Lynch, Paul « Grace » (2019)

Lynch, Paul « Grace » (2019)

Auteur : Paul Lynch est un auteur irlandais est né en 1977 à Limerick dans le Donegal et vit aujourd’hui à Dublin. Il a été journaliste et critique de cinéma à Sunday Tribune de 2007 à 2011 et a écrit régulièrement dans le Sunday Times. Il est actuellement écrivain à temps plein.
Son premier roman, « Un ciel rouge, le matin » (Albin Michel, 2014), a été unanimement salué par la presse comme une révélation et finaliste du Prix du Meilleur Livre étranger. A suivi « La Neige noire » (Albin Michel, 2015), récompensé par le Prix Libr’à Nous et largement plébiscité par les lecteurs. Il publie « Grace » en 2019, « Au-delà de la mer » (RL2021)

Albin Michel – 2.1.2019 – 496 pages / Livre de poche 14.10.2020 – 498 pages

Résumé : Irlande, 1845. Par un froid matin d’octobre, alors que la Grande Famine ravage le pays, la jeune Grace est envoyée sur les routes par sa mère pour tenter de trouver du travail et survivre. En quittant son village de Blackmountain camouflée dans des vêtements d’homme, et accompagnée de son petit frère qui la rejoint en secret, l’adolescente entreprend un véritable périple, du Donegal à Limerick, au coeur d’un paysage apocalyptique.
Celui d’une terre où chaque être humain est prêt à tuer pour une miette de pain.

Après « Un ciel rouge, le matin » et « La Neige noire », le nouveau roman de Paul Lynch, porté par un magnifique personnage féminin, possède une incroyable beauté lyrique. Son écriture incandescente donne à ce voyage hallucinatoire la dimension d’une odyssée vers la lumière.

« Paul Lynch, doté d’un style plein d’audace, grandiose et hypnotique, est de ces écrivains qui osent plonger dans les recoins les plus ténébreux de l’âme humaine ».
The Irish Times.

Mon avis : Le cœur du roman est une période cruciale dans l’histoire de l’Irlande du XIXème siècle : la Grande famine (en irlandais : An en irlandais : An Gorta Mór) qui frappa le pays entre 1845 et 1852, une période où il y a eu des milliers de morts, principalement des enfants, trop faibles pour survivre.
Une période noire, dramatique, un roman dramatique dans un paysage d’apocalypse mais rendu d’une telle manière qu’il est sublimé, magnifié par des descriptions somptueuses.
Ce qui est fascinant c’est que j’ai eu l’impression d’etre projetée dans cette Irlande, de voir les paysages, de cheminer avec les personnages. Ce livre se lit comme on pourrait voir un film.

A cette époque les familles peinent à nourrir leurs enfants et Grace, une fillette de 14 ans, va être déguisée en garçon par sa mère qui va l’envoyer chercher du travail ailleurs, loin des siens pour plusieurs raisons : une bouche de moins à nourrir, l’espoir qu’elle ramène de l’argent, et la mettre hors de portée d’un homme qui a pour intention de la faire sienne. On va lui couper sa merveilleuse chevelure rousse, l’habiller en garçon et la lancer sur les chemins. Seule. Enfin, seule… son petit frère va l’accompagner à sa manière tout le long du chemin…

Grace, dans tout le roman, chemine sur les chemins mais aussi à l’intérieur d’elle-même. Elle parcourt l’Irlande et son moi intérieur.  La nature désolée et noire est à l’image de ce qu’elle ressent. Elle s’identifie à la nature, à la désolation, aux éléments, aux nuages, à la pluie, à la tempête.
Grace, un personnage fascinant, avec un caractère fait d’acier trempé. Un voyage qui durera depuis son adolescence jusqu’au moment où elle deviendra femme. Un roman qui suivra son évolution personnelle mais aussi un questionnement sur la survivance, sur ce qu’il est permis ou pas de faire dans des circonstances exceptionnelles.
Mais je vous laisse en compagnie de Grace (dont le prénom a été choisi pour coller au personnage) et vous invite à cette traversée de l’Irlande, dans des conditions extrêmes.
Et au final, même si ce roman parle de la famine au XIXème siècle, il est extrêmement présent dans certaines parties du monde de notre époque…

C’est le troisième roman de cet auteur que je lis et une fois encore j’ai été prise par l’histoire, le style, la profondeur des personnages et l’écriture de l’auteur. D’une grande noirceur mais, je ne sais pas comment l’exprimer, avec une très forte lumière intérieure et des descriptions qui permettent de cheminer dans la beauté, sans jamais tomber dans le misérabilisme.

Extraits :

Cela fait trop longtemps qu’elle assiste, impuissante, à la chute de sa mère, à sa descente progressive vers la contemplation d’un hiver intérieur.

Jusqu’où peuvent bien le mener ses expéditions rêvées ?

La nuit qui vient ne ressemble à aucune autre ; c’est Samhain, la nuit des morts. Il faut qu’ils se trouvent un abri avant la tombée du jour, car ce soir les esprits seront libres de vagabonder dans le ciel.

Les arbres ont amorti les bruits de la rivière, elle n’entend plus que ses propres pensées.

Depuis le temps que Rathmullan existe, j’en reviens pas que tu connaisses même pas ce nom. C’est ici que les grandes familles gaéliques ont été vaincues – c’est d’ici précisément que se sont enfuis les comtes.

La succession des jours est un défilé de nuages invisibles dans un ciel insondable.

Les échos de sa vie passée roulent dans son esprit, les voix de Blackmountain résonnent puis s’estompent.

Elle n’aspire qu’à se retrouver seule avec elle-même, car certaines émotions agitent en elle de sombres pensées. Non pas qu’elle désire la mort à proprement parler – elle voudrait surtout disparaître sans en porter les conséquences. Se détacher de la branche comme une feuille d’automne. Être comme le ciel au crépuscule, qui s’abîme peu à peu vers le noir sans en avoir conscience. Se séparer de soi comme lorsqu’on s’endort.

Son ombre monte à l’assaut du mur tel un double de lui-même, noir et vacillant – la part la plus authentique de son être, celle qu’il refuse de livrer aux autres.

J’ai basculé hors de ma propre vie. Je me suis perdue moi-même, et je suis aussi abrutie que ces bêtes.

Le soleil couchant allume ses lanternes dorées, et tout ce que nimbe cette clarté semble baigner dans l’extase de sa propre gloire. En elle une allégresse grisante, le sentiment d’être investie d’un nouveau pouvoir.

Comme il est étrange que le songe et le souvenir aient le don de conspirer pour brouiller leurs frontières, se dit-elle en fixant le sol.

Marcher et encore marcher, la journée n’en finit pas. Quelque chose d’immense se développe en elle, comme une concrétion de fureur. Elle se repose à l’ombre des ramures entremêlées, dont les lignes torses tracent des éclairs qui font écho aux noires fulgurances de ses émotions. Le souvenir comme une conflagration subite, une brûlure.

Elle s’aperçoit que ses habits ne sont qu’une mosaïque de rapiéçages, ce n’est pas un costume qu’il porte sur le dos mais une bonne centaine, tous d’une couleur différente, et le sourire dans ses yeux n’a rien de dangereux.

Son regard plonge vers des profondeurs terribles, vers ce vide béant à l’intérieur d’elle-même – la chose qui s’est élevée des ténèbres pour la porter jusqu’à cette chambre.

Ça ne sert à rien d’avancer à toute allure, vu que l’homme qui se hâte passe à côté de sa vie.

Le rire est en soi une énigme, pense-t-elle. Ce plaisir qu’il apporte tout en nous faisant mal dans la poitrine. Et il nous laisse creux comme un tambour tout en nous donnant le sentiment d’être comblé.

La campagne est claquemurée sous des nuages-mastodontes qui la harcèlent de neige.

Dedans il fait humide, et la solitude qui l’accueille a quelque chose de sidérant, la porte penche sur ses gonds et, quand elle risque un pas à l’intérieur, elle sent le vide de cette maison et ce vide lui donne l’intuition de ce que serait le monde une fois dépeuplé – le silence de la nature, la croissance de la végétation effaçant le nom des lieux, comme si aucune connaissance n’avait jamais existé et que les ombres, au lieu d’être jetées par le rayon des foyers et des lampes, n’étaient que la noirceur des choses abandonnées par le soleil.

Pas une âme en vue, pas un son, son esprit devient pur regard sondant l’opacité de la nuit. Elle tâche de démailler tout ce qui s’est produit, de réduire les malheurs du monde au silence et à l’obscurité.

C’est donc cela, la liberté. Pouvoir disparaître de la surface de la terre sans que quiconque s’en aperçoive. La liberté, c’est ton âme dans le vide de la nuit. C’est ce noir aussi vaste que ce qui retient les étoiles et tout ce qu’elles dominent, et qui pourtant semble n’être rien, n’a ni fin ni commencement et pas non plus de centre. Les leurres du plein jour nous font croire que ce que voient nos yeux est bien la vérité, mais la seule chose vraie, c’est que nous sommes des somnambules. Nous cheminons à travers une nuit de ténèbres et de chaos, qui jamais ne nous livre sa vérité.

Les yeux clos, elle essaie de mettre des mots sur les bruits nocturnes, la voix de sa mère au creux de son oreille, car un bruit, dès lors qu’on peut le nommer, cesse de nous troubler.

Elle le fait taire et s’interroge en son for intérieur : est-ce vrai que je suis intraitable ? Colly a la langue aussi acérée que leur mère, deux couteaux qui se retournent dans la plaie.

Son seul désir est de s’accrocher aux nuages, là-haut, de s’unir au ciel et de se dissoudre. Être portée par le vent et tomber comme la pluie, jusqu’à perdre toute sensation.

Elle ne fait qu’un avec la lune ennuagée et plonge dans ses propres ténèbres, pénétrant dans un rêve éveillé […]

Puis la conscience affleure confusément – le sommeil l’avait rendue au souvenir d’un passé qui n’est plus et, pour un bref moment, elle demeure suspendue dans cet entre-deux qui sépare le rêve et le jour commençant, lequel précipite sur elle toute sa réalité.

Grace garde les bras serrés sur sa poitrine pour mieux protéger sa colère et se répète en son for intérieur

Elle se murmure son prénom. Grace. Entendre le son de son propre nom, c’est comme entrer dans l’eau d’un fleuve autrefois familier. Voilà, tu peux redevenir toi-même.

Tu crois aux fantômes, toi ? lui demande-t-elle donc simplement.
Je dirais que certaines personnes en voient parce qu’elles ont besoin de croire à leur existence. Il nous déplaît de penser que les choses s’achèvent nécessairement. C’est mon opinion, en tout cas.

Son regard s’allonge désormais pour se perdre dans le lointain. Comme si, au lieu de voir la route qui s’étire devant lui, il  anticipait les jours dépossédés par l’hiver.

On dirait une baguette en bois habillée d’un courant d’air – il serait étonnant qu’il vive un jour de plus.

Quand elle voit ces messieurs attablés ou arpentant les rues, elle se dit que ceux-là ont tout reçu à la naissance, alors que nous autres, nous sommes nés dans la pauvreté, et dans la vie tout se résume à ce qu’on est et d’où l’on vient, le hasard nous sert bien ou mal et la seule chose qu’on peut faire est de leur reprendre ce qu’ils ont : le poisson ne se changera pas en oiseau, mais rien ne l’empêche d’endosser son plumage.

Colly se demande si l’âme est pourvue d’une espèce de coffret à souvenirs – où va la mémoire au moment où l’on meurt –, car si l’âme n’a pas son coffret à souvenirs, comment peut-on se rappeler sa vie une fois qu’on est mort –

La lumière d’hiver enferme chaque chose sous une pellicule humide qui prête au paysage un éclat vitreux. Tout le vert du monde revêt à présent ses couleurs d’agonie.

Elle a envie de hurler, la ville est un piège – on croit pouvoir se camoufler dans ses rues et échapper à la misère, mais la ville ne fait que vous dévorer. Sur les routes de campagne, au moins, on sait à quoi s’en tenir, la misère s’installe sans se dissimuler.

Tu fais tout pour oublier le froid, et tu cherches le sommeil, mais comment le trouver quand tes os hurlent si fort ? Les minutes languissantes de la nuit, tu les sens s’étirer les unes après les autres et tu te demandes ce qui fait le plus mal, la faim qui te ronge le corps ou le froid qui grignote le peu qu’il reste de toi.

Elle comprend alors que ce n’est pas un rêve, ou peut-être que si, de toute façon comment peut-on distinguer ce qui est réel de ce qui ne l’est pas, quand la notion de réalité n’a plus aucun sens ?

Dans le temps suspendu sous ses paupières closes, le noir devient un réconfort, toute pensée bannie, maman devenue ombre qui attend dans un rêve.

Avant, reprend Colly, je croyais que le monde était simple, qu’il y avait le bien d’un côté et le mal de l’autre, mais aujourd’hui je n’en suis plus si sûr, avec toutes les choses que j’ai vues autour de moi, tout ce qu’on est obligé de faire pour survivre – on ne peut pas passer pour quelqu’un de mauvais quand on essaie simplement de sauver sa vie.

[…] finalement ce n’est pas si terrible d’avoir la misère au ventre, ton estomac t’a faussé compagnie et ton esprit bat la campagne, tout se défait pour ne laisser qu’une paix immobile, les sensations sur ta peau ont cessé d’exister et le froid n’est plus rien, la terre ne s’éveillera jamais de cet hiver-là, alors rien n’a plus d’importance. Au fond d’un fossé où court un filet d’eau, le temps y rampe à quatre pattes, doucement de flaque en flaque comme un vieillard toussant des rafales de vent, et ses rêves sont les rêves de Grace.

J’essaie tout le temps de parler, plaident ses yeux, mais les mots ne veulent pas sortir. S’ils restent cachés, c’est peut-être parce qu’une parole en entraîne une autre et que je ne saurais pas m’expliquer. Toutes les choses qui se sont produites. Il existe dans ce monde des choses qui échappent aux mots. Ce que j’ai fait, je ne peux pas en parler. J’ai…

Seul existe le moment présent, et lorsqu’on se tourne vers les événements du passé, on s’aperçoit qu’ils se sont changés en rêves. Tout le reste n’est que foutaises.

Qu’importe où tu vas, tu n’échapperas pas à toi-même, c’est bien ce qu’on dit, non ? Prends soin de toi, c’est tout ce que j’ai à dire.

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