Melquiot, Fabrice « Ecouter les sirènes » (RLE2024) 304 pages

Melquiot, Fabrice « Ecouter les sirènes » (RLE2024) 304 pages

Auteur: Fabrice Melquiot est écrivain, metteur en scène, parolier et performeur. Il a publié une soixantaine de pièces pour le théâtre, des romans graphiques et des recueils de poésie.
Écouter les sirènes est son premier roman.

Actes Sud – 28.08.2024 – 304 pages  – prix Transfuge du meilleur premier roman

Résumé:
Un mensonge et quelque deux mille kilomètres séparent Jodie Casterman d’un inconnu dont elle est la fille : voilà ce que lui révèle John, son père adoptif, au moment de mourir. Jodie (trente-six ans, barmaid, dog-sitter, actrice occasionnelle, slasheuse ordinaire d’une Amérique bientôt trumpienne) ne connaissait jusqu’alors qu’une part de son histoire. Les yeux dessillés, en deuil et en colère, Jodie Casterman reprend les commandes de son existence, quitte Portland, fonce à rebours de la légende : d’abord direction Los Angeles, où sa mère, Suzanne, vit au ralenti dans son mobile home ; puis Albuquerque, et le Colorado où réside son père biologique. 

Librement inspiré d’un témoignage de Suzanne Verdal, à qui Leonard Cohen dédia l’une de ses plus célèbres chansons, Ecouter les sirènes est un road trip existentiel, débordant de musique, de fièvre et de tendresse. Une quête d’altérité qui se déploie des années 1960 à nos jours et redonne du muscle à la nostalgie, en grattant la rouille d’une mythologie américaine à l’abandon.

Mon avis :

Merci à un ami qui se reconnaitra de m’avoir suggéré de lire ce livre, qui semble oublié en cette rentrée littéraire. Un premier roman que j’ai beaucoup aimé. Il faut dire que j’aime Leonard Cohen – que j’ai eu la chance de voir en concert il y a bien longtemps et qu’il fait partie de mes chanteurs préférés. Certes Léonard Cohen n’est pas le sujet principal du récit mais son ombre plane sur le roman.
Un livre qui parle musique, qui parle Amérique des années 1960 à 2016 (année de la mort de Cohen) , qui parle enquête, qui parle rapport entre un père adoptif et sa fille, qui parle vérité cachée…

Un roman sur les origines, inspiré par la femme qui a inspiré la chanson « Suzanne », qui figure dans le tout premier album de Leonard Cohen (« Songs ») , mais qui au départ était un poème de son recueil « Paradises of Heaven ». Suzanne et Leonard, c’est une amitié très forte, une fusion intellectuelle et artistique, une vraie amitié mais pas une relation physique, muse d’une beauté exceptionnelle de ses années 60 pourrait-on dire.
J’ai beaucoup aimé la façon d’écrire de l’auteur. Le roman part de « Suzanne », la muse de Leonard Cohen et nous emmène en voyage…
L’aventure qui commence au moment où une jeune femme de 36 ans va apprendre de la bouche de son père (adoptif) mourant la vérité sur sa naissance. Une aventure intérieure mais aussi une enquête que la jeune femme va mener pour retrouver ses origines. La jeune femme savait qu’elle avait été adoptée mais la « vérité » qu’on lui avait racontée était un mensonge qui va la bouleverser et elle va tout remettre en question… enquête, affronter sa mère, partir à la recherche de son passé, de son vrai père… Un road trip qui lui fera partir à la découverte de l’Amérique, mais aussi d’elle-même et des êtres qui gravitaient autour de sa mère à l’époque de sa naissance…
C’est aussi un livre sur les manières d’appréhender la vie, les relations humaines, la force du besoin de liberté, d’exister…
C’est aussi un voyage qui parle musique, littérature, cinéma… quelques noms ou titres dans la foultitude de noms cités…
Leonard Cohen, Bob Marley, Queen, Fiona Apple, Bonnie Tyler, Bruce Springsteen …
Richard Brautigan, Lorca, Yeats, John Irving, Ursula K. Le Guin, Orgueil et Préjugés, Kérouac, Toni Morrison, Jim Harrison …
« Le Parrain » Al Pacino;  Titanic; Quand Harry rencontre Sally, série Dallas, Shilling: Jan Nicholson, X-Files ….

Extraits:

C’est ça, la scène. Il n’est pas question de dépassement, on ne se dépasse pas, non : la scène permet de t’at­tein­dre. Et les textes, quand tu y descends pour les habiter, une lampe torche à la main, com­me au fond d’une cave, les textes te débarrassent d’une bonne part d’ego, ils te soulagent du regard tyrannique que tu poses sur tes pro­pres pensées, tes manières d’être ou de faire. 

Ce n’est pas une question d’envie, la nuit. C’est un besoin qui s’allume. 

Je crois surtout que j’ai atteint l’âge où il est plus commode de dire qu’on a passé l’âge de ces conneries, pour éviter de reconnaître qu’on a déjà mis un paquet de rêves au placard et que les vicissitudes vous ont gobée toute crue.

Un vieil ami que la poésie aurait gâté, gâté dans tous les sens du terme, la voix doucement timbrée, médium cherchant en vain la frontière entre les graves et les aigus.

Pour connaître quel­qu’un, pour en sonder les secrets enfouis et les fantasmes les plus retors, il suffit de lui demander de choisir dix livres et de ne surtout pas expliquer ses choix.

Le silence est devenu la plage où camper, la clairière où s’asseoir pour met­tre le monde à distance.

Mé­­moi­res sauvés du vent de Richard Brautigan.
— C’est bien ?
— J’attends, tout simplement, et c’est une façon d’attendre qui vaut bien n’importe quelle au­­tre façon d’attendre si l’on considère, selon toute attente, que toutes les attentes se valent.

C’est une petite ville, où le présent ressemble à un souvenir et ce souvenir est un privilège moderne. 

L’être humain tient trop au roman de sa vie pour ne pas s’arranger, bon gré mal gré, avec les pages qui le composent.

Elle est immense, l’ombre des au­­tres sur nos vies. De moi, ce que je comprends le mieux, ce sont les au­­tres. On n’a pas d’histoire en dehors des au­­tres. Je n’ai pas d’histoire qui soit mon histoire sans être d’abord celle des au­­tres. 

L’ombre des au­­tres recouvre nos gestes et oriente nos pensées. Elle nous lèche les cuisses com­me une chienne en chaleur, nous mord la nuque et plante une paille dedans. Elle nous vampirise, nous suce la moelle, ne nous laisse jamais tranquille.

J’ai un père unique, qui a été mon père, ma mère, ma sœur et ma meilleure amie. Toutes les fonctions sentimentales, il les a occupées, sans rien demander. 

Les parents se trompent toujours de réponse, parce qu’ils se trompent de question.

Elle se dit : Repenser, revivre ; ces verbes nous tueront à force de nous maintenir vivants.

Les images s’entrechoquent. Les mythes se disloquent. S’ouvre une fêlure toute neuve au centre de moi. Ma vie est une fable. Elles le sont toutes, certes. Mais le degré de fiction est variable. Ma vie est un récit mal embouché, que je n’ai jamais eu l’intuition d’ébranler, d’interroger. Ce récit, je l’ai validé sans soupçon, com­me un koala à qui on crève les deux yeux en disant : c’est un geste d’amour, bébé.

— Est-ce que je réussis ? Qu’est-ce que je réussis ?
— À être, à être qui tu es. À être toi.

On en imprime dans sa tête des conneries, des faits, des titres, des répliques, des recettes, des gens, toutes sortes de données dont l’éclectisme est un fardeau, parce qu’il nous condamne à toucher à tout, sans nous laisser toucher par rien. L’esprit du mal se livre au tout-venant, il emmagasine sans comp­ter, ne pratique pas le tri.

Est-ce qu’on peut ressembler à quel­qu’un qui ressemble à quel­qu’un d’au­­tre, sans ressembler à ce quel­qu’un d’au­­tre ?

J’admire les gens qui se foutent de savoir d’où vient Maman, qui est Papa, et pour lesquels faire son deuil se résume à régler des frais de succession, avant de repren­dre le cours de leur vie.

Elle qui mène cette vie de biais, cette excentricité sans calcul, cette volonté sauvage de liberté, dont les rues se vident, à mesure qu’elles se peuplent de poseurs et de convoiteurs. 

Le rêve américain, tel qu’on nous le vend, ce n’est pas le fin fond du rêve, mais une escale vers au­­tre chose. Vers quoi ? Vers le sud, dirait Suzanne. Un Sud, où l’on vit de peu, où l’on devine que derrière les carrosseries lustrées et les façades de granit, derrière le business et les marchés rapides, derrière les petits et les grands luxes, le désir nous hante. Désir d’espace, désir d’amour, désir de lumière, désir d’une lanterne dans la nuit, d’un bol de soupe, de bras ouverts, d’un astre aperçu à la va-vite, d’un prodige gratuit.

les images sont com­me le pollen ; on s’en protège en vain.

J’attendrai que son fantôme passe cette nuit dans la cham­bre et qu’il s’assoie sur le bord du lit com­me il aime le faire. 

Picasso a dit : On ne peint pas ce qu’on voit, on peint ce qu’on pense déjà savoir sur ce qu’on voit. Le tableau est déjà tout tracé, il n’y a plus qu’à épousseter la toile. Com­me le tableau appelle davantage une brosse qu’un pinceau pour se réaliser lui-même, les grandes décisions se pren­nent à notre insu ; elles sont des tableaux qui attendent d’être époussetés pour exister. Les grandes décisions ne nous appartiennent pas. 

J’adore les boîtes automatiques. Pour les conductrices occasionnelles dans mon genre, c’est parfait. Je regrette de ne pas avoir une bonne boîte automatique au niveau du cerveau. 

Avant d’éteindre, je feuillette mon agenda, dans l’espoir de rêver à rebours.

Les grandes décisions ne nous appartiennent pas. Les petites non plus. En notre âme et conscience est un lieu qui n’existe pas. C’est le Triangle des Bermudes où s’évaporent nos intentions d’agir. On n’agit jamais en son âme et conscience et le Triangle des Bermudes n’est pas un triangle dessiné sur l’eau.

… je m’étonnais de l’immensité des paysages et de la pauvreté des gens. C’étaient com­me les deux plateaux déséquilibrés d’une balance : la nature donnait tout, les gens n’avaient rien. 

Image : extrait de « Suzanne » de Leonard Cohen

3 Replies to “Melquiot, Fabrice « Ecouter les sirènes » (RLE2024) 304 pages”

  1. Séduite par tes commentaires et ceux de notre ami commun qui se reconnaitra 🙂 j’ai découvert un univers d’écriture que je n’avais jamais exploré… Je chipe un partie d’un commentaire trouvé sur babelio : « Le texte est sublimé par une langue magnifique, qui valse, danse, tournoie »
    Un homme qui écrit à la première personne en tant que jeune femme, Jodie et on oublie totalement cela tant c’est sublimissime !!!

    1. Tu es bien d’accord que le conseil était bon et qu’il méritait d’être lu .
      J’ai trouvé superbe . Ça aurait été dommage de passer à coté .

      1. Ah tout à fait !!! Difficile d’ailleurs de classer ce livre dans une catégorie tant l’auteur sort du commun dans sa façon de raconter l’histoire.

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