Goby, Valentine « Banquises » (08/2011)

Goby, Valentine « Banquises » (08/2011)

Auteur : Ecrivaine française née à Grasse en 1974. Elle vit en région parisienne. Ses thèmes de prédilection sont: La place des femmes, leur corps, les yeux des femmes à cause de leur corps, de leur sexe, comment une femme regarde et change le monde, par amour, par envie, par orgueil, par ennui, par vengeance, en tant que sœur, mère, fille, amante. Comment l’Histoire les affecte, comme elles l’affectent, du Paris contemporain à la Provence atemporelle, à l’Afrique de l’après-guerre, à la Bretagne des années 1940. Les lieux, comment les lieux nous traversent, comment nous les traversons, comme l’espace nous façonne et comment nous le transformons. L’enfance, comment elle nous survit et s’acharne à nous habiter, dans chaque moment de la vie, dans chaque âge et en toutes circonstances, comment chaque geste est porteur d’une histoire toujours ancrée dans l’enfance. Ce qui est valable pour un homme est valable pour une nation, alors l’Histoire, la grande, me passionne aussi, c’est en elle que je cherche et trouve les racines de toutes les blessures présentes, je l’explore, la dissèque, comme les origines individuelles. ( source) .

Ses romans :  La note sensible, 2002 – Sept Jours, 2003 – L’Antilope blanche, 2005 – Petit éloge des grandes villes, recueil de textes, 2007 – L’échappée, 2007  – Qui touche à mon corps je le tue , 2008 – Des corps en silence, 2010 – Banquises, 2011 – Kinderzimmer, 2013 – Méduses, 2013 – Baumes (Collection Essences- Actes Sud), 2014 – Un paquebot dans les arbres, 2016

 

Résumé : En 1982, Sarah a quitté la France pour Uummannaq au Groenland. La dernière fois que sa famille l’a vue, c’était au moment où, à Roissy, elle est montée dans l’avion qui l’emportait vers la calotte glaciaire. Après, plus rien. Elle a disparu corps et âme. Elle avait vingt-deux ans. Lisa, vingt-sept ans plus tard, part sur les traces de cette sœur disparue. Elle quitte mari et enfants pour parcourir le même trajet qu’elle. Elle arrive dans un Groenland dévasté, habité par une population abandonnée, qui voit se réduire peu à peu son territoire de glace. Cette quête va la mener loin dans son propre cheminement identitaire, depuis l’impossibilité du deuil jusqu’à la construction de soi. Roman sur le temps, roman sur l’attente, roman sur l’urgence et la disparition d’un monde. Roman familial et magnifique évocation d’un Grand Nord en perdition. Valentine Goby signe ici un très beau livre sur la douleur des Hommes. Valentine Goby est née en 1974. Après des études à Sciences Po elle a effectué des séjours humanitaires à Hanoï et Manille. Elle a été lauréate de la fondation Hachette et a reçu divers prix pour ses livres précédents tous publiés chez Gallimard, dont Qui touche à mon corps je le tue en 2008 et Des corps en silence, 2010. Elle publie également pour la jeunesse.

 

Mon avis : J’ai découvert Valentine Goby avec son époustouflant « Kinderzimmer. Une fois encore Valentine Goby se montre spécialiste des situations extrèmes et décrit les manques et la volonté de croire dans le futur, le refus de baisser les bras et d’abandonner. Là encore l’amour absolu d’une mère qui ne peut et surtout ne veut pas croire à la disparition de son enfant. » Il n’y a pas que la banquise qui fissure et se fracture ! Le jour ou Sarah ne revient pas du Groenland, la vie d’une famille bascule. Sarah était une jeune fille habitée par la musique et qui perdra tout intérêt dans la vie le jour où son amie decède. Son désir de partir pour le Groenland est pour ses parents le signe d’une petite envie.. Mais elle ne donnera plus de nouvelles… disparition, fuite, décès…  nul ne le sait. Sa petite sœur Lisa, n’a pu grandir et vivre qu’à travers l’attente de l’absence nous vivons le désespoir d’une femme dont la vie entière est tournée vers l’absente. Le père s’est accroché à de menus plaisirs pour continuer à vivre, en secret et en se sentant coupable de trouver du plaisir à la vie. 28 ans après, Lisa part refaire le dernier voyage de sa sœur, mettre ses pieds dans ses traces, ces yeux dans les paysages de ses dernières photos. Dernier chant du cygne d’un amour fraternel, mais aussi d’un continent qui disparait inexorablement de la surface de la terre, victime du réchauffement de la planète. Un monde dur, des sentiments vrais et puissants.. Un roman sur l’impossibilité de faire son deuil, un roman sur le manque, sur la reconstruction des êtres, sur la disparition. Roman aussi sur la souffrance de l’âme et sur celle du corps.. Liza tentera d’attirer l’attention en faisant souffrir son corps, puis la souffrance de son corps – allant jusqu’à l’hypothermie – lui donnera envie de vivre. Un monde où tout s’efface, la sœur, la vie d’avant dans le roman ; la vie actuelle et la vie tout court dans le grand désert blanc. J’ai eu l’impression que Liza avait pour idée de vivre la vie de Sarah jusqu’à réussir à se persuader de sa disparition afin de pouvoir continuer à vivre au moment où elle était parvenue à la certitude de sa mort. Le roman aborde aussi deux façons différentes de faire face à une disparition inexpliquée, le roman de ceux qui restent et attendent … La mère, qui refuse d’affronter la mort, la fille qui veut passer à autre chose, qui veut exister autrement qu’en retrait de l’absente. Un roman sur la souffrance, l’effacement du passé, du monde tel qu’on l’a connu et qu’on ne veut pas voir disparaitre.

 

Extraits :

…elle va vers quelque chose. Appelez-le destin, vocation, idéal, elle est en mouvement, tendue vers un point de mire net contre l’horizon, le voyage sert à ça : s’approcher de ce qui brûle, fait brûler

Il n’est pas sûr. Ce n’est pas ce que la mère veut entendre. C’est elle qui espère. Lui, il faut qu’il soit sûr.

Elle a besoin d’un socle où se poser et il tangue lui aussi

elle voudrait qu’il mente, pourquoi pas, elle pourrait y croire une demi-heure, ce serait toujours ça de pris. Dis que ça va aller. Fais-moi rêver

la pensée en dérive, sans cesse ramenée vers la photo de l’album qui s’anime, à présent, qui a un corps et se meut, autonome, par-dessus son manuscrit

Elle écrit Marmara, les phonèmes s’emboîtent, s’enchaînent à la façon d’une comptine, Marmara – arabesque – quantifiable – bleu de méthylène

Quatre mille kilomètres la séparent du Grand Nord mais elle franchit, déjà, une frontière intérieure

Maintenant, l’univers rétrécit aux proportions de la chambre. La musique en éclatera les bornes.

c’est saisissant, sous le ciel plombé, de voir la côte blanche mordre l’eau noire. Du blanc, du noir s’incisant mutuellement, sur des kilomètres. Plus loin d’autres contrastes. En pleine mer des glaçons étincelants bordés d’un liseré turquoise ; c’est d’une violence radicale, les formes blanches à angles aigus nettement détourées sur l’arrière-plan onyx, et cette juxtaposition de lumière diamantine, de fluorescence et de noir. Le contour du hublot isole chaque glaçon, un à un projeté hors cadre par la vitesse

Elle écoute leur silence, se figure les images formées dans leurs têtes à partir de ses mots à elle, occupées à créer des formes, des couleurs, des mouvements. Elle freine le tempo. Les mots éclosent lentement maintenant, pour faire de la place

ce sont des rêves et des rêves de rêves qui se croisent par-dessus l’Atlantique, cohabitent, proches, étrangers. S’ils veulent, plus tard, elle leur enverra des photos mais pour l’instant ils traversent une terre inventée qui n’est pas le Groenland, ils y promènent leur mère comme elle a baladé sa sœur, dans un fantasme, et à leurs yeux ce monde vaut tout réel.

Ils la maintiennent vivante, c’est leur obsession. Ils se la remémorent sans cesse

Ils ressassent pour la maintenir au chaud en eux, ils nient la rupture, la colmatent, ils sont dans l’éternel présent

Il voit sa femme en train de lire, allongée dans le canapé, une femme horizontale qui tente par ses lectures de redevenir vivante, téméraire, de sentir quelque chose

Ainsi s’enferme-t-il avec elle dans la peine, séparés et ensemble, ensemble et séparés.

Elle n’aime pas nager elle aime avoir nagé. Comme plus tard elle aimera avoir écrit. Pour la contemplation de ce qui a été accompli. La sensation de l’effort consumé. La volupté du vide

Dans les livres elle cherche des lieux pour elle. Pour se défaire, pour se trouver, fenêtres et miroirs. Elle casse le dos, corne les pages, trace des accolades, noircit de mots les marges, souligne au stylo-bille pour qu’ils deviennent ses livres, singuliers, pas prêtables, qu’ils soient elle, elle y tient plus qu’à tout

Dans toute reconstitution il y a cette obsession : comprendre comment c’est arrivé, en espérant savoir pourquoi

Certains croient encore au sens de l’Histoire, que l’Histoire a un sens

sa banquise liquéfiée par les gaz à effet de serre. Sa petite mort intérieure renouvelée chaque jour. L’Histoire s’arrête. Se résout dans Ole, dans ce point du monde où quelqu’un est tenté de penser qu’hier, c’était mieux que demain

Puisque ce silence presque pire que la mort – nous le savons, ils ne l’avoueront pas, saturés d’amour comme ils sont –, alors essayer de regarder dehors, peut-être, à nouveau. Oh, tout doucement. Juste pour s’éprouver un peu vivant. Pour respirer. Tenter de parcourir un lieu autre que cette seule douleur – si vaste. Croire que l’existence tient à autre chose qu’à l’attente

ne parlent pas. Ils ignorent si c’est par pudeur ou parce qu’ils se connaissent si bien, qu’ils se savent chacun en eux-mêmes en un lieu différent, incompatibles, lui qui contemple, elle qui cherche un sens

La forêt, l’automne, les jaunes, rouges, oranges des feuilles, les paysages sont un passage, une distraction courte – même pas, tant ils renvoient au souvenir, il n’y a pas de lieu vierge pour la mémoire – et toutes les odeurs respirées, les choses vues, touchées, entendues seront un entre-deux, de part et d’autre il y a l’attente

toute force le père s’attachera à ces instants de rien, de beau dehors, s’exercera au détachement provisoire, fondu dans une couleur, dans une forme, capable de ça par instants, juste ça : être. Pas elle.

Et s’il avait moins mal qu’elle, en effet ? S’il pouvait vivre avec cette douleur au lieu de vivre en elle ? Si c’était ça, tout simplement

Il essaie d’être heureux. Fort. Il n’y arrive pas tous les jours, pas toutes les semaines. Soudain ça s’abat sans prévenir sur ses épaules

casser n’importe quoi, détruire, écraser pour que le monde extérieur ressemble à son dedans, qu’il y ait adéquation pour une fois

cette coïncidence entre le dedans et le dehors, elle qui écrit l’hiver, de préférence par temps de pluie, de neige et dans l’obscurité, ou bien les stores baissés pour éviter le soleil, il y a des saisons pour le corps et des saisons pour la vie intérieure

Elle se souvient que dans les contes inuits, il y a des vieux qui se jettent des falaises, qui se laissent volontairement tomber du traîneau en pleine tempête, qui cessent de manger quand ils croient être devenus inutiles à la communauté. Ils meurent par devoir, c’est la seule chose qu’ils peuvent encore vouloir, choisir, et obtenir, cette mort, et dans les histoires on leur sait gré, toujours, d’avoir su à temps s’effacer

Pour cette femme la rue n’est pas paysage, les gens ne sont pas paysage, elle les voit du dedans, quand elle les croise ses yeux plongent dans les corps, y lisent tout ce qu’ils taisent, elle les porte, ils le savent, d’elle ils ne peuvent se cacher

Depuis le surplomb, les morceaux de banquise font patchwork façon champs vus d’avion, empiècements de formes, volumes, pigments disparates échelonnés du blanc au gris, sauf que ça se déplace, s’imbrique donc en configurations fragiles, provisoires, en perpétuelle fragmentation.

Il pourrait parler à sa place, le père, il pourrait dire les mots qui cognent dans la tête de cette femme, il sent les vibrations de ses terminaisons nerveuses, devine le rythme de son cœur, il fait le compte, quarante-deux ans qu’ils se connaissent, il pense se connaissent plutôt que s’aiment non par manque d’amour, non parce qu’il doute, mais parce que à ce point de la vie ce n’est plus la question, l’amour, il est en elle, elle est en lui, distincts et soudés, bouturés, et ce qu’ils forment pourrait s’appeler chimère, du nom de ces organismes greffés l’un à l’autre, poire et coing, orange et mandarine, qui donnent un même plant mais conservent chacun leur patrimoine génétique. Mêmes, et différents

Ici on sait ne rien faire. Faire rien. Respirer côte à côte. Ça suffit. Sans chercher à remplir, à combler, le silence est une masse pas un vide. Un lieu. Une halte. Un abri.

3 Replies to “Goby, Valentine « Banquises » (08/2011)”

  1. Oui pour moi aussi, il est mon 2ème de Valentine Goby et j’ai été à nouveau emballée. J’aime son écriture particulière, tout en rythme, et également les phrases sans nécessiter d’y stipuler le sujet, je trouve que ça donne une dynamique dans le récit, c’est ça la patte Goby.
    J’ai aimé comprendre comment à la disparition d’un être cher, chaque membre d’une même famille souffre, pas plus ou pas moins que l’autre, juste de façon différente…elle aborde également une réalité qui se vérifie souvent celle de la souffrance qui désunit au lieu d’unir…
    Une auteure que je suivrai dans de futures lectures.

  2. voila le descriptif que j’ai trouvé sur le site de « La Maison des écrivains et de la littérature » :

    Thèmes
    La place des femmes, leur corps, les yeux des femmes à cause de leur corps, de leur sexe, comment une femme regarde et change le monde, par amour, par envie, par orgueil, par ennui, par vengeance, en tant que sœur, mère, fille, amante. Comment l’Histoire les affecte, comme elles l’affectent, du Paris contemporain à la Provence atemporelle, à l’Afrique de l’après-guerre, à la Bretagne des années 1940.
    Les lieux, comment les lieux nous traversent, comment nous les traversons, comme l’espace nous façonne et comment nous le transformons.
    L’enfance, comment elle nous survit et s’acharne à nous habiter, dans chaque moment de la vie, dans chaque âge et en toutes circonstances, comment chaque geste est porteur d’une histoire toujours ancrée dans l’enfance. Ce qui est valable pour un homme est valable pour une nation, alors l’Histoire, la grande, me passionne aussi, c’est en elle que je cherche et trouve les racines de toutes les blessures présentes, je l’explore, la dissèque, comme les origines individuelles.

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