Dai, Sijie « L’Évangile selon Yong Sheng » (2019)

Dai, Sijie « L’Évangile selon Yong Sheng » (2019)

Auteur : Dai Sijie est un cinéaste et romancier chinois né le 2 mars 1954 à Putian dans la province du Fujian. Dai Sijie vit en France depuis 1984. Dans ce nom chinois, le nom de famille, Dai, précède le nom personnel.
Ses romans : Balzac et la Petite Tailleuse chinoise (2000) – Le Complexe de Di (2003 – Prix Femina) – Par une nuit où la lune ne s’est pas levée (2007) – L’Acrobatie aérienne de Confucius (2009) – Trois vies chinoises (2011) – L’Évangile selon Yong Sheng, 2019

Editions Gallimard – 7.2.2019 –  448 pages

Résumé : Dans un village proche de la ville côtière de Putian, en Chine méridionale, au début du vingtième siècle, Yong Sheng est le fils d’un menuisier-charpentier qui fabrique des sifflets pour colombes réputés. Les habitants raffolent de ces sifflets qui, accrochés aux rémiges des oiseaux, font entendre de merveilleuses symphonies en tournant au-dessus des maisons. Placé en pension chez un pasteur américain, le jeune Yong Sheng va suivre l’enseignement de sa fille Mary, institutrice de l’école chrétienne. C’est elle qui fait naître la vocation du garçon : Yong Sheng, tout en fabriquant des sifflets comme son père, décide de devenir le premier pasteur chinois de la ville. Marié de force pour obéir à de vieilles superstitions, Yong Sheng fera des études de théologie à Nankin et, après bien des péripéties, le jeune pasteur reviendra à Putian pour une brève période de bonheur. Mais tout bascule en 1949 avec l’avènement de la République populaire, début pour lui comme pour tant d’autres Chinois d’une ère de tourments – qui culmineront lors de la Révolution culturelle. Dai Sijie, dans ce nouveau roman, renoue avec la veine autobiographique de son premier livre, Balzac et la petite tailleuse chinoise. Avec son exceptionnel talent de conteur, il retrace l’histoire surprenante de son propre grand-père, l’un des premiers pasteurs chrétiens en Chine. 

Mon avis : j’avais énormément aimé « Balzac et la Petite Tailleuse chinoise », un peu moins « Le complexe de Di » mais je dois dire que là, j’ai eu du mal à aller jusqu’au bout, par manque total d’empathie avec les personnages. Un texte document historique mais avec une dimension humaine et romanesque quelque peu ratée en ce qui me concerne.

L’auteur nous retrace le parcours de son grand-père, qui deviendra le premier pasteur chinois, dans la ville de Putian, ville natale de Dai Sijie, dans le Fujian. La vie de Yong Sheng commence sous la protection de l’aguillaire et l’arbre, tout comme la foi du pasteur, survivra à tout et renaitra de ses cendres. Je dois d’ailleurs dire que ce que j’ai préféré dans tout le roman est le discours qui a trait à l’arbre, à son écorce, à sa transmission, à ses vertus.

Les couples de colombes exceptionnelles, des sifflets à colombe, certaines traditions chinoises (le rouge pour le mariage), la fresque de l’arche de Noé réalisée d’après la Bible, les missionnaires occidentaux, le premier pasteur chinois, la révolution chinoise, la dictature de Mao, la Méthode de momification translucide, les cornets d’infamie, l’interdiction de parler religion, la rééducation des gens, la trahison des enfants du pasteur. Certes le parcours de l’homme est exceptionnel et il vit des aventures hors du commun pendant près d’un siècle. Que dire ? l’écriture est belle et poétique, mais c’est lent et peu accrocheur. Il s’agit d’un témoignage très intéressant sur les atrocités commises pendant la révolution culturelle, sur les brimades, sur la façon de « casser » les personnes qui s’opposaient au régime, par leur culture ou leur foi, mais il ne m’a pas touché au cœur et pour moi il a donc raté sa cible.

Extraits :

On l’appelle petit Yong, il n’a pas de prénom, il est encore trop petit. Si on lui en donnait un, les démons pourraient nous le prendre.

On ne lui demande pas de faire des gosses, juste de se marier, pour qu’un événement heureux redonne la santé à ma mère et lui permette de vivre encore quelques années.

Le charpentier disait souvent que sa tête n’avait aucune mémoire, mais que ses mains, lorsqu’elles tenaient un ciseau à bois et un marteau, se souvenaient toujours du geste juste ; la mémoire des gestes était gravée dans son corps.

La balustrade, à la tête du lit, était sculptée de fleurs de grenadier, symbole d’une nombreuse descendance, et celles des côtés de pommiers à bouquets, emblèmes de richesse et de prospérité.

Ce n’est peut-être la tête de son protégé. Ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard, si celui qui sera le premier pasteur chinois de Putian est le fils d’un charpentier.

Paysans et coolies portaient tous des sandales en paille pour se déplacer dans la montagne, où presque personne ne portait de chaussures en tissu.

Il aimait son travail et le contact avec ses ouailles ; son travail et le contact avec ses ouailles ; mais ce qu’il préférait par-dessus tout, c’était écrire, seul à sa table, à la lumière d’une lampe. En silence, il construisait, mot après mot, phrase après phrase, cette vie invisible aux yeux des hommes, dont il ne pouvait que prendre note, en essayant de ne pas la dénaturer.

Vu de dessous la table, le lit nuptial ressemblait à une île, dressée au milieu d’un océan de feu, sur lequel jouaient l’ombre et la lumière. Les couvertures et édredons de satin rouge ajoutaient encore à cette impression d’être encerclé par les flammes. Le rideau de soie accroché à la porte de la chambre était rouge, les carreaux de papier qui couvraient la fenêtre étaient rouges, la lanterne suspendue au plafond… Tout était rouge ou baigné de lumière rouge. L’odeur de la bougie fondue, qui envahissait la pièce, rendait l’atmosphère encore plus étouffante.

Porté par son élan oratoire, il volait de plus en plus haut sur les ailes du langage.

L’histoire, c’était pour lui le contraire de la réalité. Elle était si pleine de dramaturgie qu’elle ressemblait plutôt à une fiction.

Il peignait une grande fresque de l’Arche de Noé, sur la façade sud de sa chaumière.

Rhinocéros ! Le mot avait une connotation virile, qui parlait tout de suite aux hommes. Quel Chinois n’avait-il pas désiré goûter à la poudre de corne de rhinocéros ? (Cette corne, ils ne la connaissaient qu’en poudre, et seuls quelques chanceux avaient eu l’heur d’en consommer.) C’était le remède le plus cher de toute la pharmacopée chinoise (un gramme valait bien plus qu’un gramme d’or). Pour la première fois, ils découvraient à quoi ressemblait cette précieuse corne, dressée sur le nez du puissant animal, entre ses deux yeux saillants, sombres comme de la boue.

Bien qu’il peignît d’après des reproductions, il ne commençait jamais par dessiner les contours du corps ou de la tête des animaux. Il n’avait nulle vision d’ensemble, mais se concentrait d’abord sur un détail : en premier, il peignait les yeux (ou plutôt un œil), dans l’attente d’établir un échange avec le regard de celui qu’il allait créer.

Sa voix se mêla au bruit de la pluie. Les mots et les gouttes tombaient ensemble, dans une subtile harmonie. Avec un léger tremblement, chaque syllabe sortait de la bouche du pasteur comme autant de perles invisibles échappées d’un chapelet, dont l’écho faisait paraître la cour plus vaste qu’elle n’était.

Le pasteur souffla longuement à la surface de l’eau, et les sillons profonds qui ravinaient le front du vieil homme se confondirent un instant avec les rides de l’eau.

Elle avait orné ces boîtes de pendeloques de verre coloré, attachées avec des rubans de soie. À l’époque, au moindre courant d’air, ces breloques s’entrechoquaient dans un doux cliquetis, étincelants comme des diamants. Ils étaient à présent ternis et jaunâtres, comme s’ils avaient eux aussi trempé dans la grande jarre du temps, qui fait perdre son éclat à toute chose.

Il s’étonnait lui-même d’être toujours en vie à son âge. Mon Dieu ! Pourquoi ne m’a-t-on pas condamné à mort plutôt que de m’infliger la peine de travailler dans cet atelier primitif ?

La Révolution culturelle avait déjà répandu le feu dans la moindre ruelle. Elle n’avait commencé que depuis quelques semaines, et pourtant, à son grand étonnement, le nom de nombreuses rues avait été changé.

D’ailleurs, la comparer à un bonbon, c’était comme comparer une symphonie à quelques notes de pipeau.

Elle l’avait écrite au stylo, non pas à l’encre bleue, qu’utilisaient la plupart des gens, mais à l’encre noire, comme pour souligner l’irrévocabilité de ses mots, sur la feuille blanche.

Mon vieil arbre avait connu toutes les vicissitudes de la vie. Il était mort, avait vécu l’enfer, mais dans les profondeurs de la terre, il était ressuscité.

Infos : Les dix Enfers et leurs Rois

Image : Aquilaria sinensis ou l’arbre à encens: arbre sacré en Chine 

3 Replies to “Dai, Sijie « L’Évangile selon Yong Sheng » (2019)”

  1. La lecture de ce livre m’ayant été imposée au bras de fer par la tenancière de cet excellent blog, je n’ai pas d’autre choix que de vous imposer mon ressenti.
    Le livre ne cherche pas à séduire dans l’immédiat. il faut être persévérant mais une fois arrivé à la fin, j’ai eu l’impression de n’avoir pas perdu mon temps. Ce livre s’approche plus d’une biographie fantasmée que d’un roman. A travers le personnage principal, nous découvrons deux choses : une civilisation millénaire (la Chine) confrontée à une nouvelle religion (le christianisme) et un pan d’histoire de cette même Chine réparti en quelques époques : l’avènement de la république, la longue marche, les début de la république populaire et la révolution culturelle. L’épilogue se situe une vingtaine d’années plus tard et l’occupation japonaise a épargné ce coin du sud de la Chine. Je pense que c’est mon intérêt pour l’histoire en général qui m’a fait persévérer dans ma lecture.
    Le héros va découvrir la religion chrétienne alors qu’il est un enfant (et cultiver au fond de son coeur un amour platonique pour en femme plus âgée mais Chuuttt !). Devenu adulte, son apprentissage sera écourté par la menace japonaise. Plus tard, il tentera de rejoindre l’armée rouge partie dans ce qui sera appelé « La longue marche » afin de régler des comptes personnels. Il sera mis en accusation lors de l’avènement de la république populaire comme chrétien et suppôt des occidentaux. Après une très longue et rude rééducation, il subira l’avènement de la révolution culturelle. Devenu le meilleur ami de son ancien bourreau tombé en disgrâce, il devra subir une nouvelle trahison de la part d’un être cher. Enfin arrivé au crépuscule de sa vie il terminera ses jours sur un ultime geste d’amour et de foi.
    J’ai énormément résumé car tout a été dit plus haut . Ce livre s’attaque comme une rivière. Il y a parfois des instants de calme et d’ennuis mais il y a aussi des moments où il faut être bien accroché. Le récit a été écrit par un chinois et non par un occidental ce qui lui apporte une saveur particulière, plus d’authenticité sans doute.
    Voilà, je suis venu j’ai lu et j’ai compte-rendu. Ce livre n’est pas un chef d’oeuvre absolu mais il mérite le détour et il a l’avantage d’être original en nous offrant l’histoire d’un être insignifiant mais touchant.

    1. Ah ben non ! C’est CatW qui a eu la main pour le choix de cette lecture cette fois! Moi je proposais le Alex Capus « Au Sevilla Bar » ou le « Surface » d’Olivier Norek et je me suis inclinée devant la majorité!

  2. Et moi c’est tout le contraire, il m’a touchée en plein coeur.

    Je vais parler ou essayer de parler de mon ressenti, je dois dire qu’en me relisant j’ai l’impression d’être totalement confuse peut-être même presque incompréhensible mais je n’arrive pas à être concise et je m’éparpille donc comme cela :

    Oui ce livre fait partie incontestablement des livres qui ont une âme. C’est un livre riche non pas en termes de rebondissements ou actions mais dans le tableau historique qu’il nous présente et d’autant plus, dans les situations où l’homme et ses idées sont mis à mal du fait d’un système répressif.
    Dai Sijie en exprime toute l’ironie, en alternant opprimés et bourreaux selon le temps dans l’Histoire où les mêmes scènes se répètent, jouées par le dictat d’un système politique tout puissant, répressif à l’extrême jusqu’à la torture.
    Nous suivons Yong Sheng, fils de charpentier, réputé pour son art de fabriquer des sifflets qu’on accroche aux ramages des colombes afin qu’ils produisent un son, une musique, une mélodie unique qui submerge, envoûte, transpose dans un monde à part (« …, il avait découvert que les sons remplissaient fort bien la voix humaine. Ils étaient même plus riches et plus purs que le langage. Souvent plus profonds et autrement majestueux. Ils variaient au gré du vent, s’étiraient à l’infini, mais restaient toujours harmonieux. ») où nous, hommes occidentales, peut-être échappons-nous à ces variations subtiles, ces vibrations ?!?!. Je me suis sentie un peu étrangère et pourtant touchée par cette poésie d’images.
    Pour être honnête les 100 premières pages m’ont paru « presque ennuyeuses » et si Super Bressan n’avait pas fait son topic, j’aurais sans doute passée mon chemin, appuyée par ton avis mitigé Cath sur ce livre.
    Et après coup, je me demande si je ne suis pas, moi aussi, une victime dans ce monde littéraire foisonnant où l’on attend toujours plus d’actions, toujours plus de scènes, toujours plus de suspens, toujours plus de final explosif, inattendu.
    Ce livre en est le contraire : pour en extraire le suc, il faut être patient, prendre son temps et se laisser porter par cette littérature chinoise à part.
    Je dois dire que j’ai été touchée maintes fois et presque jusqu’aux larmes, la fin est juste magnifique et terrible à la fois où l’on accompagne la mort de Yong Sheng. C’est sa vie faite de résilience et de pardon qui va lui permettre de partir serein, presque spectateur de sa propre mort. Lui qui n’a eu de cesse de pardonner l’adultère de sa femme, la trahison de « sa fille », les tortures de son bourreau qui en fait sera le seul à l’avoir compris, qui aura partagé sa douleur, et l’oppression d’un régime qui vous contraint en esclavage à travailler pour l’Etat, victime de sa femme qui n’est d’autre que « la fille » de Yong Sheng, elle même victime du rouleau compresseur de la révolution culturelle qui vous pousse à renier père et mère pour pouvoir se sauver elle et son futur enfant.
    Quelques scènes éprouvantes quand la fresque mural de Yong Sheng est détruite à coups de hache par le manchot qui sera son bourreau mais aussi son gendre comme je l’ai dit plus haut.

    Bref j’ai une impression d’un avis brouillon qui va dans tous les sens mais il est difficile de parler d’un livre pourvu de tant de richesses qui possède une partie de l’âme du monde…

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