Belpois, Bénédicte «Suiza» (2019)
Autrice : Bénédicte Belpois a passé son enfance en Algérie, elle vit aujourd’hui en Franche-Comté où elle exerce la profession de sage-femme. C’est lors d’un long séjour en Espagne qu’elle a commencé à écrire « Suiza« , son premier roman. En 2021 elle publie « Saint-Jacques »
Gallimard – Blanche – 07.02.2019 – 256 pages
Résumé :
« Elle avait de grands yeux vides de chien un peu con, mais ce qui les sauvait c’est qu’ils étaient bleu azur, les jours d’été. Des lèvres légèrement entrouvertes sous l’effort, humides et d’un rose délicat, comme une nacre. A cause de sa petite taille ou de son excessive blancheur, elle avait l’air fragile. Il y avait en elle quelque chose d’exagérément féminin, de trop doux, de trop pâle, qui me donnait une furieuse envie de l’empoigner, de la secouer, de lui coller des baffes, et finalement, de la posséder. La posséder. De la baiser, quoi. Mais de taper dessus avant ». La tranquillité d’un village de Galice est perturbée par l’arrivée d’une jeune femme à la sensualité renversante, d’autant plus attirante qu’elle est l’innocence même. Comme tous les hommes qui la croisent, Tomás est immédiatement fou d’elle. Ce qui n’est au départ qu’un simple désir charnel va se transformer peu à peu en véritable amour.
Quelques informations données par l’autrice que j’ai entendue en interview : Après une enfance en Algérie (fille de coopérants – mère institutrice) elle rentre en France à la période de l’adolescence, avec sa mère et ses frères/sœurs. Elle se retrouve parachutée dans une banlieue pavillonnaire et vit très mal ce déracinement. De son enfance en Algérie il lui reste des souvenirs magnifiques, la mer, la plage, une vie heureuse et légère. Elle se sent à l’aise en Espagne car ce pays lui rappelle son Algérie natale. Elle est franco-suisse (sa grand-mère était suisse) Elle est sage-femme de formation mais elle travaille maintenant dans le secteur de la protection maternelle et enfantine et ne fait plus d’accouchements. Elle s’occupe de femmes fragilisées, de victimes qui ont besoin de retrouver une petite place dans la société, d’être « debout » malgré les épreuves.
Tous les personnages sont de fait une sorte de mosaïque de personnes qu’elle a rencontré ; ils existent dans la vraie vie. Certains sont issus de rencontres fugaces sur les routes d’Espagne, d’autres ont transité par les foyers dans lesquels elle travaille : des exclus de la société, en marge, qui ont besoin d’aide.
Mon avis :
Tomas « Tomasse » : C’est le personnage principal du livre, le narrateur : un homme qui a tout de la brute épaisse, un être qui s’est construit tout seul, sans mère, sans amour, dans le manque perpétuel, sans présence féminine à part sa nourrice qu’il considère comme sa mère et il n’a jamais appris à aimer. Un gitan, brutal, un être entier, brut de décoffrage. Un anti-héros atteint dans sa chair par un cancer et qui au fur et à mesure du livre va se remettre en question et laisser apparaitre l’enfant perdu sous son corps massif et puissant. Tout comme Suiza, il va se débrouiller avec le peu d’humanité qu’il a reçu à la naissance. La grosse différence entre lui et Suiza, il est riche. Tomas incarne le « Mâle » dans toute sa splendeur, mais il se fissure, laisse ressortir ses doutes et ses fragilités. Toutefois, la partie « Mâle protecteur » est extrêmement présente, preuve en est l’importance qu’il accorde à laisser ses biens à ses proches quand il aura disparu. C’est un homme blessé, à fleur de peau, qui se protège et culpabilise en repensant à son ex-femme qui est morte. Il en vient à dire que la maladie a eu toute la place pour se développer en elle car il ne l’avait pas remplie d’amour. Il protègera sa « Suiza » autant qu’il le pourra, jusqu’au bout, en lui cachant sa maladie et faisant tout pour qu’elle ne se retrouve pas sans rien quand le crabe aura gagné la partie.
Suiza : Une jeune femme fragile, innocente, belle, paumée, blessée par la vie s’est échouée dans un foyer pour personnes en détresse ; peu instruite, elle nous est présentée comme peu intelligente et inadaptée socialement. Elle aime la musique – la Suite española ou Suite espagnole, op. 47pour piano seul composée par Isaac Albéniz intitulée Asturias (Leyenda) – et rêve de voir la mer. L’Espagne correspond au pays de ses rêves. Au terme d’un périple pour le moins éprouvant, elle se retrouve dans un petit village de Galice, qui se révèlera au final être « son paradis ». J’ai beaucoup aimé la description de cette fille toute simple qui se révèle par sa peinture, sa gentillesse, sa générosité, et qui est une femme « debout » envers et contre tout.
La relation entre Tomas et Suiza est au départ purement sexuelle et empreinte de violence: Tomas n’accepte pas de se sentir esclave de ses pulsions et le vit avec rage. Puis, une fois qu’il comprend que Suiza est en quelque sorte « domptée », il va changer. La relation se transformera; de sexuelle elle deviendra relation d’amour et il apprendra à l’aimer; il écoutera les conseils de celui qui lui apprend à « aimer et comprendre » une femme, il deviendra attentif à ses souhaits, fera tout son possible pour lui faire plaisir
Deux êtres bousillés par la vie se complètent et s’aident à avancer : peur, violence et solitude cèdent la place à l’attention, le désir de faire plaisir et de protéger. Ils apprennent à se connaitre, à faire confiance, à surmonter leurs peurs et leurs démons. Chacun ses compétences: il ne sait pas faire les tartes aux pommes, elle ne sait pas compter. Et quand elle se rendra compte qu’elle commence à comprendre un peu les chiffres, elle ne le lui dira pas, car lui ne sait toujours pas faire la tarte aux pommes.
Bien sûr c’est l’histoire de Tomas et Suiza, mais c’est aussi celle des autres fracassés du village: Francesa, Rámon. Lope alias Mon Prince, Alberto, Agustina. Des gens qui se blindent, se referment, sont durs comme des pierres et ont le « coeur-caillou » pour pouvoir continuer à avancer. Sans oublier le personnage le plus insidieux et le plus maléfique, « le crabe ». Bénédicte Belpois va s’attacher principalement à nous décrire les personnages, et à nous les rendre attachants et humains grâce à une étude approfondie des caractères de ces êtres mal-aimés et solitaires. La description des paysages est également détaillée mais c’est principalement les individus qui émeuvent et sont au centre du livre. La Galice, c’est l’Espagne, mais c’est une Espagne dure, sombre, avec des habitants en adéquation avec les rudes conditions de vie. Et malgré cette rudesse, la tendresse et l’émotion ne sont jamais bien loin, même si elles sont bien cachées sous les carapaces.
Très beau premier roman. Je remercie Lolomito de me l’avoir fait découvrir.
Extraits :
Je comprenais que j’avais jusque-là totalement occulté la nouvelle, que je l’avais enfouie dans les tréfonds de mon cerveau sans l’analyser, parce que trop violente, trop injuste. J’étais resté sidéré, cloué contre le mur, et j’avais endossé le déni pour rester encore debout, ne pas m’effondrer comme une grosse merde, me rouler par terre et pleurer comme une vieille femme. Pour continuer à vivre, tout bêtement, et repousser la mort qui venait m’embrasser dans le cou et me susurrer des mots doux.
Le désir est monté en moi, comme un vent violent annonçant la grêle. Mon cœur gonflait inexorablement, il était seul à s’étouffer dans ma poitrine tout à coup trop petite. Ce qu’il me restait de poumons avait disparu, tassé quelque part, puisque je ne respirais plus.
— De Suisse, tu dis ?
— Eh oui, mon gars, c’est ça, la mondialisation ! Avant, c’est ceux de chez nous qui partaient pour nourrir leur famille et travaillaient comme des esclaves pour un salaire de misère, mais maintenant, c’est les Suisses qui viennent en Galice pour faire fortune.
Bien entendu, aucune fille ne s’intéressait à moi, puisqu’elles me prenaient – à juste titre – pour un alcoolique taciturne et peu amène ayant le charisme d’une écumoire et la finesse d’un semi-remorque.
Je me disais que la maladie lui avait rongé le cerveau, parce que je n’avais pas été capable, moi, d’occuper le terrain, d’entrer suffisamment dans sa tête et dans son cœur, que je n’avais pas su la chérir, la cajoler, la caresser et finalement l’aimer. Que le vide affectif que je n’avais pas comblé avait laissé la place à cette bête malfaisante, et que même alors, lorsqu’elle avait pris ses aises, je n’avais pas su l’en déloger.
Le manque d’amour maternel, le manque d’amour tout court, m’avait construit dur et froid, mais il n’excusait pas tout
J’effilochais les mots, je les lardais de pleurs outranciers, je sanglotais, moi qui étais l’homme le plus malheureux du monde : écoute ma douleur, vois comme elle me ronge et me dévore, comme elle m’anéantit.
Si tu veux te répandre, il y a la spécialiste en couinages de cancéreux, la psychologue, qui va te remettre les idées en place.
Parfois, je fais des phrases à peu près correctes, mais c’est parce que je m’en souviens, j’ai une bonne mémoire. C’est la seule chose pour laquelle je suis bonne, la mémoire.
En Espagne ! Comme Asturias, comme Isaac. Je me suis dit que c’était un signe, que là-bas, tout devait être merveilleux.
— Les Suisses parlent français, Agustina, le suisse ça n’existe pas. Ils peuvent parler allemand aussi, voire italien.
— Ils ont pas de langue à eux, qu’ils sont allés piquer celles des autres ? Ben, les empaffés ! Pis ça vient te donner des leçons avec leur argent et leurs banques, alors qu’ils ont même pas de quoi se parler entre eux… Des sauvages, oui !
— Ils ont une langue bien à eux, le romanche, mais peu de Suisses la parlent en réalité.
Avoir ce pouvoir sur elle me rendait à nouveau mâle, puissant et vigoureux, alors que depuis quelques semaines je me vivais comme une loque bouffée par la maladie.
C’est pour son épilepsie. Il est né deux mois avant la date, il paraît que c’est pour ça. Démoulé trop chaud, quoi.
Nous avancions tous les deux comme deux corbeaux. Lui, petit et sec, vif, noir de soutane et parlant, moi, grand et massif, noir de soleil et d’origine, perdu dans mes pensées.
Le : Je n’aimerais pas qu’il t’arrive quelque chose, j’en serais triste faisait l’effet d’un antidépresseur.
J’ai arrêté d’être méchant et de balancer mon cancer à la gueule de tous ceux qui s’intéressaient à moi.
Elle a touché le sable de la main avant d’y mettre les pieds, en bas des escaliers, et s’est retournée vers moi avec des yeux interrogatifs, visiblement elle ne savait pas ce qu’était ce magma brûlant et blanc qui menaçait de se dérober sous ses pas.
C’était le dialecte de ceux qui ont souffert, des fracassés, des abîmés. Une longue plainte monocorde et monotone qu’il fallait laisser agoniser.
Elle marchait sans bruit, juste ses vieilles articulations qui craquaient l’une après l’autre, comme si tout son squelette grinçait.
La souffrance te fait ce que tu es, comme un arbuste de la sierra, poussé de travers à cause du vent trop fort. Mais en ton cœur, tu es droit, tout le monde le sait.
Elle ne saurait jamais compter, mais elle savait lire ma nature et la peignait mieux que quiconque.
Ma grand-mère me racontait toujours des histoires de gnomes des bois ou des maisons. J’aimais bien. J’y crois un peu. C’est comme des anges gardiens, presque.
Je mettais le doigt de façon précise sur ce que j’avais toujours inconsciemment perçu : les femmes, même dans la misère sociale ou affective, restaient moins abîmées que les hommes. Malgré le manque, le vide, la solitude, il leur restait toujours un peu d’amour à donner, comme si elles naissaient avec un stock plus important, dès le départ.
Photo : Le sanctuaire de la Virxe da Barca (Notre-Dame de la Barque ) est une église située à Muxía à l’ouest de la Galice en Espagne
5 Replies to “Belpois, Bénédicte «Suiza» (2019)”
Je suis très contente de te l’avoir fait découvrir.
Gros coup de cœur pour moi ce livre !
tu ne mettrais pas ton avis en entier en réponse? c’est en le lisant que j’ai eu envie de lire le livre…
Oh oui moi aussi je l’ai beaucoup aimé ce livre.
Voici plus en détail mon ressenti :
Livre coup de cœur, coup de poing. Je suis d’accord avec Lolomito, (voir avis posté en-dessous) ce n’est pas du tout un livre tendre, tout bourré de bons sentiments à la Ana Gavalda. Je dirais que c’est diamétralement l’opposé.
Le contexte : un village retiré en Galice, terre rude, âpre comme le sont les hommes qui travaillent cette terre. Alors je dirais : bienvenue chez les Machos au langage bien salasse qui ont envie de tirer tout ce qui bouge. Dans ce contexte débarque Suiza, jeune femme un peu simplette au passé lourd de peine et de violence. Elle y arrive en s’échappant de son foyer en faisant du stop pour aller voir pour la première fois la mer. Un routier l’y emmène et au passage se fait payer en nature ce que trouve normal Suiza. Elle n’éprouve ni plaisir ni dégoût et cette expérience se réitérera avec le vieux patron du bar qui la recueille et l’emploiera au bar et pour son plaisir personnel. Bon là on peut dire que ce n’est pas un contexte peuplé de bons sentiments à la guimauve.
Débarque Tomas, veuf agriculteur, riche, quarantaine d’années qui vient d’apprendre qu’il est atteint d’un cancer des poumons. Et là dans ce bar il voit Suiza et tout bascule. On arrive dans le registre du chasseur et de la proie. Le désir devient primaire, brutal, animal, à la limite de la violence et on se surprend à se dire que c’est super beau. C’est là le tour de force de l’auteure qui nous pose sur le fil, entre moralité où la femme est considérée comme un objet de désir, qu’on prend sans lui demander son avis, qu’on viole. Tomas est détestable dans ce rôle mais aussi tellement sensuel, sexuel dans le mâle qui représente. Et c’est tout là le paradoxe. Tous ces contraires qui s’opposent. Le langage est cru, les scènes de sexe animales. Et l’amour naît, immense et pur au delà des préjugés. Ce sera une renaissance pour Tomas que l’on vient de détester et qu’on va aimer. Tomas par sa violence, sa rusticité, son caractère abrupte va mesurer toute la fragilité de Suiza, et n’aura de cesse de la protéger jusqu’au geste ultime que l’on comprend ou pas.
Un livre d’amour prenant, Intense. Il m’a fait penser un peu à 37°2 et pourtant ce n’est pas du tout le même sujet.
Bref j’ai tout aimé, le rythme, la construction du livre et l’histoire, énorme coup de cœur. Déçue qu’il se termine si vite.
Commentaire modifié
Mon avis en entier :
“Ici les gens vont raconter n’importe quoi sur mon compte après un fait divers pareil. “
C’est avec cette phrase annonciatrice que Bénédicte Belpois débute son histoire.
Et c’est seulement l’épilogue oh combien surprenant qui nous délivrera la réponse à l’interrogation que se pose le lecteur au départ de ce livre.
A savoir que s’est-il passé?
Un premier roman pour cette écrivaine et quel roman !!!
Pour un premier livre, je l’ai trouvé très abouti, très bien construit, cohérent, et surtout magnifiquement bien écrit, d’une grande maîtrise.
Un roman brut de décoffrage, avec un langage cru et sans fioritures mais il n’en fallait pas moins pour dépeindre ce personnage de Tomás qu’elle a voulu “brute épaisse”, misogyne et macho.
Tomás est le narrateur principal de ce livre à deux voix.
Et la narration est hallucinante.
Je suis toujours admirative lorsqu’un auteur se met dans la peau d’un personnage du sexe opposé et là, vraiment, Bénédicte Belpois m’a bluffée.
Pour ce qui est de l’histoire, tout est dit dans le résumé.
Il s’agit de l’arrivée d’une jeune femme en difficulté qui vient troubler la tranquillité d’un village galicien, de la rencontre assez improbable entre deux êtres diamétralement opposés.
L’ambiance et le décor d’une ferme perdue dans la campagne espagnole est très bien ressentie.
Bref, vous l’aurez compris, j’ai adoré ce roman.
Gros coup de cœur pour moi. ❤️❤️❤️❤️❤️
Je vais suivre de près l’actualité de Bénédicte Belpois afin de ne rien rater de ses prochaines parutions.
Coup de cœur pour moi aussi
Voilà un roman comme je les aime : une vraie histoire, des personnages avec de l’épaisseur et une belle écriture.
On sent que ce livre a été écrit avec les « tripes ». C’est rude, âpre, violent, avec des émotions sincères.
J’ai trouvé que la psychologie des personnages sonnait très juste. Ils sont tous attachants, même cet affreux Tomas qui s’approprie littéralement Suiza et qui (heureusement) se bonifie au fil des pages. Les personnages annexes m’ont beaucoup plu. Ils ont tous en commun un passé douloureux qui leur donne une beauté d’âme.
Pour un premier roman, c’est vraiment une belle réussite. Je lirai volontiers ses prochains écrits.