Bilal, Parker «Les ombres du désert» (2017)
Auteur : Parker Bilal est le pseudonyme de Jamal Mahjoub, Anglo-Soudanais également auteur de six romans non policiers. Né à Londres et diplômé en géologie de l’université de Sheffield, il a vécu au Caire, au Soudan et au Danemark et à Barcelone avant de s’établir à Amsterdam.
Dans un article du journal suisse « Le Temps » on nous le présente ainsi : Les polars de Parker Bilal ont le Caire pour décor et l’Egypte pour théâtre. Une rareté. Portés par un souffle lyrique et une écriture baroque, ses livres nous emmènent dans un tourbillon de sensations, de rebondissements rocambolesques et d’émotions. Ils nous font sentir la ville, son sol, sa poussière, son brouhaha, son histoire et ses tragédies. A travers le sympathique et assez mystérieux détective Makana – un ex-officier de la police soudanaise en exil dans la capitale égyptienne et qui vit sur une awama, une sorte de péniche déglinguée amarrée au bord du Nil – ils nous font sauter de toit en toit à la poursuite d’un coupable ou nous invitent dans une incroyable gargote pour déguster rognons frits, saucisses grillées, kebab et côtes d’agneaux. (voir l’article complet : https://www.letemps.ch/culture/2016/04/08/parker-bilal-homme-caire-un-polar )
Les enquêtes de Makana – Les ombres du désert (la troisième enquête de Makana, détective privé pas comme les autres)
Les enquêtes de Makana : ( il prévoit une dizaine de tomes, entre 2001 (le 11 septembre) et 2011, année des printemps arabes et de la chute de Moubarak) : Les écailles d’or – Meurtres rituels à Imbaba – Les ombres du désert – Le Caire, toile de fond – La cité des chacals –
Résumé : Début 2002, peu après le 11 Septembre. Alors que les Israéliens assiègent Ramallah, une forte tension agite les rues du Caire, où Makana file tant bien que mal la Bentley de Me Ragab, que sa femme pressent d’adultère. En réalité, l’avocat va voir sa protégée, Karima, une jeune fille gravement brûlée dans l’incendie de son domicile. La police croit à un accident, il soupçonne un crime d’honneur commis par le père de la victime, un djihadiste en cavale. Makana se rend à Siwa, oasis à la lisière du désert libyen, pour se renseigner sur la famille de Karima, mais il s’y heurte à l’hostilité des autorités, qui appliquent la loi à leur manière et se méfient des étrangers. Pire, il est accusé de deux meurtres barbares qui l’éclairent sur une donnée majeure de l’équilibre local : la présence de gisements de gaz…
À travers le personnage d’une femme membre de l’Association pour la protection des droits des Égyptiennes, la série « Makana » s’enrichit d’une nouvelle perspective : la condition des femmes et l’islam.
Mon avis : Entre le Caire et l’Oasis de Siwa, proche de la frontière avec la Lybie. Ce que j’aime tout particulièrement dans les aventures de Makana, c’est l’atmosphère du Caire (en proie à des manifestations pro-palestiniennes et anti-Israël) et du désert. Une fois de plus on est en train de baigner dans l’histoire actuelle de l’Egypte. On est au début de la lutte anti-terroriste, au cœur des problèmes de société, la condition de la femme en Egypte par exemple. Historie, traditions, aventure, politique, romanesque sont une fois de plus au programme. Makana, le policier soudanais devenu détective suite à sa fuite et son exil au Caire est de plus en plus attachant. Quand Makana apparait, il relie les fantômes du passé au cadavres du présent, remue la boue, exhume les secrets de famille… Au fil des années et des enquêtes, on retrouve ses ennemis de toujours ; toujours poursuivi par la haine féroce de ses anciens collègues du Soudan, étranger partout où il est (au Caire ou à Siwa) il cristallise les angoisses et la défiance. Un nouvel opus qui allie la connaissance de l’Egypte et la maitrise de l’intrigue. Ses personnages sont bien décrits et les temps morts inexistants. On est loin de la civilisation, dans une ville où l’on vit dans le passé, une oasis perdue loin de la civilisation. C’est le conflit entre la modernité et la tradition ; ici il traite les « crimes d’honneur » (qui ne sont pas punis par l’Islam) et la condition féminine au cœur du monde musulman. Zahra est à la fois moderne (active dans les droits de la femme) et traditionnelle (port du voile). Orient et Occident se confrontent dans cette série de romans. On approche le monde arabe par le biais du roman et il nous l’explique par l’exemple, dans toute sa complexité. Cette série a pour objectif de nous familiariser avec la vie en Egypte.
L’Oasis de Siwa ne nous est pas décrite comme un paradis touristique, loin de là. C’est l’enfer au cœur du désert ; un seul docteur, qui est rongé par la vie et l’alcool, des policiers corrompus, des bandits, des dangers à chaque coin de rue… Entre chape de soleil de plomb et chape de lourds secrets, l’ambiance est lourde et pesante.
Mais prenez la route de l’Egypte actuelle avec Makana et vous n’allez pas le regretter.
Extraits :
On aurait dit que le 11 Septembre avait libéré une haine qui, depuis toujours, couvait sous la surface.
Ils n’avaient aucune notion de ce qu’était le monde réel, au-delà de leur territoire de conte de fées.
Parfois, la solitude lui pesait tellement qu’il se demandait si la mort ne serait pas une meilleure solution.
une banque de données aussi obscures qu’hétéroclites s’était constituée dans sa mémoire, tel un banc de sable formé dans le Nil au fil des siècles
tenter de convaincre Makana de voir le monde de la même manière que la plupart des gens revenait à essayer d’inverser le cours du Nil.
Il avait un visage qu’on pouvait seulement décrire comme marqué par l’expérience : toutes les nuits blanches, tous les soucis y étaient gravés.
Contrairement à la croyance populaire, l’argent n’achète pas le sens du devoir. Il achète l’obéissance, l’engagement envers le payeur… mais pas envers la tâche à accomplir. Le sens du devoir est une denrée que l’amour ou l’argent ne peuvent procurer.
1989 était l’année où tout avait basculé pour lui. Un nouveau régime était arrivé au pouvoir et, soudain, sa position d’inspecteur de police à Khartoum s’était trouvée remise en cause. Et il n’y avait pas eu que le Soudan. En Allemagne, le mur de Berlin s’effondrait. En Chine, les étudiants en colère occupaient la place Tian’anmen. En Afghanistan, les dernières troupes soviétiques se retiraient du pays.
Vous avez besoin de travailler, comme nous tous. C’est la seule chose qui ait un sens dans ce monde de fous
Il nota qu’elle l’observait, examinant ses vêtements et son allure générale. Il se fit l’effet d’un lapin sur une table de dissection.
Vous avez grandi par ici ?
– Moi ? s’esclaffa-t-elle. Non. J’ai grandi loin, très loin, dans un monde d’illusion. »
Certains prisonniers sont retenus dans des prisons secrètes qu’on appelle “Black Sites”. Personne n’en connaît l’emplacement exact. Ces gens-là sont efficacement retirés de la circulation. »
Alexandre le Grand, disait-on, avait emprunté ce même itinéraire, suivant un vol d’oiseaux qui l’avait conduit à l’oasis. Le désert avait jadis englouti Cambyse II et la totalité de son armée. La route correspondait à l’ancienne piste des caravanes.
le football, langue universelle pour communiquer.
Les maisons délabrées et abandonnées offraient un aspect fantomatique, comme si les esprits de cette lointaine époque veillaient encore sur le présent.
Vous êtes un citadin. Les gens abandonnent leur identité quand ils partent pour la ville. Ils s’égarent dans une transe de bruits et de lumières criardes. Ici, nous n’oublions pas d’où nous venons. »
C’est un sujet sensible et ils ne veulent pas marcher sur les pieds de qui que ce soit.
– Quels sont les pieds qui les préoccupent ?
Tel un djinn impétueux, elle courait partout, soutenant une conversation ininterrompue avec son mari, lequel semblait condamné à une existence silencieuse dans un univers parallèle où tout bougeait beaucoup plus lentement.
Il se trouva aussitôt plongé dans le silence, que seul troublait le léger sifflement du vent. Regardant vers le sud, il vit la poussière se soulever et former un cône qui s’éleva dans les airs en tourbillonnant. Un djinn du désert.
Toute société, à plus forte raison quand c’est une petite communauté, est remplie de crainte ou d’espoir quand un étranger débarque en son sein. Crainte qu’il n’apporte du changement… et espoir qu’il en apporte.
– On ne peut pas retrouver son chemin dans le passé.
– Parce qu’il est révolu ?
– Parce qu’il est toujours là, avec nous. »
L’espace d’un bref instant, ils flottèrent sur un nuage de leur propre fabrication.
J’avais l’impression que le passé avait bondi sur moi pour m’engloutir.
Kalonsha émergea des ténèbres, tableau issu d’un rêve fantasmagorique, cauchemar habité par des esprits oubliés dans ce désert au fil des siècles. Les hommes qui y déambulaient auraient pu être les homologues modernes des guerriers de l’armée de Cambyse II, engloutis jadis par une tempête de sable.
Dans le crépuscule, il vit passer un héron solitaire qui flottait sur un radeau en papyrus et ressemblait à s’y méprendre à un hiéroglyphe animé.
Info : Sioua (en berbère : ⵉⵙⵉⵡⴰⵏ Isiwan (Issiouane) ; en arabe : واحة سيوة Ouahat Siouah) est une oasis de l’ouest de l’Égypte, proche de la frontière libyenne et à 560 km du Caire. « Sioua », « Syouah » ou « Siouah » sont des translittérations synonymes pour désigner cette même oasis également connue sous le nom plus ancien d’«oasis d’Ammon» (ou Amon). Aucun lien n’est avéré entre Sioua et le reste de l’Égypte antique avant la XXVIe dynastie. À cette époque une nécropole y est construite.
C’est à proximité qu’aurait disparu vers 500 av. J.-C. l’armée perdue de Cambyse II.
C’est au temple d’Amon dans l’oasis de Sioua qu’Alexandre le Grand rencontre l’oracle qui le confirme comme descendant direct du dieu Amon, le confortant dans son statut de pharaon.
En 708, les arabo-musulmans se heurtent à la résistance de cette oasis berbère dont la population ne s’est d’ailleurs pas convertie à l’islam avant le XIIe siècle. La commercialisation de produits du palmier dattier avec les caravanes (des routes transsahariennes) est très ancienne : Sioua a connu un isolement relatif, on y venait sans vraiment y séjourner. Depuis la route goudronnée en 1984 liant l’oasis à Marsa Matrouh (sur le littoral à 300 km), on note un début d’ouverture au tourisme égyptien et international, bien qu’encore très modéré.
La société siwie, très pénétrée par un islam rigoriste — en particulier sur la liberté de mouvement des femmes —, pourrait connaître bientôt un réveil identitaire berbère à travers un intérêt croissant pour ses particularismes culturels.
Photo : Siwa