Rahimi, Atiq «Les Porteurs d’eau» (2019)
L’auteur : Atiq Rahimi vit la guerre d’Afghanistan de 1979 à 1984, puis il se réfugie au Pakistan. Après avoir demandé l’asile politique à la France, accordé en 1984, il obtient son doctorat en audiovisuel à la Sorbonne. En 1989, son frère, communiste, resté en Afghanistan, est assassiné, mais Atiq Rahimi n’apprend sa mort qu’un an plus tard.
Son premier long-métrage, Terre et cendres, présenté dans la section « Un certain regard » au Festival de Cannes 2004, a obtenu le prix Regard vers l’avenir.
Contrairement à ses trois premiers romans écrits en persan, « Syngué sabour : Pierre de patience » est directement écrit en français : «Il me fallait une autre langue que la mienne pour parler des tabous » Il est récompensé par le prix Goncourt 2008.
Il a publié : Terre et Cendres (2000) Les Mille Maisons du rêve et de la terreur (2002) Le Retour imaginaire (2005) – Syngué sabour. Pierre de patience, (2008) Maudit soit Dostoïevski (2011) – La Ballade du calame. Portrait intime. (2015) – Les Porteurs d’eau (2019) – » L’invité du miroir » (2020)
Editeur : P.O.L –03.01.2019 – 283 pages
Résumé : L’action de ce nouveau roman d’Atiq Rahimi se concentre en une seule journée : le 11 mars 2001. Ce jour-là, les Talibans détruisent les deux Bouddhas de Bâmiyan, en Afghanistan…
Un couple à Paris au petit matin. Tom se lève et s’apprête à partir pour Amsterdam. Il a décidé de quitter sa femme, Rina, qui dort près de lui. Tom est afghan, commis-voyageur, exilé en France. Il souffre de paramnésie, la sensation obsédante de déjà-vu ou déjà-vécu. À Amsterdam, il a rendez-vous avec sa maîtresse, une mystérieuse Nuria. Mais elle a disparu. Lui croit que sa vie bascule quand une vieille femme, Rospinoza, lui révèlera une toute autre histoire…
Un couple à Kaboul au petit matin. Yûsef se lève pour remplir sa tâche quotidienne de porteur d’eau. Il risque sinon la colère des Talibans et 97 coups de fouet sur le dos. Il doit s’arracher à la contemplation de Shirine, la femme de son frère, parti en exil. Candide et solitaire, il éprouve la naissance d’un sentiment étrange, que lui révèle son ami, un marchand sikh afghan, converti au bouddhisme. Et c’est lui, le petit porteur d’eau, qui alors fera basculer la vie des siens…
Un roman où se mêlent les contes et la sagesse d’autrefois, avec la cruauté de l’histoire contemporaine, et deux destins parallèles, tragiques et bouleversants, qui sans jamais se croiser livrent un grand récit poignant, polyphonique, sur l’exil, la mémoire, l’amour et la liberté.
Mon avis : 20 ans après, l’auteur revient sur la journée du 11 mars 2001, sur le jour où les Talibans ont détruit les deux : Bouddhas de Bâmiyan on s’indigne toujours de la disparition des monuments. Dans ce livre, il fait revivre le passé à la lumière du présent : si tout le monde s’indigne pour les monuments détruits, on semble moins s’indigner pour les gens… et on finit par se demander ce qui est le plus important de l’art ou de la vie humaine…
Kaboul, c’est le lieu de naissance de l’auteur et de son personnage. Dans ce livre on navigue entre deux mondes, deux pays (Afghanistan et France), entre deux personnages (Yusef et Tom). Dans « Pierre de Patience », l’auteur évoquait l’arrivée des Talibans. Le temps a passé depuis ce roman et est venu le temps de parler de la vie à Kaboul et de la vie de l’exilé, de celui qui doit trouver sa place entre deux cultures. Jamais un exilé, aussi bien intégré soit-il n’est totalement ancré dans sa réalité car il est coupé de ses racines. Alors il cherche sa voie, regrette la vie qu’il aurait pu avoir et vit dans la nostalgie et les regrets, il doit faire de l’errance une force et un atout et avancer.
Un homme tombe amoureux et tente de rester fidèle à ce qu’il aurait été s’il était resté dans son contexte ; quant au porteur d’eau, il ne sait pas exprimer qui lui arrive ; il n’a pas les mots à mettre sur ce qu’il éprouve et est démuni face à ses sentiments qu’il ne sait pas extérioriser. C’est le roman de deux êtres confrontés au désir. Tom se parle à lui-même, comme s’il se parlait dans un miroir ; il se tutoie, il parle à son double. Il est en route ; en route entre deux femmes, en route entre son origine et son point de chute ; il est sur la route de l’intégration mais il n’avance plus, il n’y arrive pas, tout du moins il donne l’impression d’y arriver en apparence mais en profondeur il n’y arrive pas.
Tamim /Tom : deux facettes du même homme « Tom a été inventé, seulement pour vivre ce que Tamim ne pouvait pas vivre. » Son âme profonde est cachée dans le masque de la personne devenue française ; il a même changé son prénom pour se fonde dans le moule mais au fond de lui, il recherche ses origines. Et ses origines se rappellent à lui sous la forme d’une jeune femme insaisissable qui l’oblige à se poser des questions sur son afghanité et le force à regarder sa vie du point de vue de l’intérieur et non de la façade qu’il montre au monde.
J’ai beaucoup aimé le questionnement linguistique que pose l’auteur. Deux cultures, deux langues, deux façons de voir la vie. Peut-on être à la fois persan et français dans son cœur, dans son âme, dans la manière de concevoir et de vivre les événements ?
Quant à Yûsef, lui aussi est confronté à l’amour, à une sensation et une situation qui le dépasse et qu’il ne comprend pas.
Les deux hommes sont à la recherche d’eux-mêmes et les couples Tom/ Yûsef et Nuria/ Shirine sont un effet miroir du même questionnement.
Une fois encore je suis sous le charme de cet écrivain, de ses histoires et de sa langue.
Dans une interview l’auteur est revenu sur les deux significations du verbe naturaliser en français : devenir français et/ou empailler. Il nous dit aussi que la pensée se construit en fonction de la langue, des mots ; que les mots de la nouvelle langue ne sont pas enracinés dans l’être profond et permettent de parler avec une certaine distance de la « terre-mère ». L’auteur nous explique qu’avant l’Islam, la religion de l’Afghanistan était le Bouddhisme : l’attaque de ses deux statues est de fait une attaque contre les origines de ce peuple.
Extraits :
Dehors, il pleut ; tu entends le fracas de la pluie battante qui s’écrase contre la fenêtre ; et avec elle, toute envie de quitter le lit, et de partir.
L’aube, indécise comme toi, peine à se lever, laissant la chambre sombrer dans un noir absolu. Tu doutes de tes yeux grands ouverts. Que tu les fermes ou non, rien ne change.
Et ton esprit, perdu dans l’ombre de ses propres doutes, erre entre l’éveil et le sommeil.
En oubliant la langue, tu oublieras tes pensées.
ce phénomène de déjà-vu, une impression insignifiante, une illusion produite par un décalage entre l’esprit et la perception, etc. Bref, une sorte de paramnésie, cet état étrange dans lequel on pense avoir vécu la scène autrefois, par anticipation.
Non seulement tu ne saisissais rien aux mots savants en français, mais aussi ce phénomène, tu ne l’avais jamais vécu, tu n’en avais jamais entendu parler. Il n’existe pas de mot équivalent dans ta langue maternelle.
Ton passé restera un hier suspendu sur l’échelle du temps ; suspendu comme ta vie, condamnée à l’incertitude d’un autre exil.
Elle n’a pas compris qu’au contraire, ce qui te manquait c’était justement le manque ; ce manque que toi aussi tu ignorais. Ou que tu fuyais en te réfugiant dans le monde paramnésique, pour tout dupliquer, reproduire tout en absence, et ainsi combler absurdement le manque.
Ce n’était que le parfum de la nostalgie, celui que tu n’aimais guère.
Quand as-tu laissé ton esprit vagabonder dans l’ombre que projette le soleil noir du passé ? Jamais.
Tu as beau fuir ton afghanité – selon ta propre expression – et te déguiser en citoyen français, il reste pourtant toujours de la paille afghane à l’intérieur de toi.
L’esprit français exige, comme tu dis, un autre langage, plus cérébral que viscéral, dans lequel mot et pensée sont inséparables. Tu dis ce que tu penses, et tu penses ce que tu dis. Et tu dois tout dire, tout expliquer, tout analyser. Pas de lyrisme. Pas de métaphore. Alors que tu viens d’une culture dans laquelle on ne parle que pour cacher sa pensée, on n’écrit que pour emballer ses désirs et embellir ses tripes dans la poésie. Toi, tu te perds toujours entre les deux. Inconsciemment ou non. Comme depuis cette nuit. Tu songes avec ta culture d’origine et tu parles avec les mots et les concepts de la langue française. Tes errements si étranges et si confus sont à l’image de ta vie de proscrit.
Si seulement la nuit restait suspendue à cet instant-là, avant l’aurore, avant l’appel à la prière. Qu’il n’y ait plus ni jour ni nuit. Que rien n’existe. Ni le passé ni le futur.
le persan est une langue qui chante à l’imparfait, où tout peut se répéter autant que l’on veut. C’est une langue nostalgique, non pas à cause de l’exil, mais elle l’est, d’après toi, dans son essence, en soi, par ses règles de bon usage qui reflètent une chose importante : le futur n’y a pas sa propre forme, comme en français.
Sans aucun doute, ce n’est pas toi qui t’exprimes en persan, mais tes origines, tes ancêtres.
ses mots français, empruntés fraîchement aux dictionnaires, n’ont jamais vécu en lui. Ils sont étrangers à sa pensée, à ses sentiments… en exil dans son âme afghane, qu’il aimerait tant travestir en esprit français.
À ceux qui la définissent comme une branche de bois sèche, elle dit qu’il faut faire attention, elle prend feu facilement ; et à ceux qui la désignent comme un morceau de glace, elle déclare qu’elle peut fondre brusquement.
Car, comme le dit la légende qu’il lui avait racontée, les traces de pas de chaque homme sont éparpillées sur terre dès sa naissance. Et l’homme, du premier jour où il marche, en ramasse une à chaque pas, jusqu’au jour où il cueille sa dernière trace, et c’est la fin, la mort.
Elle a probablement quelque chose qu’elle ne peut nommer, exprimer. Tu sais, c’est aussi le fondement du secret, l’innommable. C’est pourquoi tout ce que nous ne pouvons nommer, nous le considérons comme secret et sacré, nous sommes prêts à tout lui sacrifier. D’où la violence qui ravage cette terre des ignorants. »
Et n’oublie pas une chose : si quelqu’un te confie son secret, c’est pour te posséder !
Et dans les rêves tout fait l’effet d’être réel et faux à la fois !
tu t’inventes deux mondes parallèles, deux vies, deux personnalités, deux temps qui se superposent, se reconstruisent, se souviennent l’un de l’autre, se répètent.
Une œuvre garantit la trace de l’humanité dans l’univers ! […] « Et puis, les êtres humains peuvent se reproduire, pas les œuvres d’art. »
tu as voulu plutôt croire en elle – en ses mensonges – qu’en tes doutes. Par crainte de la perdre.
Tu n’imaginais pas être rattrapé un jour par ton déni, ni que tes origines deviennent ta destinée. C’est aussi cela le travail de l’exil.
Mon cher, un secret sans mensonge, ça n’existe pas ! Elle ne vous a pas menti pour vous trahir, vous ; mais pour ne pas trahir son secret.
Ce retour aux origines n’est absolument pas un fatum mais une délivrance.
Le mot amour est devenu, à cause de son abondante littérature, trop galvaudé et cérébral. Moi, je l’appellerais l’aimance. D’ailleurs c’est plus joli. Vous ne trouvez pas ?
Image : tableau de René Magritte : La Reproduction interdite (partiel / recadré)
2 Replies to “Rahimi, Atiq «Les Porteurs d’eau» (2019)”
Je sens que je vais l’aimer ,en tout cas le lire!Merci Catherine.
Ah ! depuis que j’ai découvert cet auteur avec « Syngué sabour. Pierre de patience » ( non commenté ici car je n’avais pas de blog en ce temps là ) je dois dire que j’ai aimé tout ce que j’ai lu de lui. Il allie , la réalité, le rêve, le conte, la poésie..