Banville, John – « la mer » (2007)
Auteur : Né à Wexford, en Irlande, en 1945, John Banville vit à Dublin. Depuis ses débuts, l’œuvre de cet » orfèvre des mots » a été récompensée par de nombreux grands prix littéraires. Avec La Mer, plébiscitée par la critique et le public anglais, publiée dans une trentaine de pays, il a remporté le plus prestigieux d’entre eux : le Booker Prize. Ses derniers romans, Eclipse (2002), Impostures (2003) et Athéna (2005), Infinis (2011), La Lumière des étoiles mortes (2014), La guitare bleue (2018) sont également parus chez Robert Laffont, dans la collection » Pavillons « . En 2014, il reçoit le Prix Princesse des Asturies.
Il écrit aussi de romans policiers – Série Quirke – sous le pseudonyme de « Benjamin Black » : Les Disparus de Dublin – La Double Vie de Laura Swan– La Disparition d’April Latimer – Mort en été – Vengeance –
Résumé : « Anna est morte avant l’aube. À dire vrai, je n’étais pas là quand c’est arrivé. J’étais allé sur le perron de la clinique respirer à fond l’air noir et lustré du matin. Et pendant ce moment si calme, si lugubre, j’ai repensé à un autre moment, des années auparavant, dans l’eau, ce fameux été à Ballymoins. J’étais allé nager tout seul, je ne sais pas pourquoi, ni où Chloé et Myles étaient passés ; sans doute étaient-ils partis quelque part avec leurs parents, ce devait être une des dernières balades qu’ils ont faites ensemble, la toute dernière peut-être. » Après la mort de sa femme, Max se réfugie dans le petit village du bord de mer où, enfant, il vécut l’été qui allait façonner le reste de son existence. Assailli par le chagrin, la colère, la douleur de la vie sans Anna, Max va comprendre ce qui s’est vraiment produit, cet été là. Comprendre pourquoi » le passé cogne en lui, comme un second cœur « .
Mon avis : Un roman ambiance nostalgie et tristesse à l’unisson avec la solitude, le paysage des iles irlandaises fin de saison. Des éclats de lumière très furtifs dans une narration en demi-teinte. La découverte de la sensualité, des premiers émois, du premier baiser, des différences sociales aussi, entre les habitants de l’ile et les estivants des « grandes maisons ». Des univers qui se croisent et qui se mêlent. Des descriptions magnifiques, avec des mots choisis et des images qui naissent, tel des tableaux impressionnistes. Max revient sur les lieux de son enfance après le décès de sa femme Anna. Les émotions du passé et du présent vont se mêler et se superposer, tel le flux et le reflux. Deux amours, deux disparitions, le roman d’une vie .. Tout en touches impressionnistes, comme des vagues ou des orages, sans pathos et tout en sensibilité sans sensiblerie, un roman poème, sur le deuil, les souvenirs, le passage du temps, la remontée de l’enfance. De toute beauté.
Extraits :
Je suis sidéré du peu de changements qu’il a pu y avoir au cours des cinquante années qui se sont écoulées depuis mon dernier séjour ici. Sidéré et déçu, j’irais même jusqu’à dire consterné, pour des raisons qui m’échappent, car pourquoi désirerais-je des changements, moi qui suis revenu vivre sur les décombres du passé
Le passé cogne en moi, comme un second cœur
Une impression de malaise pincé, généralisé, se dégageait des objets du quotidien – les bocaux sur les étagères, les casseroles sur la cuisinière, la planche à pain avec son couteau à dents – ; ils détournaient leurs regards de notre présence affligée que, subitement, ils ne reconnaissaient plus
La bouilloire s’arrêta automatiquement et l’eau, dedans, se calma en ronchonnant
De la gêne, oui, l’impression paniquée de ne savoir que dire, ni où porter les yeux, ni comment me comporter, et aussi quelque chose qui n’était pas vraiment de la colère, mais une sorte de sourde contrariété, de sourd ressentiment face au sinistre pétrin dans lequel on se retrouvait
De ce jour, tout allait être dissimulation. Il n’y aurait pas d’autre moyen de vivre avec la mort.
On était en hiver, au crépuscule, ou bien c’était une drôle de nuit à l’éclat feutré, le genre de nuits qu’on ne voit qu’en rêve,
C’était tout ce qu’il y avait dans le rêve. Ce trajet n’avait pas de fin, je n’arrivais nulle part et il ne se passait rien
Mon père … rentrait par le train le soir, rongé par de muettes fureurs et charriant comme autant de bagages les frustrations de sa journée entre ses poings serrés
Tout le monde a l’air plus jeune que moi, même les morts
Comme le vent souffle furieusement aujourd’hui, ses grands poings inefficaces et rembourrés martèlent les carreaux de la fenêtre. C’est exactement le temps d’automne, venteux et dégagé, qui m’a toujours plu
C’était une journée d’automne somptueuse, oui, vraiment somptueuse, toute en ors et en cuivres byzantins sous un ciel bleu nacré à la Tiepolo, la campagne soignée et rutilante au point qu’on aurait cru contempler son reflet sur la surface figée d’un lac
À présent, dans la lumière bronze de cet après-midi d’octobre – les ombres commençaient déjà à s’allonger –, tout avait un aspect bizarrement fané, comme sur les photographies illustrant les anciennes cartes postales
Pas de bruit, juste des larmes, perles de mercure rutilantes dans l’ultime éclat de lumière marine qui coulait par l’immense paroi vitrée devant nous. Pleurer, en silence et de manière presque fortuite
il planait, ce désir, comme un nimbus, autour de l’image de ma bien-aimée, l’enveloppant de partout sans se concentrer où que ce soit
Oh, maman, persuadé que tu me comprenais peu, je t’ai bien peu comprise.
Oui, c’est bien ce que je pensais que l’âge adulte m’apporterait, une sorte de long été indien, un état de quiétude, d’incuriosité paisible, totalement purgé des impatiences tout juste supportables de l’enfance, où tout ce qui m’avait intrigué autrefois était enfin réglé, tous les mystères révélés, toutes les questions résolues et où les moments s’écoulaient un à un, presque à mon insu, goutte d’or après goutte d’or, en attendant, à mon insu ou presque, l’ultime coup de grâce.
La mort, le chagrin, les jours sombres et les nuits blanches, pareils imprévus ont tendance à ne pas s’imprimer sur la plaque argentique de l’imagination prophétique.
nous cherchions une échappatoire au présent intolérable en nous réfugiant dans le seul temps possible : le passé, enfin, le passé lointain
Certes, il demeurera quelque chose de nous, une photographie de plus en plus fanée, une mèche de cheveux, quelques empreintes digitales, une pincée d’atomes dans l’atmosphère de la pièce où nous aurons rendu notre dernier soupir, pourtant rien de tout cela ne sera nous, ce que nous sommes, ce que nous étions, ce ne sera que poussière de morts.
On nageait par n’importe quel temps ; on nageait le matin quand la mer était d’huile, on nageait la nuit, et les vagues glissaient sur nos bras pareilles à des ondulations de satin noir
Elle vacille devant l’iris de ma mémoire, à distance fixe, toujours légèrement au-delà du point de netteté, recule aussi vite que j’avance
Mais puisque ce vers quoi j’avance s’estompe de plus en plus rapidement, pourquoi ne puis-je la rattraper
À présent que c’était fini, quelque chose de nouveau avait commencé pour moi : la délicate affaire d’être le survivant
Je ne veux pas de sollicitude. Je veux de la colère, des vitupérations, de la violence. Je suis pareil à un type affligé d’une rage de dents qui, malgré la douleur, prend un malin plaisir à enfoncer encore et toujours le bout de la langue dans la cavité douloureuse. J’imagine un poing surgi de nulle part et me frappant en pleine poire, c’est tout juste si je ne sens pas le coup sourd, si je n’entends pas l’arête de mon nez se briser et cette idée me procure un soupçon de satisfaction pitoyable
J’avais attendu ce moment avec appréhension, ce moment où il allait me falloir affronter la maison, l’endosser, pour ainsi dire, comme un effet que j’aurais porté dans une autre vie, paradisiaque, un chapeau jadis à la mode, par exemple, une paire de chaussures démodées ou un costume de mariage, aux relents de naphtaline, trop serré à la taille et sous les bras mais aux poches distendues par les souvenirs
Remarquable la clarté avec laquelle je nous revois là, quand je me concentre. Franchement, si on parvenait à fournir un effort de mémoire suffisant, peut-être qu’on arriverait presque à revivre toute sa vie.
l’idée de devenir à certains moments transparent à ses yeux, non, ça, je ne le tolérais pas
Étant donné qu’elle était la personne sur laquelle j’avais choisi – à moins que je n’aie été choisi, moi – de déverser mon amour, elle devait demeurer aussi parfaite que possible au plan spirituel et dans ses actes. Il fallait absolument que je la sauve d’elle-même et de ses travers. Cette tâche m’incombait naturellement, puisque ses travers étaient ses travers et qu’on ne pouvait escompter qu’elle échappe, de par sa propre volonté, à leurs funestes effets
Elle a vraiment été, je crois, à l’origine, chez moi, d’une prise de conscience de ce que j’étais. Avant, il y avait eu quelque chose dont je faisais partie, désormais, il y avait moi et tout ce qui n’était pas moi
Je n’imagine pas la possibilité d’une vie après la vie ni un dieu capable de me l’offrir. Vu le monde que Dieu a créé, ce serait un sacrilège que de croire en lui. Non, ce que j’attends avec impatience, c’est un moment d’expression terrestre
Que le temps passe vite à mesure que la saison avance, que la terre tourne furieusement sur son sillon alors que l’année descend brutalement vers le dernier arc de cercle qu’il lui reste à parcourir
Ai-je décrit le chromatisme fascinant de son nez ? Il change de couleur selon l’heure et les moindres variations du temps, part du bleu pâle en passant par le bordeaux pour arriver à la pourpre impériale la plus intense
Le journal consume le reste de sa matinée, il le lit de la première à la dernière page, collecte des informations, sans que rien lui échappe
Remarque-t-il que le monde dont les journaux lui parlent n’a plus aucun rapport avec le monde qu’il a connu ? Peut-être que, comme moi, il consacre désormais toute son énergie à ne rien remarquer
il redoute les après-midi, ces « heures désœuvrées, comme, moi, je redoute les nuits blanches
Un canapé tapissé de chintz s’étale, l’air atterré, les bras grands ouverts et les coussins raplapla
sous un ciel d’octobre magnifique avec étoiles, lune fugace et nuages effilochés
les personnages du passé lointain reviennent à la fin réclamer justice
C’était un matin après un orage et, derrière la fenêtre de la chambre d’angle, tout paraissait échevelé et groggy, le gazon ébouriffé jonché d’une pluie de feuilles caduques, les arbres oscillant encore tels des ivrognes victimes d’une gueule de bois
L’année était presque terminée. Pourquoi est-ce que j’imagine que quelque chose de neuf la remplacera, sinon un nombre sur le calendrier ?
Elle a beau être fichée en moi tel un couteau, je commence pourtant à l’oublier. Déjà son image s’effiloche dans ma tête, des bribes de pigments, de petits bouts de feuilles d’or s’écaillent. La toile sera-t-elle complètement vide un jour ?
Étais-je trop paresseux, trop négligent, trop égocentrique ? Oui, tout cela à la fois, et malgré tout je n’arrive pas à penser que cette dégringolade dans l’oubli, ce je-ne-savais-pas, puissent constituer matières à reproche. Je crois plutôt que, pour ce qui était de la connaître, j’attendais trop de choses. Je me connais si peu, comment pourrais-je avoir la prétention de connaître quelqu’un d’autre ?
Je me connaissais, trop bien, et ce que je connaissais ne me plaisait pas
Je n’ai jamais eu de personnalité, contrairement aux autres, ou contrairement aux autres qui croient en avoir une. J’ai toujours été une non-personne à part, dont le souhait le plus vif était d’être quelqu’un de pas à part
Qui étais-je, sinon moi-même ? D’après les philosophes, ce sont les autres qui nous définissent, qui modèlent notre être.
Il est légèrement dévié sur la gauche, ce nez, de sorte qu’en la regardant droit dans les yeux, on a l’illusion de la voir et de face et de profil, comme un des portraits tarabiscotés de Picasso
Ce défaut, loin de la faire paraître mal proportionnée, renforçait encore le caractère profondément expressif de son visage et sa beauté intérieure
Des trois personnages centraux du triptyque blanchi par le sel de cet été-là, c’est elle bizarrement qui apparaît avec le plus de netteté sur la paroi de ma mémoire
Que sont les êtres vivants comparés à la force increvable des simples choses ?
La mer remonta la plage jusqu’aux pieds des dunes, comme si elle débordait
Je plaquai mon autre main sur son front et eus l’impression de sentir son esprit, fébrilement à l’œuvre derrière, qui déployait un ultime et prodigieux effort pour penser sa dernière pensée
Je ne sais pas ce que je pensais, je ne me souviens pas d’avoir pensé à quoi que ce soit. Il y a des moments comme ça, trop rares, où l’esprit se vide, et c’est tout
C’était une de ces mélancoliques soirées d’automne veinées de feux tardifs, évocateurs, semblait-il, de ce qu’avait été, dans un passé lointain, la splendeur du midi. La pluie avait laissé sur la route des flaques d’eau plus claires que le ciel, comme si la lumière finissante du jour s’y éteignait
En fait, il me semblait parfaitement naturel d’être affalé là, dans le noir, sous un ciel tumultueux, à observer la légère phosphorescence des vagues qui, pareilles à une bande de souris, curieuses mais craintives, avançaient hardiment sur la pointe des pieds avant de battre de nouveau en retraite
Le ciel était couvert de brume et pas un souffle de vent ne ridait la surface de la mer qui ne cessait de se briser sur le rivage en une ligne de vaguelettes indolentes, tel un ourlet qu’une couturière endormie aurait tourné et retourné indéfiniment.
l’hiver, vraiment, c’est ma saison préférée, après l’automne, mais cette année les lueurs de ce mois de novembre semblaient présager quelque chose de plus que l’hiver et j’ai sombré dans une mélancolie amère
Je n’ai pas envie d’être seul comme ça. Pourquoi n’es-tu pas revenue me hanter ? C’est le moins que j’aurais attendu de ta part. Pourquoi ce silence, jour après jour, nuit après nuit, interminable ? On dirait un brouillard, ton silence.
2 Replies to “Banville, John – « la mer » (2007)”
Très beau commentaire qui me donne une grande envie de lire ce livre ,je l’ajoute à ma liste .Je viens de finir « de chair et d’os » de Dolorès Redondo C’est le 2ème de sa trilogie .Le premier se tourne au cinéma à Barcelone .
Je crois bien que j’ai préferé le premier .
as tu lu le commentaire sur le tome 1 de la trilogie de Dolorès Redondo ? http://www.cathjack.ch/wordpress/?p=1803