Nafisi, Azar « Lire Lolita à Téhéran » (2003 – 2024) 422 pages

Nafisi, Azar « Lire Lolita à Téhéran » (2003 – 2024) 422 pages

Autrice: née le 1ᵉʳ décembre 1948 à Téhéran, est une romancière, écrivaine et professeur iranienne. Engagée dans le combat des femmes dans la république islamique d’Iran, elle s’est exilée en 1997 aux Etats Unis, où elle a obtenu la citoyenneté américaine en 2008.
Professeur en Iran (1979-1997) – Elle quitte définitivement l’Iran en 1997 et est professeur et écrivain aux États-Unis (depuis 1997)

Romans: Lire Lolita à Téhéran (2004) – Mémoires captives (2011) – La République de l’Imagination (2016) – Lire dangereusement Le pouvoir subversif de la littérature en des temps troublés (2024)

Editions Zulma – 16.05.2024 – 422 pages / 10/18 -2005 –  467 pages  (Reading Lolita in Tehran – 2003 –  traduit par Marie-Helene Dumas)

En 2003, elle publie son premier roman autobiographique, Lire Lolita à Téhéran, qui reste pendant 117 semaines sur la liste des best-sellers du New York Times et est publié dans 32 langues.
Grand prix des lectrices de Elle 2005 – « Lire Lolita à Téhéran » est adapté au cinéma en 2024

Résumé:
Une professeur de lettres anglophones, contrainte de quitter l’université de Téhéran pour avoir refusé de porter le voile, réunit sept de ses étudiantes pour des cours clandestins de littérature, dans l’intimité de son salon, en pleine République islamique des années 1990. Sept jeunes femmes qui sont pour certaines conservatrices et religieuses, d’autres laïques et progressistes, voire ont déjà été emprisonnées. Ensemble, étudiantes et professeur vont lire et parler de Gatsby de Fitzgerald, Lolita de Nabokov, Orgueil et préjugés de Jane Austen… en s’interrogeant : ces romans sont-ils subversifs, ou est-ce le fait de les lire, en Iran, en 1995, qui est subversif ?
Elles découvrent avec passion le pouvoir de la fiction et ses répercussions sur leur vie personnelle, leurs péripéties, leur quotidien sous la République islamique.
Paru en 2003 aux États-Unis et 2004 en France, « Lire Lolita à Téhéran » provoqua une déflagration. Vingt ans plus tard, il n’a rien perdu de sa pertinence

Mon avis:

Un livre témoignage, une autobiographie qui se lit comme un roman. Il est des livres coups de poing que l’on oubliera pas. Celui-ci en fait certes partie (comme ceux de Delphine Minoui).
Tout au long de la lecture il faut toujours garder en mémoire que les faits racontés sont vrais.

Une Professeure de littérature, un séminaire sur la littérature –  plus précisément sur les rapports de la fiction et de la réalité dans les romans – , les rencontres du jeudi (au domicile de la Prof que l’une des étudiantes propose d’appeler « un espace à nous » en référence au livre « une chambre à soi) avec sept étudiantes, (un étudiant de sexe masculin qui ne sera pas intégré à la réunion mais verra la Prof à part), des discussions sur des livres et des auteurs incontournables. Je cite en vrac le classique persan « les 1001 nuits de Scheherazade, l’œuvre de Nabokov (en particulier Lolita mais pas que), Henry James (Daisy Miller), Francis Scott Fitzgerald (Gatsby), Virginia Woolf (Une chambre à soi), Mark Twain (Tom Sawyer et Huckleberry Fini) , Faulkner, Gorky, Flaubert, James Joyce, Conrad, Diderot, Steinbeck, Melville , Dashiell Hammett, Nathaniel Hawthorne, Emily Bronte (Les haut de Hurlevent) , Saul Bellow (L’hiver du doyen), Ibsen (la maison de poupée), Arendt, Derrida, Fielding, Poe . Attention tous ne sont pas traités en détail; certains sont juste cités en référence.
Un espace de liberté qui permettra aux étudiantes d’échapper au regard et aux jugements des autres, de construire l’histoire de leur vie, de se sentir elles-mêmes, de vivre sans le voile ailleurs que dans leur famille proche, un moment « entre parenthèses » pendant lequel il leur était possible de s’exprimer… Comment réussir à expliquer à des jeunes femmes qu’elles ont le droit d’être heureuses? Qu’elles ne doivent pas se laisser imposer le malheur mais se battre pour conquérir le droit au bonheur, à la liberté individuelle ( et politique) . 

Comment survivre à la perte de l’intime et de la personnalité dans un pays dévasté par la guerre, qui vous enlève le droit de penser à l’avenir, qui vous prive d’espoir et de projet de vie ? Il ne reste au final que la littérature… 

J’ai beaucoup aimé l’idée de mettre en accusation Gatsby, de faire son procès et d’en profiter pour défendre la réalité et de parler de ce qu’est la littérature.

Avec ce livre nous allons vivre la révolution iranienne de l’intérieur avec des protagonistes de différentes classes et milieux sociaux, venant d’horizons et d’univers totalement différents. Nous allons comprendre comment les femmes sont petit à petit effacées de la société, emprisonnées sous l’appellation femme musulmane et invisibilisées sous de longues robes informes de couleur foncée ou des tchadors. Pour certaines, les hommes n’existent que dans les livres, le bonheur n’existe dans la fiction, la lecture est le seul refuge possible car dans le monde réel, la femme se sent comme un papillon épinglé encore vivant sur le mur (référence à Lolita)

Et aussi une question existentielle : partir ou rester ? Même si on a la possibilité (la liberté)  de partir, le souhaitons-nous réellement? Rester c’est comme le dit Bijan – le mari de la Professeure –  « résister, montrer que l’on est pas des marionnettes » et rester c’est aussi par amour de son pays… Et partir, c’est aussi affronter l’inconnu… il faut du courage même si ce qu’on vit actuellement fait peur, au moins on sait ce qu’il en est. Etre libre, c’est devoir prendre des décisions et les assumer…. Pas facile… Le choix appartient à chacun…comme ici celui de partir ou rester… de vivre ou de survivre…

Coté historique nous allons vivre la période entre le départ du Chat d’Iran et l’arrivée de Khomeyni et tout ce qui a suivi : La République islamique, l’Islam politique, la répression, la mutation de la société. L’interdiction de la danse, du chant, la censure dans tous les domaines, la fermeture des librairies, des universités, la mise à l’écart des femmes, les idéologies totalitaires…la révolution, les meetings pour soutenir les droits des femmes, des minorités (kurdes entre autres), la guerre Iran-Irak, les arrestations, les disparitions, les bombardements, les exécutions, la violence, la haine de l’Occident, la religion devenue instrument du pouvoir…

J’ai retrouvé l’évocation de « la pierre patiente » dont j’avais appris l’existence dans le roman de Atiq Rahimi « Syngué sabour. Pierre de patience ». Rahimi l’avait définie ainsi : « Cette pierre que tu poses devant toi… devant laquelle tu te lamentes sur tous tes malheurs, toutes tes misères… à qui tu confies tout ce que tu as sur le coeur et que tu n’oses pas révéler aux autres… Tu lui parles, tu lui parles. Et la pierre t’écoute, éponge tous tes mots, tes secrets, jusqu’à ce qu’un beau jour elle éclate. Elle tombe en miettes. Et ce jour-là, tu es délivré de toutes tes souffrances, de toutes tes peines… » 

Ce qui est certain c’est que je vais lire (ou relire) certains des livres cités ou exposés dans ce livre à la lumière des commentaires de Madame la Professeure. C’est vrai qu’ « On ne peut pas dire que les romans d’Austen manquent de passion. Ils sont exempts d’une certaine forme de volupté, de cet abandon romantique franchement avoué que l’on trouve chez Jane Eyre et Rochester. Mais les personnages d’Austen ont une sensualité étouffée, des désirs détournés. » et que « Le sens du toucher qui est absent des romans de Jane Austen y est remplacé par une tension, une texture érotique des sons et des silences. Elle réussit à créer un sentiment de manque en mettant en scène des personnages qui s’opposent. »

Un récit qui est à la fois historique, littéraire et humain. Un livre coup de poing et coup de coeur qui résonnera longtemps en moi. De plus, ayant connu plusieurs personnes ayant quitté l’Iran suite au départ du Chat, ce récit me rappelle bien des souvenirs…

Extraits: (oui je sais il y a beaucoup d’extraits…) 

ne réduisez jamais, en aucune circonstance, une œuvre de fiction à une copie de la réalité ; ce que nous recherchons dans ces livres n’est pas tant la réalité que l’apparition soudaine de la vérité. 

C’est ce que Téhéran représente pour moi : un lieu où les absences étaient plus réelles que les présences. 

Avant la révolution, elle pouvait en un sens se sentir fière de son isolement. En ce temps-là, elle portait le foulard pour témoigner de sa foi. Il s’agissait d’un acte volontaire. Lorsque la révolution obligea les autres à en faire autant, son geste n’eut plus de sens.

Nous allions, pour emprunter les mots de Nabokov, expérimenter la façon dont les cailloux de la vie ordinaire se transforment en pierres précieuses par la magie de la fiction.

La vie dans la République islamique était aussi capricieuse que le mois d’avril où de brefs moments ensoleillés laissent soudainement place aux averses et aux orages. Elle était imprévisible.

Combien de gens ont-ils un jour la chance de peindre la couleur de leurs rêves ?

Nabokov raconte que sa mère voyait chaque lettre de l’alphabet dans une couleur différente. Il dit aussi qu’il est un écrivain-peintre

(…) debout dans nos longues robes et foulards noirs, nous sommes comme façonnées par les rêves d’un autre.

Chaque fois que je pense à Lolita, c’est l’idée du papillon épinglé encore vivant sur le mur qui me vient à l’esprit. Le papillon en lui-même n’est pas un symbole évident, pourtant ce fragment de phrase suggère vraiment que Humbert a cloué Lolita comme on a épinglé l’insecte ; il veut que la vie et le souffle de cette jeune humaine se fige, qu’elle renonce à sa propre existence pour s’inclure dans la nature morte qu’il lui offre en échange.

Il y avait une certaine innocence dans la lecture que nous faisions de ces œuvres. Elle se situait en dehors de notre propre histoire et de ce dont nous rêvions, nous étions en quelque sorte comme Alice quand elle court après le lapin blanc et saute derrière lui dans un trou. L’innocence paya : je ne crois pas que sans elle nous aurions aussi bien compris notre manque de clairvoyance. Les romans dans lesquels nous nous évadions nous conduisirent finalement à remettre en question et à sonder ce que nous étions réellement, ce que nous étions si désespérément incapables d’exprimer.

Il y a des choses qui m’ont sauvée : ma famille et un petit groupe d’amis, les idées, les pensées, les livres (…)

Le potentiel qui permet d’outrepasser les empêchements présents fait partie intégrante du conte de fées, et ce dernier nous offre ainsi les libertés qui nous sont refusées. Toutes les grandes fictions, quel que soit le triste monde qu’elles évoquent, affirment la vie contre sa propre impermanence, et lancent ainsi un défi essentiel. Cette affirmation repose dans la façon dont l’auteur contrôle la réalité en nous la racontant d’une manière qui lui est propre, et en créant ainsi un autre monde.

Il y avait un aspect fondamental dans les différences qui existaient entre les femmes de mon âge et ces étudiantes, ou toutes les autres filles de leur génération. Nous nous plaignions d’une perte, du vide qui avait été créé dans nos vies quand on nous avait volé notre passé et fait de nous des exilées au sein de leur pays. Mais nous avions un passé à comparer avec le présent. Nous avions des souvenirs, des images de ce qui nous avait été pris. Ces jeunes femmes n’avaient rien. Leur mémoire était celle d’un désir qu’elles ne pouvaient exprimer, de quelque chose qu’elles n’avaient jamais eu. C’était ce manque, la faim qu’elles ressentaient pour ce qui faisait une vie normale, ordinaire, qui donnait à leurs textes la transparence lumineuse de la poésie.

« Un roman n’est pas une allégorie, ai-je conclu. C’est l’expérience, à travers nos propres sens, d’un autre monde. Si vous n’entrez pas dans ce monde, si vous ne retenez pas votre souffle en même temps que les personnages qui le peuplent, si vous ne vous impliquez pas dans ce qui va leur arriver, vous ne connaîtrez pas l’empathie, et l’empathie est au cœur du roman. Voilà comment il faut lire la fiction, en inhalant l’expérience qu’elle vous propose. Alors commencez à inspirer. C’est tout pour aujourd’hui. Merci. Au revoir. » 

Seule la littérature apprend à se mettre à la place des autres, à comprendre leurs contradictions. Elle empêche ainsi que l’on devienne impitoyable. En dehors de sa sphère, c’est toujours la même vision unilatérale qui prévaut. Mais quand on comprend toutes les dimensions d’un individu, on ne peut si facilement l’assassiner…

« Nous avons, depuis le début de cette révolution, suffisamment expliqué que, si l’Occident était notre ennemi, s’il représentait le Grand Satan, ce n’était pas à cause de sa puissance militaire, ou de son pouvoir économique, mais parce que, parce que… (nouveau silence),… parce qu’il attaque dangereusement les racines mêmes de notre culture. C’est ce que notre imam appelle l’agression culturelle. Je dirais pour ma part le viol de notre culture …

Un bon roman est celui qui fait apparaître la complexité humaine et crée assez d’espace pour que chacun de ses personnages fasse entendre sa voix. C’est en ce sens que le roman est dit démocratique — non pas parce qu’il appelle à la démocratie, mais de par sa nature même.

Il nous apprend que nos rêves ont de la valeur, mais qu’il faut aussi nous en méfier, et que nous devons chercher l’intégrité là où nous ne nous attendons pas à la trouver. 

Il avait voulu accomplir son rêve en répétant le passé et découvert au bout du compte que ce dernier était mort, que le présent mentait et qu’il n’y avait pas d’avenir. Est-ce que cela ne faisait pas penser à notre révolution, qui était advenue au nom de notre passé collectif et avait gâché nos vies au nom d’un rêve ?

En marchant dans ces rues que j’avais tant aimées et qui avaient hanté ma mémoire, j’ai eu l’impression d’écraser sous mes pas les souvenirs qu’elles recouvraient.

La légende lui servait de cocon. Dans notre pays les gens se fabriquaient des cocons, mensonges élaborés qui les protégeaient. Comme le voile.

Depuis le premier jour où elles avaient mis les pieds à l’école élémentaire, on leur avait appris à apprendre par cœur. Et que leur propre opinion n’intéressait personne.

Je ne sais pas pourquoi les privilégiés croient toujours que ceux qui le sont moins n’ont pas envie eux aussi des bonnes choses, écouter de la belle musique, manger des mets délicats, ou lire les romans de Henry James.

Échanger des histoires était devenu entre nous une habitude, un aspect permanent de notre relation. Je leur dis un jour qu’en écoutant les leurs, et en en vivant d’autres, je nous voyais comme les protagonistes d’un conte dont les bonnes fées se seraient mises en grève après nous avoir abandonnés au milieu de la forêt, non loin de la maison en sucre de la méchante sorcière. Nous nous racontions quelquefois ces histoires pour nous convaincre qu’elles étaient vraiment arrivées. Car ce n’était qu’ainsi qu’elles devenaient réelles.

Tu nous as toujours dit qu’elle (Jane Austen) écartait la politique non pas par méconnaissance, mais parce qu’elle ne voulait pas que son travail et son imagination se fassent engloutir par la société qui l’entourait. À l’époque où le monde plongeait dans les guerres napoléoniennes, elle en a inventé un autre, indépendant, un monde que toi, deux cents ans plus tard et dans la République islamique d’Iran, tu peux décrire comme l’idéal imaginaire de la démocratie.

Je venais de découvrir que presque toutes ces filles séparaient ce qu’elles décrivaient comme l’amour intellectuel ou spirituel du sexe. Et qu’elles plaquaient sur cette dualité celle du bien et du mal.

Une fois que le mal est individualisé, une fois qu’il commence à faire partie de la vie de tous les jours, la façon dont on lui résiste devient, elle aussi, un problème individuel. Comment l’âme survit-elle ? telle est la grande question. Et elle a une réponse : grâce à l’amour et à l’imagination. 

Mais que me reste-t-il d’autre que la religion, et si je perds même ça… » Elle laissa sa phrase en suspens (…) 

aucun d’entre nous ne peut éviter d’être contaminé par le mal qui existe en ce monde. Ce qui compte, c’est l’attitude que tu observes face à lui.

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