Charrel, Marie « L’enfant tombée des rêves » (2014) 250 pages
Autrice:
Marie Charrel: romancière et journaliste française née le 9 aout 1982 à Annecy (France), diplômée de l’Institut Pratique de Journalisme, lauréate de prix littéraires et de prix de journalisme.
Romans:
Une Fois ne compte pas (2010) – L’Enfant tombée des rêves (2014) – Les Enfants indociles (2016) – Je suis ici pour vaincre la nuit. Yo Laur (1879-1944) (2017) -Une nuit avec Jean Seberg (2018) – Les danseurs de l’aube (2021) – Qui a peur des Vieilles (2021) – Les Mangeurs de Nuit (prix Ouest-France Étonnants voyageurs – 2023) – La fille de Lake Placid (2024) – Nous sommes faits d’orage (2025)
Plon – 13.03.2014 – 247 pages / Pocket – 03.03.2016 – 250 pages / ePub
Résumé:
C’est l’histoire d’Emilie, douze ans et quatre jours. Enfant solitaire, elle peint tous les jours car, dans sa tête pleine de mots, c’est le balagan – » bordel » en yiddish. C’est l’histoire de petits mensonges ordinaires, de ces vérités que les adultes estiment mieux de ne pas révéler. L’histoire d’un secret de famille et d’un bout de cauchemar qui s’accroche à la réalité. L’histoire de Robert aussi, qui n’a pas toujours été ce vieux médecin de campagne retranché dans la solitude d’une péninsule islandaise.
Ils ne se connaissent pas. Pourtant, chaque nuit, ils sont poursuivis par le même cauchemar : celui d’un homme tombant d’un balcon. Et si l’improbable rencontre d’Emilie et Robert brisait le terrible secret qui les unit ? Et si trouver la clef de ce rêve obsédant leur permettait de chasser enfin le fantôme qui les hante ?
Mon avis:
Deuxième livre que je lis de cette autrice après mon coup de coeur pour Les danseurs de l’aube et deuxième coup de coeur. J’aime les sujets, la sensibilité, la manière d’écrire et de faire vivre, de magnifier et de jouer avec les mots. J’aime son inventivité, son humour aussi.
Emilie est une petite fille bien différente des autres. Elle aime les mots et traduit ses maux en peinture. Le pinceau lui permet d’extérioriser les choses qui encombrent sa tête, de les faire sortir. Comme elle le dit « dans ma tête c’est le balagan. Cela signifie « bordel » en hébreu ou en yiddish, je ne sais plus. » Alors elle peint, sa manière de communiquer.
Elle préfère observer les gens, les regarder, plutôt que leur parler. Elle préfère les livres aux gens. Au collège, elle n’a pas d’amies, les autres se moquent d’elle.
Heureusement, dans sa vie les phrases de sa mamie lui reviennent en mémoire et surtout, il y a son ami imaginaire, l’ogre Croquebal qui avale les mots qui lui font mal, Croquebal qui avale ses peurs et lui évite de partir en vrille.
Un jour, Emilie peint un tableau pour évacuer un rêve/cauchemar récurrent et son père devient comme fou en voyant le tableau. Pourquoi ? Qu’est-ce qui a pu le troubler à ce point? On croirait qu’il a vu un fantôme. D’ailleurs sa mère aussi est toute tourneboulée mais personne ne veut expliquer ce qui se passe à la fillette. Plus elle demande et plus les adultes mentent ou ignorent le sujet. Et plus la fillette sent qu’on lui ment, plus elle est mal dans sa peau et image des choses, jusqu’à affleurer de près une part de vérité… Aurait-elle remué les fantômes du passé? Plus les jours passent et plus elle se sent seule, à sa place nulle part. Petit à petit, les secrets du passé vont devoir se monter au grand jour…
C’est un roman sur l’importance de connaitre son passé, ses origines, ses liens familiaux. C’est un roman sur l’importance de l’imagination, de l’imaginaire, de la création, des mots qui se révèlent être des compresses, des médicaments, des moyens de s’évader quand le réel est trop présent et incompréhensible. C’est un roman sur l’importance d’e regarder le passé en face pour vivre le présent et l’avenir.
J’ai aussi beaucoup aimé le personnage de Robert, exilé en Islande, pays en adéquation avec la nature et la mentalité des islandais. Il parle magnifiquement bien du rapport entre les hommes, les contes et le paysage. Et la superstition qui règne : « si les huldufólks, les elfes du peuple invisible, ou bien des fantômes habitent le lieu. Le cas échéant, il entame un dialogue avec eux afin de les convaincre avec diplomatie de partir. ». La passé est extrêmement présent dans la qualité de la vie. Si on ignore le passé et l’autre monde, la vie devient un calvaire. Et ce qui est vrai en Islande se révèle vrai ailleurs.
Que viennent faire les poupées russes dans cette histoire ? À vous de le découvrir…
Extraits:
Les familles ne tiennent debout que grâce aux petits mensonges ordinaires.
Si on sait interpréter les gestes qui échappent à la conscience, on en apprend beaucoup sur eux. J’ai lu cela dans un livre.
Un jour, un médecin s’est mis en tête que j’étais autiste Asperger. C’est plutôt lui qui avait un cerveau d’asperge. Les Asperger sont bien plus intelligents que moi. Je ne perçois simplement pas le monde comme les autres.
[…] j’enregistre les mots. Tous les mots que j’entends, lis et découvre, en permanence, sans exception. Pronoms, déterminants, conjonctions, prépositions et surtout adjectifs, adverbes, noms, verbes : je les collectionne. Je les classe. J’enregistre et je collectionne parce que pour moi les mots ne se résument pas à un simple alignement de lettres permettant de communiquer. Ils sont bien plus que cela. Tous sont de grands voyageurs au sang mêlé, ils ont des ancêtres grecs, latins, parfois même anglais ou italiens, ils sont issus de rencontres improbables, de métissages et alliances inédites, ils se décomposent et se recomposent. Chacun d’entre eux a une odeur, une couleur, un caractère, une forme particulière.
Au collège, les groupes d’amis se forment selon des critères de sélection essentiellement physiques et financiers. Déjà. C’est une forme de darwinisme social amoral et dur.
Et puis, il y a autre chose : les filles branchées sont pétulantes. Si le verbe existait on pourrait dire qu’elles pétulent de lumière.
« Quand tu es certaine qu’un objectif t’est inaccessible, mieux vaut t’en fixer un autre plutôt que t’épuiser pour rien. »
Soudain je comprends pourquoi la radio est toujours allumée à la maison. Elle comble les silences de mes parents.
« L’Islande a eu plusieurs vies, c’est pour cela que tu te sens chez toi ici. »
Robert Repac a construit son existence comme une poupée russe. Chaque page de sa vie est une miniature qu’il referme sur la précédente, de façon étanche, ferme et définitive. C’est ainsi, pense-t-il, que l’on avance sans regretter les chemins empruntés. C’est ainsi, croit-il, que l’on évite aux ombres du passé de tendre leurs pièges sur la route de demain. A chaque poupée, une nouvelle vie commence.
Les rares fois où je mets la main sur ce satané Morphée, je rêve que je tombe.
Les Islandais témoignent d’un fatalisme calme face à ces tragédies dont ils sont familiers. Ils ont conscience que quel que soit l’endroit où ils vivent, l’un des cent trente volcans actifs de l’île peut à tout instant entrer en éruption et balayer en un souffle la totalité des environs. Dès l’enfance, grâce aux contes et légendes transmis par les anciens, ils savent que leur monde peut du jour au lendemain être réduit à néant et qu’ils n’y peuvent rien, si ce n’est l’accepter : le destin est brutal, la nature gagne toujours. La vie est plus simple lorsqu’on cesse de se battre contre les forces qui nous dépassent.
Il est intimement persuadé que les terres désolées n’existent que pour aider les âmes perdues à distinguer l’essentiel.
Il se ment si bien qu’il est parfois incapable de distinguer la vérité du mensonge dans lequel il s’est embobeliné pour survivre à ses erreurs.
Les âmes blessées se reconnaissent mais ne se rencontrent jamais vraiment.
Les abysses attirent les abysses, cela n’augure jamais rien de bon.
Quand on ne sait pas d’où l’on vient on ne peut pas savoir où l’on va. On n’est pas libre. On a peur de tout, surtout des fantômes.
Je bondis du haut des escaliers, dévale les marches quatre à quatre et me jette sur cette saleté d’orchidoclaste fesse-mathieu (insulte cueillie dans le dictionnaire des insultes désuètes).
Le passé compte. Le nier, c’est laisser les fantômes jeter leurs ombres sur chacun des pas présents. C’est ouvrir la porte aux abysses et les laisser gagner. Les poupées russes sont une construction aussi inutile que dangereuse.
Que sont les adultes, au fond, si ce n’est des enfants dont les blessures ont mal cicatrisé ?
Par exemple, que l’on peut faire autre chose avec les mots que les dévorer tout crus.
— Ah oui ?
— Oui. Même avec les mots balagan. Plutôt que de les croquer, on peut les dompter, les dresser, les classer. On peut les secouer, les colorer, les nuancer, ou encore les mélanger et les réassembler. Cela donne de la prose ou des vers. Mais aussi des fariboles, des contes, des poèmes, des chroniques, et même des salamalecs, des carabistouilles, des histoires à coucher dehors ou à dormir debout.
À force de tourner trop vite les mots deviennent tranchants comme des rasoirs. Quand on ne les laisse pas sortir, ils se transforment en fardeaux malfaisants.