Tavernier, Tiffany «Roissy» (RL 2018)

Tavernier, Tiffany «Roissy» (RL 2018)

Autrice : Tiffany Tavernier est romancière et scénariste. Née en 1967, elle est la fille de la scénariste Colo Tavernier et du réalisateur Bertrand Tavernier. Son premier roman, Dans la nuit aussi le ciel (Paroles d’aube, 1999 ; Points, 2000), retrace son expérience dans les mouroirs de Calcutta, à dix-huit ans. Depuis lors, elle n’a cessé de voyager de par le monde, notamment en Arctique, où elle situe son roman suivant, L’Homme blanc (Flammarion, 2000 ; Points, 2001).
Après avoir publié chez Grasset (Holy Lola, en 2004, le roman inspiré par le scénario qu’elle écrivit pour son père avec Dominique Sampiero), au Seuil, aux éditions des Busclats (Comme une image, 2015, qui revient sur son enfance sur les plateaux de cinéma) ou chez Tallandier (une biographie d’Isabelle Eberhardt, en 2016), Tiffany Tavernier rejoint le catalogue de Sabine Wespieser éditeur.

Sabine Wespieser – 30.08.2018 – 280 pages

Résumé : Sans cesse en mouvement, tirant derrière elle sa valise, la narratrice de ce roman va d’un terminal à l’autre, engage des conversations, s’invente des vies, éternelle voyageuse qui pourtant ne montera jamais dans un de ces avions dont le spectacle l’apaise.
Arrivée à Roissy sans mémoire ni passé, elle y est devenue une « indécelable » – une sans domicile fixe déguisée en passagère –, qui a trouvé refuge dans ce non lieu les englobant tous. S’attachant aux êtres croisés dans cet univers fascinant, où personnels navigants ou au sol côtoient clandestins et laissés-pour-compte, instituant habitudes et rituels comme autant de remparts aux bribes de souvenirs qui l’assaillent et l’épouvantent, la femme sans nom fait corps avec l’immense aérogare.
Mais la bulle de sécurité finit par voler en éclats. Et quand un homme, qui tous les jours vient attendre le vol Rio-Paris – le même qui, des années auparavant, s’est abîmé en mer – tente de l’aborder, elle fuit, effrayée. Comprenant, à sa douceur et à son regard blessé, qu’il ne lui fera aucun mal, elle se laissera pourtant aller à la complicité qui se nouera entre eux.
Magnifique portrait de femme rendue à elle-même à la faveur des émotions qui la traversent, Roissy est un livre polyphonique et puissant, qui interroge l’infinie capacité de l’être humain à renaître à soi et au monde.

Mon avis : A Roissy, il y a ceux qui partent, ceux qui arrivent et ceux qui restent. J’ai découvert le coté caché de Roissy avec une femme, une « indécelable » comme on dit là-bas. Une SDF qui a pour domicile… Roissy. Une femme qui vit dans le terminal depuis 8 mois et qui pour ne pas se faire repérer fait semblant d’être une voyageuse. D’ailleurs elle ne fait pas semblant que de cela. Elle ne sait plus qui elle est, alors non seulement elle s’invente une vie de passagère en transit mais aussi une vie tout court. Elle vit dans la bulle qu’elle s’est définie : Roissy. Elle a peur d’affronter le monde réel car elle vit dans un autre monde, le monde d’avant, un monde dans lequel elle avait un nom, une vie, un passé, un présent, un avenir. En s’inventant un monde, elle fuit son amnésie, la peur de ce dont elle croit se souvenir et qui la plonge dans les affres de la culpabilité.
Et elle fait des rencontres : des personnes de passage, des personnes qui travaillent, des personnes qui, comme elle, vivent à Roissy et un homme qui vient tous les jours à l’arrivée du Rio-Paris. Des liens vont peu à peu se tisser.
Ce livre traite à la fois un thème de société, les sans-abris et le thème de l’amnésie. J’ai beaucoup aimé ce portrait de femme fragile qui à la fois voudrait et la fois recule à l’idée de reprendre place dans la société. Arrivera-t-elle à sortir du cocon que représente Roissy pour elle ? Recouvrera-t-elle la mémoire ? Va-t-elle réussir à se poser, à atterrir dans la vie réelle ? Je ne vous en dis pas plus… je vous laisse à la porte d’embarquement et je vous souhaite que votre vol ne soit pas annulé, qu’il se passe bien, que vous décolliez, et que vous rêviez en vol et pas seulement dans votre tête.
Décidemment, je fais dans les âmes fissurées qui s’évadent à l’autre bout du monde ces jours :  entre le Vendela Vida, le Christiana Moreau, le Didierlaurent , le Tiffany Tavernier et le Cercas..

Extraits :

C’est mon problème, je ressens tout. Sans doute parce que, à l’instar des aveugles, qui développent un odorat extrême, j’ai, pour combler le vide en moi, développé une sensibilité rare aux choses de ce monde.

Toute la journée, je marche en essayant de faire comme d’habitude, lire les journaux, tirer ma valise, comparer les vols, parler avec des passagers sans parvenir pour autant à contrer l’angoisse qui monte.

Les premiers jours, il n’y avait que du neuf. Tout me sollicitait. Je dormais bien. Ma tête ne me faisait pas mal. J’étouffe à présent. J’étouffe à faire semblant.

Une chute fracassante qui ne m’a pas tuée comme eux, mais dont je suis ressortie autre. Avant que cela ne se produise, je vivais ma vie. Je ne sais plus laquelle, mais une vie qui m’appartenait entièrement et dont j’usais comme on use de tout ce que l’on croit posséder. Ainsi (c’est l’impression que j’en garde), je parlais de mon corps, ma maison, mes relations, mon argent, mon métier, mon mari, mon héritage, ma voiture, ma famille, mes désirs, mes engagements, mes espoirs.

Ou encore cette autre qui me fait si peur et que tout de moi rejette ?

J’ai honte soudain. Honte de ce malheur qui l’habite, et face auquel je ne peux rien, pas même un geste de tendresse, le moindre baiser ici ne viendrait que raviver la plaie.

les souvenirs, je… je ne veux pas, j’ai peur.
– Si tu veux pas te souvenir, lis ! […]
LIRE, IL A RAISON. Combien de fois la simple description d’un paysage m’a apaisée ?

L’aéroport nous protège. Il est notre cocon et, pour moi, ma seule mémoire.

Je voudrais tant, parfois encore, rejoindre celle que je fus, mais, quand j’essaie d’imaginer cette femme, je me sens devenir de glace, comme si, là-bas, tout d’elle était impitoyable. Plutôt alors rester cette passagère de l’entre-deux-mondes, sans prénom ni âge, est-ce seulement encore possible ?

Ils ne sont pas ivres, juste emplis à ras bord de joie.

Me fondre dans le paysage, voilà ce que j’aimerais ce matin. Devenir aussi fluide que l’air. Et bleue. Entièrement bleue comme le ciel. Je me surprends à sourire. Qu’ai-je à craindre après tout ?

Tracer en dehors de soi et en soi un cercle, un deuxième cercle, un troisième cercle. Dresser tout autour de solides murailles transparentes. S’asseoir au centre de cette splendide construction. Ne plus bouger. Puis se mettre à rêver. Juste cela. Rêver. Rêver le corps, l’espace du corps. Rêver à en perdre la mémoire, effacer tout contour. Jusqu’à ces gestes qui parlent de la douleur. S’asseoir ici même. Dans la blancheur céleste de ce royaume. Au sein de sa douceur muette. Ni s’appesantir, ni s’envoler. Rêver, juste cela, le menton en appui sur les genoux, à en devenir le temps du rêve lui-même, son espace, sa langue. Décider de ne plus jamais en sortir. S’enfermer à jamais dans la féérie de ce monde.

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