Cercas, Javier «A la vitesse de la lumière» (2006)
Auteur : Javier Cercas est né en 1962 à Cáceres et enseigne la littérature à l’université de Gérone. Il est l’auteur de romans, de recueils de chroniques et de récits. Ses romans, traduits dans une trentaine de langues, ont tous connu un large succès international. Anatomie d’un instant a été consacré Livre de l’année 2009 par El Pais.
Du même auteur, Actes Sud a publié : Les Soldats de Salamine (2002), À petites foulées (2004), À la vitesse de la lumière (2006), Anatomie d’un instant (2010), Les Lois de la frontière (2014, prix Méditerranée étranger 2014), L’Imposteur (2015), Le Mobile (2016) , Le Point aveugle (2016) et Le Monarque des ombres – (RL2018)
Actes Sud – Septembre 2006 – 288 pages /Babel –Février 2008 – 288 pages
Résumé : Dans une université américaine, un écrivain débutant, qui pourrait s’appeler Cercas, se lie d’amitié avec un vétéran du Vietnam anéanti par le poids de son passé.
A son retour en Espagne, le succès de l’un de ses romans le propulse soudain au firmament et, gorgé de suffisance, il ne sait pas voir qu’il a perdu son âme. Un drame se produit auquel, peut-être, il faudrait survivre. Aux portes de l’enfer, qui s’ouvrent béantes sur le mépris de soi et le désir de mort, il unit son destin à celui de l’ami américain. Dans une impunité souveraine, l’un a ressenti la jouissance de tuer sans raison, l’autre a connu le vertige d’abuser de son piètre pouvoir. A la vitesse de la lumière, ils se sont pris pour des dieux pour se retrouver, brisés, dans ce sentiment archaïque et latent qu’est la culpabilité.
Dès lors, seul raconter l’un peut sauver l’autre.
Si Javier Cercas pointe notre capacité illimitée à faire le mal et l’effroyable nature de la guerre et du succès, il établit surtout le pouvoir de la littérature pour affronter toutes les réalités du monde.
Mon avis : Un livre qui évoque le Vietnam (les conséquences de la guerre sur un soldat américain) et le métier d’écrivain, sur la violence et ses implications et non un livre sur la Guerre du Vietnam a proprement parler. C’est de fait la rencontre d’un jeune espagnol qui débarque en Amérique pour enseigner l’espagnol et dont le rêve est de devenir écrivain et d’un américain qui a fait le qui en est revenu brisé ; il avait cru partir combattre pour son pays en est revenu submergé par la culpabilité, buvant et fumant beaucoup trop, souffrant d’une grave dépression, honteux d’avoir « fait le Vietnam », dans un état de stress permanent, coupé du monde et de ses proches. Dès le début la personnalité de Rodney Falk ne peut que susciter l’intérêt au vu du mystère qui entoure le personnage. Ce livre traite de la violence, des ombres du passé, de la sensation de culpabilité, de la difficulté de vivre dans un monde normal après avoir connu le cauchemar de la guerre.
Le livre est de fait un récit qui commence par nous présenter les deux personnages ; puis l’un des deux se volatilise (le vétéran du Vietnam) et réapparait brusquement des années après. Cette fois ci c’est lui qui a traversé le monde pour se retrouver en Espagne. Puis ce sera au tour de l’Espagnol de retraverser les océans, avant l’épilogue qui se déroulera en Espagne. Un récit, un dialogue, une confession… L’un se raconte, l’autre voudrait écrire le roman du personnage.
La tension est palpable à chaque instant. Vont se greffer d’autres personnages, le père de l’Americain, la femme et l’enfant de l’espagnol, puis la femme et le fils de l’Americain. C’est aussi un livre sur l’amitié : celle entre le narrateur et Rodney, forte à la fois dans la présence et dans l’absence. Il convient aussi de relever que les personnages féminins sont forts
Peut-on se sortir de l’enfer ? Peut-on raconter l’enfer ? Tout comme lors de la lecture du dernier livre de Victor Del Arbol « Antes de los años terribles » la présence en toile de fond de Joseph Conrad et « le cœur des ténèbres » est palpable.
Extraits :
“Celui qui n’est pas occupé à vivre est occupé à mourir.”
En plus, a-t-il conclu sans sourire, avant que je ne me mette à rougir, si tu regardes bien, il est très utile comme détecteur d’idiots : jamais les idiots n’aiment Hemingway.”
il avait l’air d’un enfant perdu dans une réunion d’adultes ou d’un adulte perdu dans une réunion d’enfants ou d’un animal perdu dans un troupeau d’animaux d’une autre espèce.
il regardait la nuit comme s’il était sur le bord d’un précipice très noir et que personne n’avait autant le vertige ni autant peur que lui
Je veux dire que celui qui sait toujours où il va n’arrive jamais nulle part, et qu’on sait seulement ce qu’on veut dire une fois qu’on l’a dit.
Je veux dire que les silences sont plus éloquents que les mots, et que tout l’art du narrateur consiste à savoir se taire à temps : c’est pour ça que, dans le fond, la meilleure façon de raconter une histoire, c’est de ne pas la raconter.”
Sauf que les idées deviennent des clichés non pas parce qu’elles sont fausses, mais parce qu’elles sont vraies ou, du moins, parce qu’elles contiennent une part substantielle de vérité. Et quand on en a marre de la vérité et qu’on essaie de dire des choses originales pour faire l’intéressant, on finit par ne dire que des conneries. Dans le meilleur des cas, des conneries originales et même intéressantes, mais des conneries quand même.
Regarde Scott ou Hemingway : ils étaient tous les deux amoureux du succès et il les a achevés tous les deux, et bien avant qu’on les enterre.
Tu sais ce que disait Oscar Wilde : “Il y a deux tragédies dans la vie. L’une, de ne pas atteindre ce qu’on désire. L’autre, de l’avoir atteint.”
Tout le monde regarde la réalité, mais rares sont ceux qui la voient. L’artiste n’est pas celui qui rend visible l’invisible : ça, c’est vraiment du romantisme, bien que pas de la pire espèce ; l’artiste est celui qui rend visible ce qui est déjà visible et que tout le monde regarde et que personne ne peut ou ne sait ou ne veut voir. Que personne ne veut voir surtout.
Je veux dire que les gens normaux ou subissent la réalité ou en jouissent, mais ils ne peuvent rien en faire, alors que l’écrivain si, parce que son métier consiste à transformer la réalité en sens, même si ce sens est illusoire ; c’est-à-dire qu’il peut la transformer en beauté, et son bouclier, c’est cette beauté ou ce sens.
Ainsi, même si Rodney s’était entièrement volatilisé, en réalité il était plus présent que jamais dans ma vie, exactement comme s’il était devenu un fantôme ou un zombi.
on aperçoit à travers elles une évolution qui reflète sans doute celle de Rodney lui-même pendant ses années passées au Viêtnam : soignées et nuancées au début, attentives à ne laisser la réalité pointer qu’à travers une rhétorique sophistiquée de la réticence, faite d’allusions, de silences, de métaphores et de sous-entendus ; à la fin, elles devenaient torrentielles et démesurées, frôlant souvent le délire, comme si le tourbillon irrépressible de la guerre avait brisé une digue, ouvrant ainsi la voie à un débordement effréné de clairvoyance.
Il n’y eut pas de sang – du moins pas de sang physique, uniquement du sang métaphorique –, mais des accusations, des insultes et des claquements de porte
Bien sûr, nous nous efforçons tous de faire semblant d’y comprendre quelque chose, de savoir pourquoi nous sommes ici et pourquoi nous tuons et risquons de mourir, mais nous ne le faisons que pour ne pas devenir complètement fous.
En apparence, Rodney était certes revenu du Viêtnam, mais c’était en réalité comme s’il s’y trouvait encore, ou comme s’il avait ramené le Viêtnam chez lui.
Il est possible que très vite il se fît à l’idée que personne ne revient du Viêtnam : qu’une fois qu’on s’y est retrouvé tout retour est impossible.
Mais laissez-moi vous dire une chose : toutes les histoires d’amour sont insensées, parce que l’amour est une maladie ; mais avoir des enfants, c’est s’aventurer dans une histoire d’amour tellement insensée que seule la mort est capable de l’interrompre.”
tomber amoureux, c’est se laisser vaincre à la fois par le délire et par une maladie que seul le temps est capable de guérir
Je ne sais pas, en fin de compte, peut-être bien qu’il n’y a que deux types de personnes : celles qui agissent mal et croient toujours bien agir, et celles qui agissent bien et croient toujours agir mal.
Ce qui est étonnant, c’est que tu n’aies pas encore appris que bien écrire, c’est le contraire d’écrire de belles phrases. Aucune belle phrase n’est capable d’attraper la vérité. Peut-être même qu’aucune phrase n’en est capable, mais…
Les seules histoires qui valent la peine d’être racontées sont les histoires vraies et si tu n’as pas pu raconter la mienne, c’est parce qu’elle ne peut pas l’être.
Dans la guerre, vois-tu, il y a ceux qui coulent et ceux qui s’en sortent. C’est tout.
l’écrivain qui cesse d’écrire finit par chercher ou par attirer la destruction, car il a attrapé le vice consistant à regarder la réalité et à la voir parfois, mais il ne peut plus s’en servir, il ne peut plus la transformer en sens ou en beauté, il n’a plus le bouclier de l’écriture pour se protéger d’elle. Alors, tout s’arrête. C’est la fin. Finito. Kaputt.
Ils étaient là tous les deux, sur ce bout de papier oublié, comme deux fantômes qui résistent à l’effacement, diaphanes, souriants et intacts
C’était comme si quelqu’un lui avait arraché une connexion minime, mais indispensable à son fonctionnement et que tout son organisme avait souffert d’un collapsus qui le transformait en dépouille de lui-même.
Trouver des coupables, c’est très facile ; ce qui est difficile, c’est d’accepter qu’il n’y en ait pas.
Il faut vraiment être con pour croire qu’on peut changer sa vie, comme si à quarante ans on ne sait pas encore que ce n’est pas nous qui changeons de vie, mais que c’est la vie qui nous change. Enfin…
Info pour ceux /celles qui lisent l’espagnol, je recommande l’article de Liliana Costa sur le livre : « La velocidad de la luz »