Le Corre, Hervé «Dans l’ombre du brasier» (2019)

Le Corre, Hervé «Dans l’ombre du brasier» (2019)

Auteur : Hervé Le Corre, né le 13 novembre 1955 à Bordeaux, est l’une des grandes voix du roman noir français contemporain. Professeur de lettres dans un collège de Bègles, il est un lecteur passionné entre autres de littérature policière. Il commence à écrire sur le tard à l’âge de 30 ans des romans noirs et connaît un succès immédiat. Il a remporté tous les grands prix de littérature policière. « Prendre les loups pour des chiens » et « Après la guerre » ont connu un grand succès public et critique. Ils ont été traduits en plusieurs langues. Hervé Le Corre vit dans la région de Bordeaux, cadre de plusieurs de ses romans.

Résumé : A Paris, pendant les dix derniers Jours de la Commune. Dans les rues de la ville bombardée où se dressent des barricades, le mal rôde. Des jeunes femmes disparaissent, enlevées par un personnage aussi pervers que repoussant. Parmi elles, Caroline, la bien-aimée du sergent Nicolas Bellec qui combat dans les rangs des Communards. Antoine Roques, promu au rang de « commissaire » de police par la Commune, enquête sur l’affaire.
Mû par le sens du devoir, il se lance à la recherche de la jeune femme, bravant les obus, les incendies, les exécutions sommaires… Et tandis que Paris brûle, Caroline, séquestrée, puis « oubliée » dans une cave parmi les immeubles effondrés, lutte pour sa survie. C’est une course contre la montre qui s’engage, alors que la Commune est en pleine agonie.

Rivages/Noir – 2.01.2018 – 491 pages

Critique de Actu Du Noir (Jean-Marc Laherrère) : https://actudunoir.wordpress.com/2019/01/05/15-ans-apres-herve-le-corre-revient-a-paris/

Mon avis : Quel souffle… le genre d’écriture qui vous fait vibrer, qui vous entraîne dans l’action, dans l’histoire. Il y a du Dumas, du Hugo, du Zola, je suis emportée… C’est noir et flamboyant à la fois. Une magnifique page d’histoire, qui nous fait suivre Nicolas, Caroline, Clovis, jour après jour : je vous laisse découvrir jusqu’où… et au pas de charge… sous le feu et dans le sang et les larmes, mais toujours la tête haute et en regardant vers le ciel.
Il y a le contexte historique : les barricades, il y a aussi la photographie, le rendu de la réalité, les débuts de la pornographie imprimée … Il y a le sordide, les criminels. Au milieu des détonations, sous les immeubles qui s’effondrent, entre les barricades, sous le feu nourri des hommes épuisés, il y a la rage, mais surtout il y a l’amitié, l’amour, le besoin d’y croire, l’humanité. Il y a le passé qui ressurgit. Il y a des hommes et des femmes qui risquent leur vie pour un avenir meilleur, ou parce qu’ils n’ont plus d’avenir. Il y a la course éperdue pour venir en aide à des personnes qui ne sont peut etre plus vivantes, à des inconnus, il y a la volonté de se sublimer, de croire à quelque chose, de se racheter. Il y a la douleur de perdre un frère d’arme, de voir mourir un enfant.
Il n’y a pas que Paris qui soit à feu et à sang. Il y a aussi les héros de ce roman qui nous emporte et nous chavire. Comme Antoine Roque qui se démène pour retrouver les jeunes filles enlevées, comme le sergent Nicolas Bellec, comme Caroline, nous avons envie de soulever des montagnes pour aider, pour sauver, pour se sortir vivants de cet univers apocalyptique. Dans une ambiance de guerre de tranchées, dans la fumée, la peur, le froid et l’angoisse, la rage de vivre et de se dépasser, de sortir du tunnel et de voir des lendemains meilleurs.
Je n’ai pas pu m’empêcher de faire des parallèles avec les gilets jaunes et surtout, j’ai comme une envie de relire « La débâcle » de Zola…
Alors oui je vous le recommande vivement. C’est juste époustouflant. Mais je vous avise : il va falloir avoir le cœur bien accroché car cela va vous prendre aux tripes. Et si vous ‘aimez pas les descriptions à la Zola et à la Victor Hugo… vous n’allez pas aimer…

Extraits :

Nom d’un bordel, on aurait voulu vous y voir, sous le feu, ces jours derniers. J’y étais, moi qui vous parle. Un carnage c’était. Ceux qui se sont pas enfuis ont volé en morceaux. m’sieur ! On en ramassait partout, des bras, des jambes, de la tripaille ! Oui m’sieur ! C’est du courage haché menu et ça sert pas à grand-chose !

Quartier fantôme. Les maisons encore intactes se dressent contre eux, verrouillées, bouclées à double tour. Pleines d’un silence qui semble sourdre des murs et se répandre dans la rue comme un mépris.

Il les rattrape, pressant le pas malgré sa fatigue, et les voilà qui avancent tous les trois au même rythme, gauches et lourds comme s’ils boitaient des deux jambes.

Ils prenaient le bon temps comme il venait et le serraient contre eux de peur qu’il ne s’échappe pour aller crever dans un coin comme un chat famélique épargné par le couteau d’un cuistot de gargote.

Autour d’eux, la grande salle commune gémit et râle. Il lui semble que cette rumeur souffrante s’est réveillée, plus forte encore, et qu’elle emplit sa tête d’une migraine sournoise.

Alors la poésie comme un refuge, comme un lieu inexpugnable où l’on peut se payer de mots parce qu’ils se suffisent à eux-mêmes comme une monnaie d’échange qui ne coûte rien à personne.

Un monde nouveau s’imprimait chaque jour, les rêves se lisaient enfin noir sur blanc, en plein jour, enfin évadés des nuits, de leurs brouillards et de leurs terreurs.

Le peuple tel qu’en lui-même, débarrassé des lois qui le tiennent d’ordinaire en respect : abruti, lourdaud et jouisseur. Aboyeur et convulsif. Voilà ce que produisent une guerre menée par des pleutres, et des mois d’un siège terrible. La faiblesse face à l’émeute qu’on surnomme république ou démocratie. Une France abandonnée par son armée, gouvernée par des jean-foutre, livrée désormais à la canaille exaspérée.

Bientôt la photographie remplacera dans les journaux les ineptes gravures qu’on y trouve, et qui semblent là pour amuser les enfants !

Il repousse ces questions qui lui reviennent comme une balle contre un mur.

Pour l’heure, il croise les passants, fend la foule des curieux comme autant de vagues venant se briser contre son étrave.

Il observe dans Paris, chaque jour, les préparatifs d’un monstrueux équarrissage, d’un massacre comme jamais ville n’en a connu depuis les pillages barbares ou les sacs du Moyen-Âge, et il ne veut pas rater ça. Comme un avant-goût du siècle prochain.

Stupidité des bourgeois et de leurs larbins contre les espérances vulgaires d’une populace insane.

C’était il y a si longtemps qu’il ne se rappelle presque plus rien, sorti de cette vie-là comme un serpent de sa mue.

Faut-il donc que le rêve que font ensemble les prolétaires d’Europe soit à ce point puissant qu’il transporte des cœurs vaillants par-delà fleuves et monts, abandonnant ceux qui leur sont chers ? Ce songe est-il assez fou qu’on soit prêt à mourir pour que d’autres le réalisent un jour ?

Sauf que c’était l’hiver, ou lors de ces semaines pendant lesquelles la pluie ne voulait plus cesser, des jours durant, capable de vous ramollir les os puis de vous dissoudre comme une poignée de sel.

La société n’est pas une jungle où le plus fort devrait régner sur le plus faible et se nourrir de lui.
– C’est pourtant ce qui se passe, non ? C’est comme ça que ça marche, il me semble, pas vrai ?
– C’est vrai, mais il n’est nulle part écrit que cela doive durer toujours. C’est bien contre ce monde-là que le peuple s’est révolté et pour bâtir autre chose que la Commune s’organise et se bat, vous ne croyez pas ? La dignité, l’égalité, la liberté sont encore à conquérir.

une illusion pouvant se dissiper à tout moment comme crèvent les bulles de savon ou les rêves d’enfants.

Après ces semaines de folle espérance, de rêves rendus possibles, enfin ? J’aimerais croire qu’il nous reste encore cela : cette part d’humanité que la guerre qu’on nous fait ne saura détruire. Je ne sais pas comment on parlera de nous plus tard, mais qu’au moins on n’aille pas nous faire le reproche d’avoir tué les nôtres.

Il trouve que le temps s’écoule étrangement. Goutte à goutte ou par débordement.

Elle a cru s’être retirée assez loin dans un recoin inexpugnable de son esprit mais elle sent céder toutes les défenses sous les coups redoublés de la peur. Elle ne sait pas au-dessus de quel gouffre elle est suspendue.

Ils franchissent en troupeau cavaleur la porte d’Auteuil, survolés par les obus, poursuivis par des éclats qui fusent de toutes parts, puis se hâtent au milieu des rues désertes, jonchées de gravats, barrées par des effondrements.

Sont tous partis de peur d’être égorgés par le populo, et c’est leur armée qui bousille leurs beaux appartements et leurs hôtels particuliers.

Tout autour d’eux la ville explosait et partait en miettes.

Les soldats de la Commune n’étaient plus à ce moment qu’une escouade de murmures, un bataillon de fatigues encore debout.

Nous tous, du pauvre monde, on est plus nombreux qu’eux. C’est impossible qu’ils arrivent à nous tenir sous leur talon encore longtemps. Ce qu’on a essayé de faire, ça servira de modèle et ce qu’on a raté ça servira de leçon.

Se livrer. Comme, peut-être, on se livre à un ami ou même à un inconnu de rencontre un soir de débâcle, fatigué d’avoir hésité trop longtemps au parapet des ponts.

– Les médecins sont de dangereux charlatans, a-t-il murmuré. De bien tranquilles assassins.

Les voix de la ville parlent toutes en même temps et disent tout de ses peurs, de ses colères et de ses espérances encore vives. Il ne voit pas le soir tomber qui pose sur lui son ombre bleue comme on couvre un gamin endormi brusquement qu’on n’ose pas réveiller.

Cet homme est en train de remonter à la surface de l’humanité. Il faut le laisser nager comme il peut.

Et vous, vous croyez que la Commune, la révolution sociale vont rendre les hommes meilleurs en leur permettant de vivre plus dignement, c’est ça ?

Vaincre l’injustice, supprimer la misère, établir l’égalité entre tous… Il faudrait changer les hommes d’abord pour qu’ils renoncent à dominer, à profiter des autres, à faire souffrir… Et cela, je ne crois pas que ce soit possible.

Il ne parvient plus à se défaire d’une tristesse tapie au fond de son esprit comme la vase d’un étang et qui remonte et trouble tout dès qu’un rien agite la surface.

Infos : la commune de Paris    https://fr.wikipedia.org/wiki/Commune_de_Paris_(1871)

Photo : Commune de Paris – barricade rue de la Chapelle (Wikipédia)

4 Replies to “Le Corre, Hervé «Dans l’ombre du brasier» (2019)”

  1. Cette année 2019 démarre fort au niveau lecture ,tant.mieux !!Merci pour le commentaire!Catherine trouve-nous encore de belles lectures ,nous en avons bien besoin!!!

  2. J’ai apprécié cette lecture surtout par le style flamboyant de l’écriture. Ce n’est pas donné à tout le monde de nous transporter et dans le Temps et dans l’Histoire avec une puissance immersive rare. Le rythme aussi est très bien mené, l’espoir des hommes pour une société nouvelle, plus juste, plus égalitaire transcrite avec puissance.
    Le seul bémol mais c’est tout de même un petit bémol, c’est le côté longuet des scènes de guerre. Non pas qu’il aurait fallu les occulter, elles font partie de l’Histoire de la Commune et exprime aussi la toute puissance de l’adversaire aux armes démesurées. Mais j’ai trouvé des scènes redondantes : balles qui rentrent par ci et ressortent par là, etc…
    Bref une lecture qui m’a fait découvrir un auteur avec une plume, une vraie. Hervé Le Corre, un écrivain que je surveillerai….

  3. Bonjour et merci pour cette chronique ! Je viens juste d’achever ce roman et il a réussi à me transporter pendant la Semaine sanglante. On sent que l’auteur a réalisé un important travail de recherche historique qui lui permet d’offrir un décor apocalyptique au développement d’une intrigue tout aussi efficace. J’en sors un peu groggy et surtout très ému. Un grand moment de lecture !

    1. Merci pour le commentaire. Plus de deux ans après, c’est une lecture que je n’ai pas oubliée ! Preuve de qualité . D’ailleurs j’avais mis Livre coup de coeur et cela se vérifie.

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