Bazterrica, Agustina « Cadavre exquis » (RL2019)
Autrice : Agustina Bazterrica est née à Buenos Aires en 1974. Cadavre exquis, son premier roman, a remporté le prestigieux prix Clarín en 2017.
Flammarion – 21.08.2019 – 304 pages – Traduction (Cadáver exquisito) : Margot Nguyen Béraud
Résumé : Un virus a fait disparaître la quasi-totalité des animaux de la surface de la Terre. Pour pallier la pénurie de viande, des scientifiques ont créé une nouvelle race, à partir de génomes humains, qui servira de bétail pour la consommation. Ce roman est l’histoire d’un homme qui travaille dans un abattoir et ressent un beau jour un trouble pour une femelle de « première génération ». Or, tout contact inapproprié avec ce qui est considéré comme un animal d’élevage est passible de la peine de mort. À l’insu de tous, il va peu à peu la traiter comme un être humain.
Le tour de force d’Agustina Bazterrica est de nous faire accepter ce postulat de départ en nous précipitant dans un suspense insoutenable. Roman d’une brûlante actualité, tout à la fois allégorique et réaliste, Cadavre exquis utilise tous les ressorts de la fiction pour venir bouleverser notre conception des relations humaines et animales.
Mon avis : Un roman futuriste, une dystopie glaçante. L’horreur totale. Et pourtant, parfois, dans ce monde totalement déshumanisé, une certaine poésie éclate au grand jour. Il y a l’angoisse, la terreur, l’amour, l’amitié, la cruauté, l’espoir, le désespoir, la peur, le suspense de la menace qui rôde tout au long du récit. Un virus va changer le monde et pas en bien ! C’est un livre sur les êtres de chair, ce qui englobe les animaux et les humains. Une question se pose : peuvent-ils être interchangeables ? L’un peut-il remplacer l’autre ? Bienvenue dans un abattoir, apprenons comment tuer les animaux sans leur faire mal pour que la viande soit plus tendre, apprenons aussi comment fonctionnement les différents types d’élevages, sauf que les animaux… sont des humains déshumanisés, rendus muets pour ne pas pouvoir crier ou s’exprimer… D’où l’importance des mots dans le roman. Et que ce passe-t-il quand un homme considère une femelle d’élevage comme une femme ? Bien évidemment, je vous laisse le découvrir.
Avec une bonne salade …
Extraits :
Son cerveau le prévient que certains mots dissimulent le monde.
Il y a des mots convenables, hygiéniques. Légaux.
Il incline la tête pour faire couler l’eau sur son visage. Il voudrait que les gouttes lui lavent le cerveau. Mais il sait que les souvenirs restent là, toujours.
La salive fait briller ses lèvres ; des lèvres de poisson ou de crapaud. Il a quelque chose d’humide et de serpentant.
Il pense que monsieur Urami a besoin de réaffirmer la réalité avec des mots, comme si ces mots créaient et soutenaient le monde dans lequel il vivait.
La machine traduit. Les mots dégringolent sur la table avec un poids déconcertant.
Son père est une personne intègre, c’est d’ailleurs pour ça qu’il est devenu fou.
[…]de la viande avec un nom et un prénom. C’est ainsi qu’on appelle la viande illégale, celle qui est chassée puis transformée après le couvre-feu. Une viande qui ne sera jamais modifiée génétiquement, ni travaillée pour être rendue plus tendre, plus goûteuse et plus addictive.
Il regardait sans rien dire parce qu’il sentait que son père ne trouvait pas les mots, et que ceux qu’ils prononçaient étaient absents. Sans en être absolument certain, il avait l’intuition que ces mots étaient près de se briser, à peine retenus par un fil très fin et transparent.
Il ne pleurait pas, mais lui, il voyait ses larmes, là, derrière ces mots qu’il ne pouvait pas dire.
Il lui a dit qu’en ce bas monde chacun avait une fonction, et que celle de la viande était d’être abattue puis mangée. Il lui a dit que son travail permettait de nourrir des gens et qu’il en était fier.
Car la haine donne la force de continuer, elle soutient une structure fragile, tisse des fils pour empêcher le vide de prendre toute la place.
Il a essayé de haïr Dieu, mais il ne croit pas en Dieu. Il a essayé de haïr l’humanité pour être si fragile et éphémère, mais il n’a pas tenu longtemps, car haïr tout le monde c’est ne haïr personne.
Il sait qu’elle est brisée, et que jamais les morceaux d’elle ne pourront être réunis.
Les mots de sa sœur s’empilent les uns sur les autres comme des dossiers posés sur des dossiers rangés dans des dossiers.
Après tout, depuis que le monde est monde, nous nous mangeons les uns les autres. Quand ce n’est pas symboliquement, nous nous dévorons littéralement. La Transition nous a offert l’opportunité d’être moins hypocrites.
Ils s’étaient assis très près l’un de l’autre sur le banc en bas, et son père lui avait parlé pendant des heures des différentes espèces d’oiseaux, de leurs habitudes, des couleurs spécifiques aux femelles et aux mâles, de ceux qui chantaient de jour ou de nuit, de ceux qui migraient. La voix de son père était comme du coton aux couleurs chatoyantes, douce, puissante, très belle.
Il sait qu’au début on l’appelait « docteur Mengele » derrière son dos, mais les expérimentations sur les êtres humains avaient à leur tour fini par être acceptées et elle s’était mise à gagner des prix.
Elle marche en boitant et parle en continu. C’est comme si elle avait besoin d’être constamment soutenue par les mots qui sortent de sa bouche.
One Reply to “Bazterrica, Agustina « Cadavre exquis » (RL2019)”
Et le pire de tout dans ce roman, c’est sa dernière phrase (à ne surtout pas lire avant la fin !). Je ne m’attendais pas à un « happy end », mais ça…