Black, Benjamin «La Double Vie De Laura Swan» (2012)
Quand un grand écrivain (John Banville, Booker Prize 2005 pour La Mer) se lance dans le roman noir sous le nom de Benjamin Black, cela donne un des policiers les plus excitants de ces dernières années.
Editions 10/18 Domaine policier
10/18 – avril 2012 – 408 pages
SERIE : QUIRKE, médecin légiste
Quirke 02 – La Double Vie De Laura Swan
Résumé :
Depuis sa précédente enquête (Les Disparus de Dublin), Quirke a perdu Sarah, l’amour de sa vie, son père est mourant, il est quasiment brouillé avec Phoebe, sa fille unique. Et il a arrêté de boire. Pour le reste, il est toujours aussi maladroit et bourru, coincé dans son énorme carcasse de grand dur au cœur (presque) tendre. Et cette fois encore, les ennuis vont lui tomber dessus sans qu’il les ait cherchés. Alors qu’il travaille dans son antre, à la morgue du Holy Family Hospital, Billy Hunt, un vieux copain de fac (pas si copain que ça, en réalité), le contacte, éploré : Deirdre, sa femme, s’est jetée du haut d’une falaise dans la baie de Dublin. Et Hunt supplie Quirke de ne pas pratiquer d’autopsie : imaginer sa ravissante épouse découpée en morceaux lui fend le cœur. Évidemment, Quirke est obligé de pratiquer cette autopsie, durant laquelle il découvre que la jeune femme n’est pas du tout morte noyée (elle n’a pas d’eau dans les poumons), mais d’une overdose de morphine… Pourtant, le légiste va laisser classer l’affaire comme un suicide. En restera-t-il là pour autant ? Bien sûr que non. D’abord parce que, commençant à fureter dans le passé de la victime, Quirke découvre qu’elle avait une double vie, une double identité, entourée de personnages aussi troubles que les circonstances de sa mort. Ensuite parce que Phoebe en vient à être impliquée dans l’affaire. Impliquée et probablement en danger…L’enquête de Quirke alterne avec le récit du passé de Deirdre et plonge le lecteur dans un Dublin des années 1950 envoûtant, l’entraînant dans une intrigue digne des meilleurs films noirs américains. Et puis il y a les liens, sombres et complexes, entre les personnages, leurs conflits irrésolus, leurs zones d’ombre, leurs désirs refoulés… Et là, Banville/Black s’impose comme un véritable maître du polar d’atmosphère.
Mon avis : Je continue avec plaisir à découvrir le médecin légiste Quirke. Il ne boit plus qu’une seule fois par semaine, lors de son déjeuner habituel avec sa fille. Son univers familial a changé. Alors que dans le premier tome il avait de bons contacts avec sa fille (qui croyait être sa nièce), le fait de voir la vérité rétablie empoisonne leurs relations. Phoebe a perdu sa joie de vivre et est devenue aigrie. J’aime ses descriptions ; que ce soit celles des personnages ou de la nature, et aussi la façon dont il s’inspire des éléments pour dépeindre les protagonistes. Quirke est un homme bourru et malheureux, que son enfance en orphelinat a traumatisé bien qu’il s’en soit sorti de belle manière. Il n’arrive pas à faire confiance : ni à lui, ni aux autres. Il a peur de s’exprimer et laisse faire au lieu d’intervenir, même quand sa fille se fourvoie dans ses choix. Coté enquête : une fois encore il va se mêler de ce qui ne le regarde pas et enquêter alors qu’on lui demande expressément de ne pas s’en mêler… On ne le refait pas…
Tout le monde est pitoyable dans cette aventure, y compris le séducteur qui sous des dehors flatteurs n’est qu’un magouilleur sans consistance.
John Banville n’est jamais bien loin… tant dans la manière d’écrire que dans les thèmes abordés : un être solitaire, confronté à la problématique du suicide, à ses démons de l’enfance et de jeunesse. Un homme tourmenté, hanté par le passé. Tout est mystère et brume chez lui… les personnages et le climat. Et cet art de la psychologie complexe sert magnifiquement bien les polars noirs qu’il cisèle … Les descriptions sont magnifiques, j’aime les couleurs, les tons, les ambiances, la noirceur et les nuances… et l’humour aussi… Bred, j’aime Black/Banville !
Extraits :
[…]il avait par moments l’impression d’être un écheveau de terminaisons nerveuses ambulant assailli de toutes parts de senteurs, de goûts et de contacts atroces.
La salle se remplissait de plus en plus et les bruits de la foule venue déjeuner avaient tout d’un rugissement maintenant.
Ward, son nom de jeune fille, nota Quirke, suggérait qu’elle avait du sang de tinker, de romanichels irlandais […]
Il était grand et mince, si mince qu’on avait du mal à comprendre comment son corps pouvait loger ses organes vitaux […]
Ce premier jour, il ne la regarda pas une seule fois, pas directement, mais elle sentit qu’il l’étudiait : c’est l’effet que ça lui fit, qu’en un sens il l’absorbait.
L’espace d’une seconde, le mélange des odeurs du jardin lui parut émaner du passé, un passé qui n’était pas vraiment le leur, mais plutôt un autre où leur moi plus jeune aurait continué à vivre, d’une certaine façon, dans un présent depuis longtemps disparu et néanmoins immuable.
À l’intérieur, la salle d’accueil, tout en ombres terre de Sienne et particules de poussière en suspension, sentait les copeaux de crayon et les documents oubliés au soleil
Le docteur, avec une grâce et une aisance merveilleuses, se replia rapidement sur le sol, pareil à un tire-bouchon qui s’enfonce dans un bouchon, jusqu’à ce qu’il soit assis en tailleur sur l’un des coussins autour de la table.
Elle voyait aujourd’hui sa vie comme une prudente progression sur un mince fil de fer vibrant au-dessus d’un gouffre noir. Compte tenu de cet équilibre précaire, elle savait qu’il valait mieux ne pas regarder trop souvent, ni avec trop de curiosité, à droite ou à gauche et même au-dessous d’elle – en fait, il ne fallait absolument pas qu’elle regarde ce qui se passait au-dessous d’elle. Là-haut, où elle avançait en funambule, l’atmosphère était lumineuse et fraîche, c’était une atmosphère grisante et néanmoins porteuse. Et, malgré son dépouillement, cette situation en hauteur, claire, lui suffisait, elle qui avait connu bien assez d’abîmes et de ténèbres. Pourquoi aurait-elle dû s’interroger sur la foule en contrebas qu’elle sentait la regarder avec envie, admiration et aussi avec des attentes pétries de malveillance ?
La vie est faite d’une longue série d’erreurs de jugement, se dit-elle avec une clairvoyance prosaïque.
[…] un cadavre était un réceptacle renfermant une énigme, l’énigme étant la cause de la mort.
Swan, le cygne, anciennement vilain petit canard.
Être soufi, c’est être perpétuellement en chemin, sans se soucier d’arriver. C’est le cheminement qui compte.
C’est curieux, n’est-ce pas, comme deux prénoms peuvent sonner juste ensemble, je veux dire, ça paraît naturel, comme une formule, alors qu’en réalité ce ne sont que des… noms ? Roméo et Juliette.
Il préférait ses propres opinions et, à dire vrai, sa propre compagnie aussi.
C’était pas le genre de personne qu’on forçait. Tout ce qu’on gagnait, c’était un mur de silence, ou bien elle vous envoyait promener.
On croirait vraiment que la mort vous colle aux trousses.
— Les risques du métier, riposta Quirke.
— Bien sûr… j’oublie toujours votre profession.
le bout de leurs cigarettes, pareil à des lucioles, tissait des formes angulaires au milieu des ombres
Et souvent, il se surprenait à reculer, comme incapable d’intervenir, tandis que cet autre lui en lui commençait à fomenter quelque nouvelle énormité.
Dans la cuisine, l’obscurité avide de la nuit bleu noir pesait contre les carreaux.
Une lumière s’était éteinte en lui, on aurait cru qu’il s’était estompé.
Elle demeura immobile un long moment, l’oreille tendue, mais ne surprit aucun bruit à l’exception d’un bourdonnement sourd et régulier qu’elle savait n’exister que dans sa tête.
[…] malgré son allure de vierge des glaces et son comportement assorti, elle avait fondu rudement vite.
— Votre mari était un homme remarquable. »
Elle eut un petit rire, pas plus fort qu’un reniflement.
« Vous ne l’admiriez pas.
— Je n’ai pas dit qu’il était admirable. »
J’imagine que, même longtemps après leur décès, les morts ont encore une emprise sur nous.
Quand elle se retourna vers le couloir, la solitude de la maison lui fonça dessus, comme si elle-même était un vide dans lequel tout se déversait irrépressiblement.
Malgré la pluie et la fraîcheur de l’air, il avait l’impression de se consumer totalement, à la façon d’un arbre que la foudre vient de frapper.
[…] le grand nuage bleu foncé, qui à son insu avait monté régulièrement dans le ciel, barbota habilement la pièce en argent terni que formait la lune.