Black, Benjamin « Mort en été» (2015)
Quand un grand écrivain (John Banville, Booker Prize 2005 pour « La Mer ») se lance dans le roman noir sous le nom de Benjamin Black, cela donne un des policiers les plus excitants de ces dernières années.
SERIE : QUIRKE, médecin légiste
Quirke 4 : Mort en été
10/18 – janvier 2015 -360 pages
Résumé : Dublin, 1952. Dirk Jewell, le propriétaire du Daily Clarion, quotidien de la ville, est retrouvé mort chez lui, un fusil dans les mains. Appelés sur les lieux du drame, Quirke, le légiste tourmenté, et Hackett, l’inspecteur qui l’aide sur tous ses mauvais coups, constatent qu’il ne s’agit pas d’un suicide, mais d’un meurtre. L’homme était marié et père d’une fillette, richissime, très influent, redouté, jalousé, peu populaire, bref, voilà un meurtre entouré d’autant de suspects que de mobiles potentiels. Dès sa première rencontre avec les proches de la victime, Quirke est troublé par l’énigmatique veuve, par sa solitude, son mystère, sa froideur, son charme. Cette attirance va l’entraîner sur un chemin que sa conscience aurait dû lui interdire de suivre, et sérieusement compliquer l’enquête…
Mon avis : Le tandem Quirke/ Hackett fonctionne de mieux en mieux. J’ai beaucoup aimé ce roman. Non seulement les descriptions et les personnages sont attachants (les récurrents et les autres) mais même les mauvais ne sont pas tous noirs. Les thèmes obsessionnels de l’auteur sont toujours présents et les failles et les blessures d’enfance sont au cœur de ce roman. Le passé et le présent se mélangent. Beaucoup d’humanité dans cet enquêteur qui se sent mal à la lumière du soleil… Je me réjouis de continuer un bout de chemin avec lui…
Extraits :
Le vin, à la fois acide et d’une rondeur fruitée, avait commencé par lui provoquer une légère nausée, mais l’alcool, pareil à une aiguille d’acier rutilant, l’avait piqué en un point vital des profondeurs de son être qui maintenant en réclamait davantage.
« Comme je vous l’ai dit, on forme un drôle de tandem, pas vrai, docteur Quirke ? On est des connaisseurs de la mort, c’est sûr, vous à votre façon, moi à la mienne. »
On aurait dit une étude en noir et blanc – le visage blême, les cheveux bien peignés, le tissu jais de sa robe et le col de dentelle amidonné –, le négatif d’une de ses photos.
On dit bien que ce n’est pas sur le défunt qu’on s’apitoie, mais sur nous-mêmes, parce qu’on sait très bien qu’on va mourir un jour nous aussi. Et pourtant, les gens pleurent devant la tombe, or, moi, je ne pense pas qu’ils soient malheureux au point de pleurer sur eux-mêmes, non ?
« … Et pourtant, c’est bizarre aussi, disait-elle à présent, la manière dont les gens disparaissent à leur mort, je veux dire la manière dont ils sont encore là, dont leur corps est encore là, alors qu’eux ils sont partis. Ce qui les constituait s’est éteint, comme si on avait coupé le courant. »
On dirait que je suis dans une montgolfière et que je plane au-dessus de tout. C’est l’apesanteur totale.
« Il vous plaît, Yeats, hein ? »
Il avait adopté une voix chantante pour imiter le timbre pleinement sonore du poète. « La furie et la boue des veines humaines. »
Il ne se sentait pas trop bien, comme s’il avait pris froid. La grippe. Les fièvres de l’amour. Absurde, absurde.
« Cynique ? J’espère que non. Je dirais plutôt réaliste.
— Non, pour moi, le terme qui vous convient… c’est désenchanté. Un beau mot, mais triste. »
« Désenchanté », avait-elle dit. Oui, c’était un beau terme qui, oui, était empreint d’une certaine dose de tristesse, mais il renfermait aussi une pointe de dureté, de dureté et de rigidité.
« Comment vous appelez-vous… Quirke ? Vous devez être le docteur Watson, c’est ça ? La béquille de notre détective ici présent. »
En dépit du ciel extrêmement couvert, il faisait très chaud et la journée affichait une mine maussade, comme si, malgré les suppliques désespérées des terres assoiffées, elle était résolue à retenir la pluie saturant les gros nuages.
Sa main était une javelle de fines brindilles desséchées emballée dans un papier sulfurisé.
Prenez le canal, là. Lisse comme du verre, avec ces canetons ou autres, le reflet de ce nuage blanc, les moucherons qui montent et descendent pareils à des bulles dans une bouteille d’eau pétillante – c’est une image de paix et de tranquillité, diriez-vous. Mais pensez donc à ce qui se passe sous la surface de l’eau, les gros poissons mangent les petits, les bestioles au fond se battent pour boulotter les restes qui s’enfoncent et vont s’enfouir sous la vase visqueuse.
À voir ses manières doucereuses et feutrées, alors qu’il était dur comme pierre à l’intérieur, Quirke se demanda si ce n’était pas un prêtre qui aurait mal tourné.
Elle savait qu’elle ne comprenait pas ces choses, l’amour, la passion, le désir. Tout cela avait été stoppé chez elle, depuis longtemps, ligaturé, à la façon dont un médecin lui aurait ligaturé les trompes pour l’empêcher d’avoir des bébés.
Elle avait la tête vide ou plutôt encombrée par un fatras de trucs – comme un grenier après un tremblement de terre, voilà comment ça lui apparaissait.
Il préférait rester seul. Passer du temps en compagnie d’imbéciles ne lui procurait aucun plaisir, or le monde fourmillait d’imbéciles.
Derrière les grilles, les arbres étaient figés ; sous la lumière des lampadaires, ces formidables êtres vivants semblaient se pencher en avant, comme pour mieux suivre son passage.
C’était sa ville et en même temps ça ne l’était pas. Il aurait beau vivre ici aussi longtemps qu’il le voudrait, une part de lui-même ne s’intégrerait jamais. Avait-il de vraies racines quelque part ?
La douleur, sinistre géante, l’attrapait sans prévenir et l’élançait, lentement, méthodiquement, fastidieusement.
il lui semblait avoir une fosse à serpents à la place des nerfs et ce n’était pas seulement à cause de la caféine bien sûr.