Appanah, Nathacha «En attendant demain» (2015)
Appanah, Nathacha « En attendant demain » (2015)
Auteur : Ayant le créole mauricien comme langue maternelle, Nathacha Devi Pathareddy Appanah, dont la famille descend d’« engagés » indiens immigrés à Maurice, écrit en français. Elle travaille d’abord à l’île Maurice comme journaliste pour Le Mauricien et Week-End Scope. Elle s’installe en 1998 en France, où elle poursuit sa carrière de journaliste dans la presse écrite et en radio. Ses articles sont publiés dans Géo Magazine, Air France Magazine, Viva Magazine et elle fait des reportages pour la Radio suisse romande, RFI, France Culture.
Son premier roman, Les Rochers de Poudre d’Or, publié en 2003 aux Éditions Gallimard raconte l’épopée des travailleurs indiens venus remplacer les esclaves dans les champs de canne à sucre à l’île Maurice. Son deuxième roman Blue Bay Palace (Gallimard, 2004) donne à voir la schizophrénie d’une île Maurice entre l’image de la carte postale et une société très marquée par les classes, les castes et les préjugés.
Dans La Noce d’Anna, publié en 2005 aux éditions Gallimard, la narratrice, tout en vivant la journée du mariage de sa fille, Anna, s’interroge sur la transmission entre mère et fille.
Le Dernier Frère, publié en 2007, aux éditions de l’Olivier, raconte l’histoire de Raj, un garçon mauricien et de David, un jeune juif qui se retrouve enfermé à la prison de Beau-Bassin pendant la Seconde Guerre mondiale. Le Dernier Frère a reçu plusieurs prix littéraires dont le prix du roman Fnac 2007, le prix des lecteurs de L’Express 2008, le prix de la Fondation France-Israël. Il a été traduit dans plus de quinze langues. En 2015, parution de En attendant demain (Gallimard 2105)
Paru en 2016, son roman Tropique de la violence est issu de l’expérience de son séjour à Mayotte où elle découvre une jeunesse à la dérive (source Wikipedia). Et toujours en 2016, «Petit éloge des fantômes» , 7 petites nouvelles.
Résumé : « Adam s’est souvenu que les fenêtres en hauteur s’appellent des jours de souffrance. Il attend sa sortie depuis quatre ans, cinq mois et treize jours. Il a pensé à toutes ces promesses non tenues, à ces dizaines de petites lâchetés qu’on sème derrière soi. »
Anita et Adam se sont tout de suite aimés, mariés et ont quitté Paris pour le Sud-Ouest où Laura, leur fille, est née. Adam a abandonné la peinture pour l’architecture, Anita a délaissé l’écriture pour le journalisme. La torpeur dans laquelle le couple dérive semble inéluctable. Jusqu’à l’arrivée d’Adèle qui rallume un feu aussi créateur que destructeur.
Une réflexion sur les liens qui unissent intimité et création, pour le meilleur et pour le pire. (Gallimard collection blanche et Folio n° 6166)
Mon avis : Appanah quelle découverte ! J’enchaîne
C’est la rencontre d’êtres ( deux créateurs artistes, l’un avec des couleurs et l’autre avec des mots) qui se sentent mal à l’endroit où ils se trouvent ; le provincial à Paris et les Mauriciennes en Europe. Lui car il aime la terre, la mer, le rythme de la vie paisible et « racinaire » et les deux Mauriciennes pour des raisons différentes ; Anita car elle est regardée comme une femme de couleur et Adèle car elle est sans papiers. Le mal être de la vie parisienne va rapprocher Adam et Anita mais au moment où ils vont quitter paris, l’un se retrouvera dans son élément et paradoxalement, la différence s’accentuera pour Anita qui ressentira davantage sa différence en province. En effet, intégration ne signifie pas assimilation… Un jour elle fera la connaissance d’une Mauricienne, comme elle. Et cette rencontre va bouleverser l’existence du couple… Je vous laisse plonger dans les affres de la différence…
Extraits :
Dans son cerveau (cet animal aux mille lumières, portes, cachettes et couloirs) une pensée se forme…
Avant elle écrivait des choses bien tournées, bien rimées, de jolis vers (comme on tricote un joli pull, comme on arrange un joli bouquet).
Elle ne le sait pas encore mais c’est cela sa force, elle sait regarder : couleur, teinte, forme, aspect, matière, ombre, lumière, termes précis (mitigeur, lavabo colonne), objets divers (grosse pomme verte en plastique pour ranger des ronds de coton) viennent se loger dans un coin de son cerveau (cet animal aux mille lumières, portes, cachettes et couloirs), se mettent en sommeil pour se réincarner plus tard dans une nouvelle, un poème, une ébauche de roman, un article.
Il y a un flou particulier autour d’elle, quelque chose qui ressemblerait à une photo bougée. C’est ce moment particulier, fragile et fugace, entre la nuit et le petit jour.
Il est un arbre centenaire, les racines enfoncées profondément dans la terre, les branches lancées haut dans le ciel, l’ombrage large et rassurant.
Tu crois que je perds mon temps, c’est ça ? Tu voudrais que je reste bien sagement ici, que je fasse le repas, le ménage, que je passe mon temps à t’attendre, à m’occuper de cette maison, oh il y a tant de choses à faire, oh la belle maison, oh la belle prison !
Les premières fois, elle est tendue tout entière vers ce moment où elle devra ramasser son énergie comme on ramasse la somme des expériences d’une vie pour en faire un bouclier, ce moment où les regards s’accrocheront à elle.
Une fois dehors, elle se met à courir vers la plage, en riant. Elle a l’impression que sa joie laisse derrière elle une grande traîne étincelante et que celle-ci pourrait porter la ville entière
Une journée est composée d’une série de tâches à accomplir, chacune dans un laps de temps alloué à l’avance, chacune à une heure plus ou moins précise, la fin d’une activité annonçant le début d’une autre et ainsi de suite.
Parfois, elle voudrait plonger la main en elle, fouiller comme les pêcheurs fouillent les entrailles des poissons, attraper et extirper cette petite lumière, cette toute petite lumière têtue et vivace qui la fait survivre, malgré elle.
Le sommeil finit par fondre sur elle, rempli de rêves d’un autre temps (couleuvre, fourmis, mari, enfant, soleil et machine à écrire). À l’aube, quand rien n’existe encore, derrière ses paupières closes, il lui semble voir cette petite lumière qui danse. Alors, elle se lève, aussi silencieuse que les particules de poussière dans les rayons du matin, et ainsi, elle marche dans un autre jour.
Elle a trouvé un monde parallèle aux vivants, aux riants, aux bruyants, aux normaux, aux identifiés. Un monde sans bruit où les habitants chuchotent, passent en silence, où les médecins ne demandent ni le nom ni l’adresse, où des dizaines d’intermédiaires arrangent les choses (un logement, un travail, un mari, une femme). Un monde sans contrat ni signature, sans compte en banque, sans voyage, sans courrier, un monde où on vous paie discrètement, un monde sans projets, sans rêves, sans pitié, sans recours, sans amis, où tout est en cash, où tout se monnaie et où tout peut disparaître du jour au lendemain. Un monde fait pour elle.
C’est une assimilée. Oh, il en a rencontré d’autres comme elle, ces étrangers qui sont allés au-delà de ce qu’on leur demande, qui habitent le centre-ville ou un village en forêt, qui ont des maisons de campagne, qui vont à Paris pour les fêtes, qui n’ont pas une trace d’accent.
Ah, la sensation d’être une femme qui crée, qui est insubmersible, utile, qui fait bien son travail et qui habite chacune de ses pensées, de ses émotions, de ses envies !
Ici aussi il y a les années, les heures et la même foule sentimentale qui s’accroche à ses rêves.
Elles parlent comme s’écrasent les vagues plus bas : sans timidité mais sans empressement non plus. Elles observent de longs silences qui ne les gênent pas.
Mais je n’arrive pas à savoir ce qui me manque exactement, c’est étrange. C’est comme penser à des gens qu’on a connus il y a longtemps. On ne se rappelle plus leur visage mais on se souvient des choses qu’ils faisaient, des choses qu’ils disaient, une phrase par-ci, un geste par-là.
J’ai l’impression que le monde nous regarde et nous ne formons qu’un seul et même cœur vivant et parfait.
S’ouvre alors pour moi un chemin noir où j’attends, je guette, je surveille, je sursaute, je tâtonne, je devine, je me mets en colère, j’hypothèse, je me convaincs, je me mens, je refuse, je tombe, je me relève, je suppose, je fais, je défais, je maudis, j’implore, je prie, je supplie, je crie, je pleure…
Il se prend d’affection pour lui-même, comme pour un animal vieillissant, un peu perdu.
Dans ce moment où tout est si silencieux, il y a, pour chacune d’entre elles, un autre chemin, une autre porte qu’elles peuvent ouvrir.
un même esprit, animé par la même envie, le même désir d’être courageux, de donner le meilleur d’eux-mêmes.
Il s’étonne de ces pensées d’avant, de ces pensées d’homme libre ; la prison lui a appris à ne rien attendre, à ne rien espérer d’autre que ce qu’on lui avait donné la veille.
Ils ne vont jamais au-delà de ces choses tangibles, ils s’accrochent à ces choses réelles pour ne pas perdre pied.