résumé:
4 ascenseurs, 37 étages, 296 fenêtres, et combien de vies ? C’est une tour sur la dalle de béton des Olympiades, au coeur du Chinatown parisien. La famille Truong, des boat people qui ont fui le Vietnam après la chute de Saigon, s’y est installée à la fin des années 1970. Victor, le père, doit son prénom à Hugo et chérit l’imparfait du subjonctif. Alice, sa femme, est fan de Justin Bieber. Leur fille Anne-Mai, quadragénaire célibataire, est obnubilée par les blondes.
Dans cette Babel où bruisse le murmure de mille langues, voilà aussi Ileana, la pianiste roumaine désormais nounou exilée ; Virgile, le sans-papiers sénégalais, lecteur de Proust et virtuose des fausses histoires, qui squatte le parking ; ou encore Clément, le Sarthois obsédé du Grand Remplacement et convaincu d’être la réincarnation du chien de Michel Houellebecq, son idole. Tous ces destins, se croisent, dans une fresque picaresque faite d’amours, de deuils, de séparations et d’exils.
Un roman choral foisonnant, poétique et drôle, qui raconte la France d’aujourd’hui. Une Vie mode d’emploi 2.0. 

Si la dalle des Olympiades est un lieu bien réel, dans le 13e arrondissement de Paris, la tour Melbourne n’existe que dans le roman. Ainsi que tous les personnages qui y habitent (sauf les fantômes, bien sûr, qui eux existent vraiment) . Voici ce que nous précise l’autrice en préambule.

Mon avis:

Nous allons suivre l’évolution de la tour « Melbourne » et de ses habitants, en particulier  la vie de la famille Truong. Bienvenue dans le XIIIème arrondissement de Paris…
Le roman retrace l’histoire du groupe d’immeubles « Olympiades », un projet pharaonique destiné au départ – dans les années 50 – à des gens aisées souhaitant vivre dans un cadre exceptionnel avec beaucoup d’avantages comme des espaces verts et des lieux pour pratiquer différentes sports. Le complexe sera inauguré en 1979, 33 tours vertigineuses sur les 50 prévues… chaque tour portant le nom d’une ville olympique.  Les tours commencent à vivre dans les années 80 mais pas de la manière espérée: les cadres et les personnes pour qui le projet avait été pensé à l’origine ne viennent pas; d’ailleurs le projet d’origine n’a pas été mené à bien et les infrastructures n’ont pas suivi. Ce sont les réfugiés qui occupent les lieux : les appartements dans les étages et les box dans les sous-sols. Il faudra attendre les années 2000 pour que les classes sociales prévues à l’origine investissent les lieux, pour ne pas devoir s’exiler en banlieue…  Quand à la notion du « vivre ensemble », il faut vite oublier. et quand le Covid déferle, c’est la haine qui s’abat sur les peuples asiatiques.

Parlons un peu des habitants de la Tour – en particulier du 5ème étage
Appartement 511 : Victor et Alice Truong et leur fille Anne-Maï 
Appartement 510 : Clément Pasquier, l’obsédé de Houellebecq
Appartement 516, Marcel Vuong qui souffre du complexe de Diogène.
Appartement 512, Ileana Antonescu, une violoniste roumaine, vite cataloguée comme  « fille de l’Est »… 

Au sous-sol, e « royaume » des sans-abri, des migrants, des Africains, des Asiatiques.
Au box 47 (2ème sous-sol) : Virgile  le maître des histoires, qui décrit le Paris des riches, celui de la surface… « Ses voisins de gauche étaient tchétchènes. Ceux de droite venaient du Bengladesh. L’un revendait des châtaignes devant le métro, l’autre travaillait à la plonge dans les restaurants du quartier et pestait contre les Tamouls, qui leur avaient volé leur place en cuisine, à eux, les Bengalis. Le type du box 50 était un Comorien auquel un étudiant avait revendu son job « Deliveroo ».

Les Truong, Alice et Victor viennent du Vietnam et vont obtenir le statut de réfugiés et le droit d’asile; la France, pays des droits de l’homme était une terre d’asile dans les années 80. On les catalogue comme boat people. C’est l’époque d’Harlem Désir, de la lutte contre le racisme… Ils avaient fui leur pays pour aller dans le pays qu’ils imaginaient .. hélas le Paris des livres n’a rien à voir avec le Paris de la réalité : un Paris de la peur, du racisme, de la haine… Et les mentalités sont tellement différentes entre les Vietnamiens et le peuple de France : la façon de traiter les anciens, l’individualisme, l’absence de solidarité et d’empathie… Au fil des années, la France devient le pays de la peur (chômage, attentat, mort, étrangers) et cette peur se cristallise dans un seul mot : « étranger », et avec la Covid « le péril jaune ».
Anne-Maï, bien que née en France et française est ostracisée et méprisée comme chintoque… Car les locaux ne font pas la différence entre les asiatiques. 

L’imparfait du subjonctif, les passés, la concordance des temps, toutes ces subtilités :  l’éloge de la langue française, la comparaison avec le vietnamien; chaque langue reflète une culture, certaines reflètent l’élégance, d’autres la douceur, les esprits, les fantômes, les anciens..

Le roman nous entraine jusqu’en 2045. La dalle des Olympiades est devenu l’un des plus beaux quartiers de Paris. C’est la renaissance de la nature, de la vie, la réintroduction des espèces en voie de disparition, un endroit ultra-sécurisé…

Enormément de thèmes sont abordés dans ce roman édifiant qui se focalise sur le racisme anti-asiatiques. Je vous invite à suivre la vie des habitants de la Tour Melbourne, les difficultés qu’ils rencontrent au quotidien, les relations qu’ils ont entre eux et avec leurs connaissances, la vie de leurs proches, leurs états d’âmes d’exilés et leurs souvenirs de leur passé – au Vietnam principalement – , leur survie dans leur « terre d’accueil », leurs attentes et leurs déceptions,  l’amour et l’amitié aussi…

Un livre magnifique, dur et poignant, révélateur d’un état d’esprit bien souvent nauséabond. Un témoignage incontournable sur le sort des exilés. Et l’évolution (!!) de la France en 50 ans…

J’ai eu du mal à choisir des extraits tellement le livre est riche en phrases qui marquent…

Extraits:

Mais c’était bien cela, s’exiler : perdre son centre de gravité.

Alice Truong aurait préféré le terme de « migrant », qui donnait l’illusion du mouvement. Le migrant arrive et repart comme les oiseaux par temps froids, et ça lui allait bien d’imaginer cela.

Noirs, Asiatiques, Indiens, Chiliens, Colombiens, Africains, Maghrébins, la gauche aimait profondément les étrangers, elle voulait faire oublier ce temps honni – pas si lointain – où l’on jetait les Arabes dans la Seine, la gauche aimait les Arabes, surtout quand ils chantaient du raï, elle s’enthousiasma pour la « Marche des Beurs », comme elle l’avait appelée. On était en 1984. 

On recourait souvent aux métaphores alimentaires pour parler des métèques, surtout des femmes, miel, chocolat, caramel, pain d’épices, café. C’était l’époque de « couleur café, j’aime ta couleur café », de l’Aziza, « ta couleur et tes mots tout me va », des « métisses » d’Ibiza « qu’on aimait voir nues », de Voyage Voyage, où l’on voguait « chez les Blacks, les sikhs et les jaunes, du Gange à l’Amazone ».

Jadis, l’homme construisait en hauteur, soit pour honorer Dieu, soit pour se protéger en cas de guerre. De façon ironique, à partir du xxe siècle, la tour perdrait de son usage défensif, devenant à l’aube du xxie siècle la cible parfaite : personne n’oublierait jamais la silhouette des Twin Towers s’effondrant en direct à la télévision.

Moi, moi, moi. Blogs, réseaux sociaux, télévision… Dévoiler son intimité était désormais un sport national. La France était devenue un pays de pleureuses. Et ça chouinait sur le patriarcat. Et ça chouinait sur la colonisation. Et ça chouinait sur l’islamophobie, l’homophobie, la grossophobie, la nimportequoiphobie. Je pleure donc je suis. Pour exister, il fallait être une victime. Il fallait pleurer plus fort que l’autre, exhiber un trauma. Appartenir à une minorité. Ils s’y étaient tous mis, les Noirs, les homos, les trans, les Chinois, les Arabes, les voilées, les femmes. On n’entendait plus qu’eux. Leur bourreau était tout désigné : l’homme blanc, le seul qui n’avait plus droit à la parole, condamné à battre éternellement sa coulpe. Un monde qui glorifiait la faiblesse, préférait se plaindre plutôt qu’agir, révérait l’individu plutôt que le collectif, un monde comme celui-là était perdu.

Les rues changeaient de nom. Renommer, c’était la maladie du xxie siècle. Noirs, femmes, maghrébins : chacun, barricadé dans sa communauté, signait des pétitions en rafale pour rebaptiser avenues, places, écoles, squares. Ils voulaient déboulonner Colbert, Jules Ferry, tous les généraux de l’époque napoléonienne. Bref, effacer les traces de l’histoire de la France. Le Grand Remplacement se jouait aussi là, dans les noms des rues, dans les cartes géographiques.

Dans les immeubles modernes, les escaliers sont des non-lieux. L’escalier de la Tour est toujours vide, on l’utilise par défaut, on ne s’y croise jamais.

Du français, Victor Truong aimait tout. Les mots ampoulés, les phrases à rallonge, les adverbes rutilants comme le fruit du dragon, d’un rose ostentatoire au-dehors et d’un blanc virginal à l’intérieur, les conjugaisons et déclinaisons qui transformaient les mots. Il aimait se perdre dans les méandres de sa grammaire complexe, hésiter sur un accord, un participe, il était madame Bovary au bal du marquis, valsant, envoûtée par les lueurs des lampions de la fête et étourdie par l’odeur du cigare et la mélodie des violons.
Et puis il y avait l’imparfait du subjonctif.
Cette merveille.
L’imparfait du subjonctif ne servait à rien, ou pas grand-chose, et c’est son inutilité même qui subjuguait Victor Truong.
L’inutilité était la définition même de l’élégance. Le français était une langue de riches qui pouvait se permettre l’inutilité. La langue des pauvres était abrupte, elle n’avait pas le temps de se perdre en détours, elle allait à l’essentiel, manger, dormir, marcher, des verbes d’action secs et efficaces.

Mais chaque langue dessinait son propre paysage mental.

En français, on dénombrait tant de passés ! Le passé simple (qui ne l’était pas), l’imparfait (si mal nommé), le plus-que-parfait (tellement), le passé composé (un peu présent, un peu passé), le passé antérieur (métaphysique).

Comme la tour Eiffel, la langue française lui semblait une construction splendide et bizarre. Un jeu de Meccano qui échappait à la pesanteur, un miracle aérien s’élançant vers les airs.

Le vietnamien est chantant, module avec cinq tons alors que le français est monocorde. Pour Victor, passer d’une langue l’autre c’était comme passer d’un piano de concert à un cornet à piston

En France, vieillir c’était déchoir, contrairement au Vietnam où les aînés avaient le privilège d’être choyés et entourés de leur progéniture, toutes les générations vivant sous le même toit. En France, les vieux allaient mourir dans ce qui ressemblait à des prisons – lino au sol, ascenseurs avec code, cantines où l’on servait du pain tout mou avec de la confiture et du fromage sous plastique. 

Il aimait le « je » français. Dire « je », c’était s’affirmer comme individu. Jeune, il avait toujours voulu étudier à l’étranger, se délester du poids de la tradition, son père, son grand-père, tous ces anciens qui le toisaient, statues impénétrables et impavides dont les effigies en noir et blanc trônaient sur l’autel des ancêtres. À quoi bon ? Il vivait aujourd’hui dans un pays dont l’individualisme forcené le terrifiait. Des « je » qui se juxtaposaient s’ignoraient, des solitudes qui s’empilaient ou s’affrontaient. Plus il se rapprochait de la mort, plus il comprenait la sagesse ancestrale de sa langue maternelle qui avait nié le « je ». Les Vietnamiens savaient qu’il ne servait à rien de s’émanciper, le vieillard redevient l’enfant à qui l’on parle à la troisième personne, et le « je » semble vain, soudain.

En dessous des Cambodgiens, il y avait les Indiens/Bengalis/Pakistanais/Tamouls, exploités et maltraités dans les restaurants de Chinatown. Tout en bas, les den, c’est-à-dire les Noirs.

Le jeu des chaises musicales était l’allégorie parfaite du monde capitaliste. Il n’y avait jamais assez de chaises pour tout le monde. La vie se résumait à cette ronde absurde où il fallait se battre pour arracher des ressources trop rares. Il n’y avait pas assez d’argent, de jobs, d’amis, de temps, d’amour, de sexe. La ronde continuait, mais à un moment, il fallait s’y résoudre : vous vous retrouviez sans chaise, sans argent, sans famille, sans amour. Les plus forts avaient le droit aux prolongations.

On n’était jamais un vrai Français si on n’avait pas le bon ADN. 

Il était si rare de vraiment rencontrer quelqu’un. L’existence s’écoulait, les êtres défilaient, hommes, femmes, « connaissances » qu’on ne connaissait pas, on s’entêtait à jouer la comédie sociale des sourires plaqués et des mots creux, on continuait à tendre les bras, toujours, pour saisir les ombres et ne rencontrer que le vide, on espérait qu’il y aurait un jour une véritable rencontre, mais on était toujours déçu, même l’intimité des corps ne permettait pas forcément cette délicate magie qu’est l’apprivoisement de deux êtres,

Faire de la musique, c’était comme faire l’amour, disait parfois Ileana. Se plonger et s’oublier dans un rythme, une cadence, dilater le temps et le suspendre. L’amour était semblable à la musique. Parfois écœurant ou tapageur, parfois terrassant et splendide.

Pour vivre, pour survivre, il fallait être souple, malléable. Longtemps elle était restée caillou. Une terre brûlée et stérile. Et puis la terre avait bu les larmes. Accepté l’offrande du temps, qui apporte non pas l’oubli mais l’amère consolation du souvenir et de la mémoire. Et soudain, nourrie du ferment de la souffrance, une minuscule tige avait poussé dans son désert. 

One Reply to “Bui, Doan « La tour ou un chien à Chinatown » (RLH2022) 330 pages”

  1. Très contente de voir que ça t’a plu. Pour ma part, ce fut un gros coup de cœur !
    La Tour est un roman qui donne à réfléchir, empli d’émotions, d’humour – souvent grinçant – et d’ironie. J’ai adoré les notes en fin de chapitres aussi intéressantes que les chapitres eux-mêmes ainsi que le final digne d’un épisode de la série télé « Black Mirror ».

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