Andréa, Jean-Baptiste « Veiller sur elle » (RLE2023) 580 pages

Andréa, Jean-Baptiste « Veiller sur elle » (RLE2023) 580 pages

Auteur: Jean-Baptiste Andrea, né le 4 avril 1971 à Saint-Germain-en-Laye, est un écrivain, scénariste et réalisateur français. Il a des origines italiennes par sa mère, ainsi que grecques, baléares et pied-noir d’Algérie.

Romans: Ma Reine (2017) – Cent millions d’années et un jour (2019) –Des diables et des Saints (2021) – Veiller sur elle (2023) Il reçoit le prix Femina des lycéens et le prix du premier roman pour son premier livre, «Ma reine», sorti en 2017, le Grand Prix RTL-Lire en 2021, ainsi que le prix Goncourt 2023 et le Grand prix des lectrices de Elle pour son quatrième roman, « Veiller sur elle ».

L’Iconoclaste  (Gallimard) — 17.08.2023 – 580 pages

Résumé: Au grand jeu du destin, Mimo a tiré les mauvaises cartes. Né pauvre, il est confié en apprentissage à un sculpteur de pierre sans envergure. Mais il a du génie entre les mains. Toutes les fées ou presque se sont penchées sur Viola Orsini. Héritière d’une famille prestigieuse, elle a passé son enfance à l’ombre d’un palais génois. Mais elle a trop d’ambition pour se résigner à la place qu’on lui assigne. 

Ces deux-là n’auraient jamais dû se rencontrer. Au premier regard, ils se reconnaissent et se jurent de ne jamais se quitter. Viola et Mimo ne peuvent ni vivre ensemble, ni rester longtemps loin de l’autre. Liés par une attraction indéfectible, ils traversent des années de fureur quand l’Italie bascule dans le fascisme. Mimo prend sa revanche sur le sort, mais à quoi bon la gloire s’il doit perdre Viola ? Un roman plein de fougue et d’éclats, habité par la grâce et la beauté.

Mon avis:
Ce n’est pas toujours le cas mais j’ai trouvé que ce roman méritait vraiment le Prix Goncourt. Tout est au rendez-vous : le romanesque, la grande et la petite Histoire, l’imagination, une belle écriture qui n’est pas dépourvue d’humour, une histoire avec de magnifiques relations humaines, du mystère, de la culture aussi… Un style agréable, qui tient toujours en haleine, sans temps morts.

J’ai été happée par la relation entre Mimo et Viola, deux êtres complexes, différents, attachants, avec des fractures, des rêves, de la volonté et qui sont pleins de mystère. Deux êtres qui vont se révéler alors qu’à priori, tout est contre eux ( le fait d’être un petit nain paysan pour l’un et d’être une fille dans un monde d’hommes pour l’autre) .
Que j’ai aimé cette lecture toute en finesse et en nuances: nuances dans l’écriture, nuances dans les couleurs, nuances dans les lueurs, nuances dans le langage, nuances dans les descriptions, nuances dans les relations .
« Pietra d’Alba, pierre d’Aube », aube qui donne ses couleurs aux pierres du village comme le dit si poétiquement l’auteur..
Et tout ce qui a trait à l’art de la sculpture est une pure merveille! : la matière, le marbre, le travail de la pierre,  la manière, les angles, les perspectives… On ne peut qu’être admiratifs face au gros travail de documentation effectué par l’auteur sur la vie de personnages qui ont réellement existé, comme Michelangelo Buonarroti, Viola Orsini ( la fameuse famille Orsini) ou Laszlo Toth, connu pour son attaque sur la Pietà de Michel-Ange…
C’est à la fois un magnifique roman historique sur le XXème siècle en Italie et un livre d’un amoureux de l’Italie : l’Italie est au centre du roman, la Ligurie (Pietra d’Alba avec la villa Orsini)  mais aussi la Toscane (Florence), Rome, Gênes, Palerme … et la période du fascisme, de Mussolini…
C’est également  un livre sur le pouvoir des livres, le pouvoir des rêves, le rapport entre les humains et les animaux, la différence et le handicap, le rapport à la mort, le féminisme, le pouvoir de l’Eglise, le monde du cirque aussi.
Même si au départ Mimo, comme ceux de sa classe sociale est un paysan bourru et taiseux – grognon comme il le dit – qui va commencer sa vie dans les pires conditions et à une période très troublée, tant sur le plan familial que politique, c’est un petit bonhomme – au sens propre et figuré – qui va se battre pour avancer et se cramponner à la parole et à l’héritage de son père pour aller de l’avant. Il va croire en son don pour la sculpture, courber l’échine pour accéder à son rêve et son destin. Seul face à l’adversité, orphelin de père et éloigné de sa mère, il va devoir batailler pour s’affirmer quand il est confié à son oncle Alberto, sculpteur comme son père.
Heureusement que lorsque Alberto décide de s’installer à Pietra d’Alba, Mimo va rencontrer des gamins comme lui, hors normes et qu’avec eux il va grandir en marge mais avec des amis et des rêves. Il y a les jumeaux cosmiques – Viola et lui – et les deux frères – « Alinéa » et Emmanuele …
La relation d’amitié fusionnelle avec Viola va le tirer vers le haut, le construire, le nourrir de connaissances et l’armer pour le futur, lui permettant de comprendre l’art qu’est la sculpture.
Si elle venait à disparaitre de sa vie, continuerait-il à croire en lui ? En son futur?
La famille Orsoni va-t-elle lui accorder sa confiance?
Mimo est à la fin de sa vie.. et il raconte… et il nous tient par le bout du coeur jusqu’à la toute fin.  

Par certains cotés, le roman me fait penser par moments au roman de Léonor de Récondo, «Pietra viva» que j’avais beaucoup apprécié. 

Extraits:

Mais depuis quand les morts ne peuvent-ils pas raconter leur histoire ?

Impossible de ne pas s’arrêter, frappé par le paysage coloré, pointilliste, un feu d’artifice mandarine, melon, abricot, mimosa, fleur de soufre, qui ne s’éteignait jamais. Le contraste avec la forêt, derrière la maison, illustrait la mission civilisatrice de la famille, inscrite sur son blason. Ab tenebris, ad lumina. Loin des ténèbres, vers la lumière. 

J’étais précoce à treize ans, mais le terme n’existait pas encore. Le monde d’alors était plus simple. On était riche ou pauvre, mort ou vivant. L’époque n’était pas à la nuance.

Des hommes beaucoup plus courageux que moi se seraient évanouis. C’est donc ce que je fis.

Faire partie de ce monde, quelques instants, même si c’était pour faire semblant.

Juste une minute. Pitié. Une toute petite minute qui ne fera de mal à personne, volée à un siècle où tout va trop vite.

– Tu crois que ce sont les morts qui font les guerres ? Qui s’embusquent au bord des chemins ? Qui te violent et te volent ? Les morts sont nos amis. Tu ferais mieux d’avoir peur des vivants.

Viola était une funambule en équilibre sur une frontière trouble tracée entre deux mondes. Certains dirent entre la raison et la folie.

J’avais grandi dans un monde où l’on grognait beaucoup. Parler était au mieux un luxe, le plus souvent une frivolité. On grognait pour remercier, on grognait pour exprimer sa satisfaction, on grognait pour grogner. 

Je voulais te montrer qu’il n’y a pas de limites. Pas de haut ni de bas. Pas de grand ou de petit. Toute frontière est une invention. Qui comprend ça dérange forcément ceux qui les inventent, ces frontières, et encore plus ceux qui y croient, c’est-à-dire à peu près tout le monde.

La ville glissait en moi et ne me quitterait pas. Ni la grandeur de Rome ni la magie de Venise ou la folie de Naples ne me firent jamais oublier Florence. Ce n’était pas la plus belle des villes d’Italie mais c’était la plus belle.

Sois comme ce fleuve, immuable, tranquille. Tu crois qu’il s’énerve, l’Arno ?
Le 4 novembre 1966, l’Arno fracasserait ses digues, déborderait de ses rives et dévasterait la ville.

Du jour au lendemain, j’étais celui dont il fallait avoir une œuvre. Tout ça parce que j’avais appris un mot nouveau. Non. Le pouvoir de ces trois lettres était insensé.. 

– Ce n’est pas un gnome, les enfants. En fait, c’est un géant. Juste un petit géant.

– Qui veut d’une vie sans héroïsme ?
– Tous les héros, en général.

J’avais eu le malheur de dire « il y a du vent ». Viola m’avait donné un coup dans l’épaule, exaspérée.

– Les mots ont un sens, Mimo. Nommer, c’est comprendre. « Il y a du vent », ça ne veut rien dire. Est-ce un vent qui tue ? Un vent qui ensemence ? Un vent qui gèle les plants sur pied ou les réchauffe ? Et quel genre de députée ferais-je si les mots n’avaient pas de sens ? Je ne serais pas différente des autres.

À l’excitation initiale succéda une certaine perplexité, car, le lampadaire enfin allumé, on se demanda à quoi pouvait bien servir l’électricité, vu qu’une lampe à huile faisait la même chose.

Il était plus facile, dans ces années-là, de s’imposer lorsque l’on mesurait un mètre quarante que lorsque l’on avait la peau sombre.

Ils en avaient parlé longtemps, de ce fossé qui croît entre deux êtres que rien, croyait-on, ne pouvait séparer. De ces échardes que le temps vous glisse sous la peau et que l’on ignore – qui s’inquiète d’une écharde ? – mais qui s’infectent un jour. 

– Il me déteste ? Pourquoi ?
Brancusi tendit son verre vide au barman.
– Parce qu’il t’admire, je suppose.
– Où est la logique ?
– C’est très logique. Pourquoi détesterais-tu quelqu’un qui ne te fera jamais d’ombre ? Admirer quelqu’un, c’est un peu le détester, et vice versa. Beethoven détestait Haydn, Schiaparelli déteste Chanel, Hemingway déteste Faulkner. Ergo, Giacometti déteste Vitaliani. Et tant que nous y sommes, je te déteste aussi. Mais nous, les Roumains, avons la détestation gentille.

Notre amitié. Un jour on s’aime, le lendemain on se déteste… Nous sommes deux aimants. Plus nous nous rapprochons, plus nous nous repoussons.
– Nous ne sommes pas des aimants. Nous sommes une symphonie. Et même la musique a besoin de silences.

Il y avait pire que de perdre sa liberté, c’était d’en perdre le goût.

– Écoute-moi bien. Sculpter, c’est très simple. C’est juste enlever des couches d’histoires, d’anecdotes, celles qui sont inutiles, jusqu’à atteindre l’histoire qui nous concerne tous, toi et moi et cette ville et le pays entier, l’histoire qu’on ne peut plus réduire sans l’endommager. Et c’est là qu’il faut arrêter de frapper. Tu comprends ?

J’aimerais savoir comment cela va se passer. Le franchissement, le dernier souffle. Partirai-je au milieu d’une phrase commencée ? Des mots suspendus, puis plus rien, un beau silence, du soulagement ? 

Image : Le marbre de Carrare et ses carrières (Toscane, Italie) Source – © 2021 Pierre Thomas

(Modifiée en noir/blanc)

3 Replies to “Andréa, Jean-Baptiste « Veiller sur elle » (RLE2023) 580 pages”

  1. J’ai passé un excellent moment de lecture! L’écriture est foisonnante, romanesque, surprenante parfois… On perçoit dès les premières pages que le mystère plane et rien ne se laisse deviner avant la fin. J’ai adoré la saine folie de Viola, qui croit en ses rêves et ose être une femme debout dans ce monde patriarcal. Et rien à faire, les romans autour d’un art me fascinent toujours autant. Ici avec Mimo, ce sculpteur qui arrive à rendre vivants des personnages en les visualisant dans le marbre. Vous êtes-vous déjà posé la question « qu’est-ce que sculpter? »? Votre réponse pourrait bien évoluer en cours de lecture.

    Comme petit bémol, je dirai que le rythme est parfois un peu trop soutenu, il touche à de multiples sujets dans l’Histoire et dans l’histoire et j’aurais apprécié un peu plus de pauses pour appréhender davantage l’intériorité des personnages. Mais c’est là un détail.

    Ce roman m’a parfois fait penser aux livres de Luca di Fulvio tant dans son style que pour la description de l’Italie ainsi qu’au « Ciel de la Chapelle sixtine » de Leon Morell qui décrivait la vie et l’œuvre de Michel-Ange, vraiment passionnant!

    Ce fut un plaisir d’en partager la lecture avec toi!

  2. et l’avis de mon amie Delphine ( avec son autorisation) :
    Un très beau roman c’est vrai,une belle écriture mais pour ma part j’ai eu du mal à y entrer. J’ai eu l’impression au début d’être extérieur et qu’une histoire m’était racontée sans que je ne ressente grand chose. J’ai particulièrement aimé le personnage de Viola et c’est avec son arrivée dans le roman que j’ai pleinement apprécié ma lecture.
    Un roman un peu dense où tout va très vite et c’est peut-être ce que j’ai fait lire trop vite sans le savourer.
    J’ai aimé l’histoire de Mimo et de Viola ; histoire d’amitié,d’amour imprévu et improbable. Une relation,intense et tragique qui forge des destinées et marque.Une vie qui n’existe que pour l’autre.
    Viola restera dans ma mémoire,une femme qui souffre de ne pas pouvoir d’exprimer,se réaliser.
    Avec tous ces personnages c’est aussi l’histoire de l’Italie,deux guerres mondiales,la montée du fascisme,la naissance d’une république,la place de la religion mêlée à une histoire d’amour,d’amitié,de choix,de conviction.
    Et puis il y a l’art ,la sculpture et c’est beau,enrichissant,merveilleusement bien écrit.
     » La beauté peut changer le monde,car en nous touchant elle nous transforme. Et d’un battement de cœur peut naître un séisme « .
    Avec ce roman je me suis aussi interrogée sur « qu’est donc vraiment le prix Goncourt?  » Je crois que jusque là je n’ai pas été très regardante dans mes choix de lecture aux prix reçus.
    Avant veiller sur elle j’ai lu L’inconnue du portait et ces deux lectures se mélangent dans ma petite tête,je n’aurais peut-être pas du enchaîner ces deux lectures.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *