Von Canal, Anne « Scott est mort » (02.2019)

Von Canal, Anne « Scott est mort » (02.2019)

Autrice : Anne von Canal est née à Siegen en Allemagne en 1973. Elle a étudié la germanistique et la philologie anglaise et scandinave à Fribourg et a travaillé dans l’édition. Depuis le succès considérable de son premier roman, « Ni terre ni mer » (Der Grund, 2014), elle a choisi de se consacrer à l’écriture. Elle partage désormais sa vie entre Hambourg et la vigne qu’elle élève en Moselle.

Slatkine & Cie – 5.2.2019 – 192 pages – Traduit par Isabelle Liber

Résumé : « Les portes du bus se sont ouvertes dans un chuintement, et nous nous sommes rués dans ses entrailles chaudes et sèches sans montrer nos cartes au chauffeur. À cette heure, sur cette ligne, c’était presque toujours le même, celui qui était sympa, avec un sourire en coin et une canine en or. Il nous connaissait et gardait toujours ses rouleaux de tickets vides pour notre collection. »
Hanna est glaciologue, elle lit l’histoire du climat dans la banquise. Lors d’une expédition en Antarctique, elle reçoit un message de son frère lui annonçant la mort de sa meilleure amie. Les souvenirs remontent, leurs jeux d’enfants, son insolence, sa fuite inexplicable…
Dehors, on annonce une tempête, un Whiteout, un Blanc dehors, ce moment redoutable où ciel et sol se confondent dans une unique blancheur, où tout s’arrête.

Mon avis : J’ai beaucoup aimé ce livre. Tout d’abord, si vous n’avez pas entendu parler de L’Aventure Amundsen, lisez en priorité le petit résumé en pages 187-188. Cela ne se gâche en rien le roman mais cela vous met dans le contexte.
J’imaginais une tempête extérieure et je me suis retrouvée plongée dans un huis-clos avec tempête intérieure et extérieure. C’est un roman sur la solitude, sur le refus de faire son deuil, sur les traces que laissent une disparition, sur le manque, le refus d’accepter le passé. Et le tout traduit en couleurs. Le passé est coloré, le fil rouge est teinté de rouge, le présent est blanc.
Au début il y a des jeunes qui grandissent ensemble et caressent le rêve de faire des études leur permettant de devenir des explorateurs, qui vont se battre pour le climat et la protection de l’environnement. Un trio Amundsen, Scott et Oates, qui sont de fait Hanna, Fred et Jan . Leur programme :  suivre des études de biologie marine, de géologie et de géophysique. Mais au moment de partir pour l’Université, Fred alias « Scott » disparait … Hanna ne va pas s’en remettre. Vingt ans après, alors qu’elle est au fin fond de l’Antarctique, dans une situation qui réunit les conditions qui avaient défini leur rêve d’avenir (une tempête monstrueuse va s’abattre sur le campement de l’expédition) elle apprend le décès de son amie qui avait disparu il y a vingt ans, le troisième personnage du rêve. Et les souvenirs vont remonter à la surface, par touches, puis par vagues.
Tout est histoire de couleurs depuis le début ; couleur et image par le biais de la photo, de la « chasseuse d’images » dans leur jeunesse, blanc pour les paysages de glace et de neige, rouge comme la couleur du sang, ce sang qui éclate dans le passé comme le sang du Christ, dans le présent comme la couleur de la pelle à neige, comme le sang de la blessure dans l’immensité glacée, le sang, écho du passé, le lien du sang, le lien entre passé et présent ; le sang par lequel le passé se libère enfin, le sang qui permet à Hanna de parler de son amie, 20 ans après, qui libère ses souvenirs par le biais d’une collection d’échantillons de sang. Dans le nord, cette couleur rouge qui dérange, qui détonne. Dans la bible il y a la notion « L’âme est dans le sang » : l’âme qui est très présente aussi dans ce roman : « une ombre, une âme » « les fantômes n’ont pas d’âme », le contraste entre l’ombre et les couleurs de l’arc-en-ciel ; et à la fin le blanc qui recouvre tout, y compris le passé, le blanc couleur de pureté. Le blanc qui efface les frontières entre le ciel et la terre, entre les époques. Les couleurs, comme dans les paroles de la chanson « Caroline » de M.C.Solaar  – peur bleue l’armée rouge billets verts rouges cœur –  et « Du passé, du présent, je l’espère du futur – Je suis passé pour être présent dans ton futur » ;  le jaune dans les calculs biliaires, et beaucoup de couleurs dans les évocations du passé et de l’enfance.
La chasse et l’amitié sont également des éléments du récit : la chasseuse d’image, le livre lu « Le cœur est un chasseur solitaire » qui parle aussi de la perte d’un ami.
Le lien passé – présent qui est aussi la finalité de la mission géologique de l’expédition ; le passé qui se retrouve piégé dans les carottes de glace, cette glace qui est une archive complète du passé, avec toutes les states et tous les évènements. Les souvenirs de la vie.
Un roman qui s’achève presque sur la citation de Hawking « Le passé nous dit qui nous sommes, sans lui nous perdons notre identité » qui fait écho de l’intégration des souvenirs de son enfance/adolescence dans le cours de sa vie. La mémoire de l’être humain comme partie intégrante de la vie tout comme la mémoire de la planète préservée dans un échantillon de glace prélevé en profondeur et qui révèle tous les événements passés qui constituent la mémoire de la vie.

Un grand merci aux Editions Slatkine & Cie de m’avoir permis de lire ce livre de cette romancière allemande dont je n’avais jamais entendu parler. Je le recommande chaudement. J’ai été fascinée par ce récit très original dans lequel l’exploration concerne à la fois les profondeurs de l’âme humaine et celles de l’Antarctique. J’ai envie de lire son roman « Ni terre ni mer » pour faire plus ample connaissance avec l’écriture d’Anne Von Canal.

Extraits :

Quelle patience de la glace à conserver l’instant de sa naissance, quelle ténacité à préserver le souvenir d’un jour neigeux et des bourrasques de vent ! Température, précipitations, gaz atmosphériques, micropolluants – strate apres strate, année après année, emprisonnés et consignés dans la mémoire du climat. Telle est la chance du glaciologue : la glace n’oublie rien.
Jusqu’à ce qu’elle fonde, dit ta voix à mon oreille. Alors elle va jusqu’à s’oublier elle-même.

Voila vingt ans que tu es figée dans cette image. Prise dans les glaces du dernier souvenir que j’ai de toi. Dans cet instant qui a précédé la fin de notre amitié.

Réunis dans cette ombre, nous disparaissions, devenions autres, quelque chose de nouveau, nous n’existions plus individuellement.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *