Charrel, Marie « Les danseurs de l’aube » (2021) 285 pages

Autrice:
Marie Charrel: romancière et journaliste française née le 9 aout 1982 à Annecy (France), diplômée de l’Institut Pratique de Journalisme, lauréate de prix littéraires et de prix de journalisme.
Œuvres:
Une Fois ne compte pas (2010) – L’Enfant tombée des rêves (2014) – Les Enfants indociles (2016) – Je suis ici pour vaincre la nuit. Yo Laur (1879-1944) (2017) -Une nuit avec Jean Seberg (2018) – Les danseurs de l’aube (2021) – Qui a peur des Vieilles (2021) – Les Mangeurs de Nuit (prix Ouest-France Étonnants voyageurs – 2023) – La fille de Lake Placid (2024)
Son sixième roman, « Les danseurs de l’aube »paraît aux éditions de l’Observatoire en janvier 2021, inspiré de l’histoire vraie d’un couple de danseurs de flamenco des années 1930, un frère et un sœur séparés par le nazisme. Elle s’empare de l’incroyable destin de Sylvin Rubinstein, prodige du flamenco, juif, résistant et figure injustement oubliée de l’histoire.
Le roman est sélectionné pour le prix de la Maison de la Presse 2021 et le prix de l’Instant.
Editions de l’Observatoire – 06.01.2021 – 252 pages / Livre de Poche – 04.01.2023 – 285 pages
Résumé:
Europe centrale, années 1930. Après avoir fui la révolution russe, les jumeaux Sylvin et Maria Rubinstein se découvrent un talent fulgurant pour le flamenco. Très vite, Varsovie, Berlin et même New York sont à leurs pieds. Lorsque le Vieux Continent sombre dans la guerre, ils sont menacés, comme des millions d’autres Juifs, et Maria disparaît. Pour la venger, Sylvin s’engage dans la Résistance polonaise.
Plus tard, il reprendra le nom de scène de sa soeur et dansera travesti en femme.
Hambourg, 2017. Lukas, jeune homme à l’identité trouble, rencontre la sulfureuse Iva sur la scène où Sylvin se produisait autrefois. Fuyant leur passé et poussés par la danse, ils voyagent au gré de leurs rencontres dans l’Europe interlope. Au fil des cabarets, leur flamenco incandescent et métissé enflamme les passions.
Mais il suscite aussi la violence et l’intolérance…
Mon avis:
Coup de coeur absolu !!!❤️❤️❤️❤️❤️ Une lecture incandescente !
Merci à mon amie Aurore d’avoir aimé ce roman l’an dernier. Grâce à elle j’ai découvert le personnage de Sylvin Rubinstein (et de sa soeur jumelle Marie) et j’ai voyagé en Europe dans les pas du danseur. Le duo a parcouru l’Europe : après avoir fui la Russie, on suit leur périple en Pologne , en Allemagne… Séparé de sa soeur, il se fondra littéralement en elle en se travestissant en elle.
Et j’ai voyagé en parallèle des années plus tard avec les jeunes qui marchent sur leurs traces.. (Allemagne, Pologne, France, Angleterre, Portugal, Italie et pour finir l’apothéose, Grenade…)
Plusieurs périodes :
Maria-Sylvin 1913 – 1958 : Rachel (danseuse juive à l’Opère de Moscou) croise la route de Pietr Dodorov Nikolaï (noblesse russe et chrétienne) ; de leur amour vont naître deux jumeaux, Maria et Sylvin.
Les jumeaux vont fuir la Russie pour Brody, en Galicie, une ville qui est peuplée de juifs. Les deux jeunes sont en quête totale d’identité, Il ne sont ni chrétiens ni juifs, ni russes, ni polonais… Et ils vont rencontrer des gitans du Sud de l’Espagne et communiquer par la musique…et la danse…
L’apprentissage de la danse à Riga (1923 ) ; les années 30 (ils deviennent Imperio et Dolores) ; les années 30 en Allemagne avec le régime nazi… au départ ils sont sauvés car on les croit espagnols… Puis il y aura l’entrée en résistance de Sylvin, ses actions contre les nazis, la disparition de Maria, l’entrée dans la clandestinité, son rôle actif avec les résistants polonais
Iva-Lukas 2017 : avec pour personnages principaux Iva (qui vient de Hongrie) et Lukas (qui vient de Hambourg)
Iva qui va fuir la Hongrie car elle et sa mère Katalin ont été chassées de leurs logements sociaux; Iva qui, dans cette partie reculée de Hongrie, a absorbé en elle la sensation du flamenco espagnol, ce feu, cet élan qui s’apparente en quelque sorte au spleen des pays de l’Est.
Lukas qui va se fuir lui-même. Lukas, un personnage androgyne, double, ni homme, ni femme… Le personnage de Lukas est de fait une sorte de double de Sylvin, une évocation et une incarnation de son personnage androgyne quand il se dédoublera pour fusionner avec sa jumelle disparue.. Lukas qui en 2017 part sur les traces du danseur de flamenco de Galicie et non Galice (Espagne) et entraîne Iva.
La rencontre Iva-Lukas va se faire par « la danse », eux que tout les sépare. Le flamenco porté non pas par des espagnols mais par les gens de l’Est : Maria et Sylvin Rubinstein russo-polonais, alias Imperio et Dolores – des prénoms espagnols qu’ils vont prendre pour voyager et danser le Flamenco – des prénoms qui leur collent à la peau et vont camoufler leurs origines juives en cette période tragique de l’Histoire du XXème siècle.Les deux jeunes vont se faire connaitre en reprenant les noms de leurs ainés et idoles , (des prénoms qui font référence à la Tolérance et la douleur)
Les histoires des deux duos vont se confondre; si l’art de la danse gitane a sauvé Maria et Sylvin, pourquoi en serait-il autrement pour Iva et Lukas? Car les protagonistes sont, dans les deux cas, des êtres qui se cherchent et se trouvent dans la danse qui les pousse en avant…
Depuis ma jeunesse, le « duende » est quelque chose qui me parle… et dans ce roman, l’autrice a fait en sorte qu’il m’habite. Mais au fait, savez vous de quoi il s’agit ? (Je fais une aparté en me référant à Federico Garcia Lorca : Le « duende » c’est le « pouvoir mystérieux que chacun ressent et qu’aucun philosophe ne peut expliquer ». Ce je-ne-sais-quoi insaisissable qui fait l’Andalousie, qui est à la fois chant, mouvement, émotion, poésie, âme de la culture gitane)
Je voudrais souligner que certes je vous ai surtout parlé de danse et de musique, mais que la vie de Sylvin Rubinstein comme résistant pendant la période du nazisme est une partie extrêmement importante du livre ! Je n’allais pas tout vous dire ! Il a le feu dans ses veines, que ce soit pour la danse ou pour tout le reste ! Et le personnage de Kurt Werner – résistant de l’intérieur – est tout à fait exceptionnel. Et les deux sont des héros qui ont existé !
Je vais continuer à m’intéresser à Sylvin Rubinstein en me procurant le livre de Jean-Yves Le Naour « Les oubliés de l’Histoire »
J’ai lu en parallèle le Texte d’une conférence prononcée en 1930 par Federico Garcia Lorca «Jeu et théorie du duende » (voir article)
Et en reposant ce livre, je ne peux que penser au livre de Charles Aubert « Danser encore »( RLE2023) qui nous parle d’une autre danse – celle d’un boxeur tzigane – à la même époque, d’un autre résistant hors-normes et que je vous conseille vivement d e lire si vous êtes passés à coté
Extraits:
Le photographe mitraille les deux danseurs, la valse hispanique de leurs corps au milieu des détritus et des nuages accrochés à la terre, sublimes enfants.
Sylvin Rubinstein était une force de la nature, un excentrique et un survivant : tout cela, mais aussi un danseur amoureux du flamenco, un travesti, un brigand chic, un polyglotte ambivalent, débordant de générosité autant que de colère. Il était tout ce que l’Europe n’est plus. Un mythe.
– Double ? Nous le sommes tous, Lukas. Certaines personnes en font une force. D’autres préfèrent l’ignorer. L’important est d’être en paix avec cela : la complexité.
Il tourne le bouton du poste radio à la recherche d’une musique plus adaptée au flamenco. Peu importe le genre, tant que le rythme est le bon. Il fouille un moment avant de tomber sur un morceau de Robert Johnson. Il tend la main à sa partenaire et l’entraîne sur scène.
Ils s’abandonnent au groove du bluesman américain, laissent le rythme prendre possession de leurs corps puis, lorsqu’ils sont prêts, bondissent ensemble.
Dans les années 1930, le flamenco est à la mode, mais il suffit d’observer ces deux-là quelques instants sur scène pour comprendre qu’ils ont quelque chose de plus. Un mystère. Une profondeur. Toute la mélancolie du Yiddishland accrochée à leurs pas, mêlée à un désir fou de liberté. L’ivresse des conquêtes à venir.
Les pieds du danseur juif ne quittaient pas le sol : ils l’épousaient. À petits pas serrés et bruts, le Polonais martelait la terre, la frappait comme pour en tirer la sève du printemps alors que lui, il s’envolait vers l’hiver stérile à coups de grands jetés et sauts de chat. Les boucles de ses mains colombes, les battements de ses genoux, le roulé de ses épaules, chaque geste de Sylvin ramenait au centre, c’est-à-dire au corps.
Au détour d’une soirée arrosée, Josefa, puits insoupçonné de connaissances, leur apprend que la solea, le palo de flamenco qu’Iva affectionne particulièrement, est issue du mot soledad, qui signifie « solitude » en espagnol.
– Mais ici, à Lisbonne, on préfère la saudade, précise la chanteuse, dans un anglais approximatif. Impossible d’expliquer exactement ce que cela signifie dans d’autres langues, mais ceux qui aiment le fado le comprennent dans leur chair.
Lorsqu’il est question de trahison, il n’y a pas d’entre-deux. Pas de zone grise. Il ne s’agit pas de juger du bien ou du mal, mais de savoir qui parle et qui se tait.
Les palmeros ralentissent la cadence un instant, pour lui permettre de trouver sa place. Les souffles se suspendent devant cette créature étrange, à la fois homme et femme, ou bien aucun des deux. On s’étonne, on dévore des yeux sa silhouette androgyne, ses cheveux blonds, ses lèvres, ses ronds de bras féminins.
Le duende, tu ne le trouves pas tant que tu le cherches. Un jour, il rugit en toi, et tu comprends qu’il a toujours été là »
Mais, au fond, les mots n’ont aucune importance. Ils sont des prisons empêchant l’imagination d’explorer l’univers des possibles. Peu importe comment on nomme cela : le duende, l’inspiration ou bien la muse. Peu importe les étiquettes que l’on se choisit ou que l’on nous impose. Une seule chose compte : vibrer sous le compas d’un flamenco authentique. Suivre le chant du soleil en fils du vent. Être comme Iva au monde : libre.
Leurs liens resteront gravés dans sa mémoire, mais pour survivre il doit entamer une nouvelle page. Partir. Tourner le dos aux fantômes du passé menaçant de l’engloutir chaque fois qu’il les regarde d’un peu trop près.
Le secret d’une vie heureuse réside dans l’amour de soi, pas dans la haine de l’autre.
« Le duende ne vient pas s’il ne voit pas de possibilité de mort, s’il n’est pas certain qu’elle va rôder autour de la maison, s’il n’est pas certain qu’elle va secouer ces branches que nous portons tous et que l’on ne peut pas, que l’on ne pourra jamais consoler. C’est avec le duende que l’on se bat vraiment. »
Federico GARCIA LORCA, (Jeu et Théorie du Duende)
Information : Sylvin Rubinstein
je suis allée m’informer sur le site web « fildelhistoire.com » et j’y ai trouvé un article très interessant intitulé « Sylvin Rubinstein, le travesti résistant né à Moscou en 1914 ». Un personnage incroyable, méconnu, résistant, tueur de nazis, habité par le duende, la flamme du flamenco
Image : Sylvin Rubinstein