Kerr, Philip «Une enquête philosophique» (1994)
Auteur : Philip Ballantyne Kerr, né le 22 février 1956 à Édimbourg (Écosse) et mort le 23 mars 2018 à Londres, est un auteur britannique de roman policier et de littérature d’enfance et de jeunesse. Il a fait ses études de droit à l’université de Birmingham. Il a ensuite travaillé dans la publicité et comme journaliste free-lance, avant de remporter un succès mondial avec sa trilogie située dans le Berlin de la fin des années trente et de l’immédiat après-guerre (Un été de cristal, La Pâle Figure, Un requiem allemand), avec le détective privé Bernie Gunther, également présent dans The One From the Other (2006). Alors qu’il avait annoncé la fin de Gunther après la publication de la trilogie, il lui consacre de nouvelles aventures depuis 2006. Lien vers la série Bernhard Gunther (Bernie)
Il a aussi écrit une série « Scott Manson » (sur le football) et d’autres romans : Une enquête philosophique – Chambres froides – La Tour d’Abraham – Cinq ans de réflexion – Le Sang des hommes – Impact – Le Chiffre de l’alchimiste – La Paix des dupes – Pénitence –
Seuil – 04.05. 1994 – 372 pages / réédition – Seuil – 1.06.2011 – 395 pages / Livre de poche – 02.10.2013 – 475 pages (Traduit de l’anglais par Claude Demanuelli) –
Résumé :
2013 à Londres, où il ne fait plus bon vivre du tout. Un meurtrier sadique s’attaque à des femmes et leur fait des choses tout à fait affreuses avant de badigeonner leur corps de graffitis obscènes. Parallèlement, on assassine l’un après l’autre les membres d’une liste ultra secrète figurant dans l’ordinateur du ministère de l’Intérieur : il s’agit de criminels sexuels potentiels, affublés de surnoms de philosophes.
L’inspecteur « Jake » Jacowicz, une dure à cuire dont la particularité est de détester les hommes, s’engage dans un duel (d’une intelligence rarement vue dans un polar) avec le serial killer, surnommé Wittgenstein, qui proclame : « Je tue, donc je suis », et figure lui aussi sur la liste. La double enquête, policière et philosophique, est menée par Kerr avec un brio époustouflant.
Le duel, hautement philosophique et pervers, que vont se livrer l’inspecteur et le tueur en série, oscille entre le cynisme et une extrême drôlerie. L’action d’Une enquête philosophique, écrit en 1992, est située en 2013. Vingt ans plus tard, le texte n’a pas pris une ride : l’auteur avait anticipé les dérives policières et sécuritaires, le racisme banalisé, les risques informatiques, et même la grande sécheresse.
Mon avis :
Et oui… nous sommes en 2021. Donc un roman écrit en 1992 et se déroulant en 2013 est bel et bien un roman d’anticipation… on y parle de réalité virtuelle, de traque par ordinateur…
Je ne connaissais que les aventures de Bernie de cet auteur et j’ai été aussi emballée par ce thriller contemporain.
Deux enquêtes : celle de l’homme au rouge à lèvres et celle qui vise les délinquants sexuels potentiels. Pour résoudre la deuxième, il faut de sacrément bonnes connaissances en informatique, pour contourner le Cerbère qui protège le programme…
Le point de départ : une base de données avec l’identité de criminels potentiels sur la base de leur code génétique. Du futur lointain quand l’auteur a écrit le livre mais totalement d’actualité de nos jours… « Un appareil, créé à partir de l’ancien tomographe à émission protonique, et mis au point par le professeur Burgess Phelan de l’Institut des sciences Nuffield à l’université de Cambridge, est désormais capable de déterminer quels sont les hommes dont le cerveau souffre de l’absence d’un Noyau ventriculo-médian (NVM), lequel inhibe le Noyau sexuellement dimorphique (NSD), zone préoptique du cerveau humain mâle, siège des réactions d’agressivité. Un recensement informatisé de tous les Britanniques de sexe masculin a débuté à l’échelle nationale en 2010, visant à proposer une thérapie et/ou une assistance sociopsychologique à tous les NVM-négatifs. »
Et c’est parti pour la traque de deux tueurs en série. L’inspectrice Jacowicz « Jake » va mener les enquêtes. J’ai beaucoup apprécié les références tant historiques que littéraires et philosophiques. Au cœur du débat aussi la place de la femme dans un monde d’hommes… Alors partons à la poursuite des philosophes et le suspense est garanti jusqu’à la fin du roman. Se posent aussi les questions de la détention carcérale, de la peine de mort, de la détention à perpétuité ou d’autres formes d’internement. Et qui sait, peut-être l’envie de se plonger dans la lecture de certains philosophes, comme Wittgenstein ( au hasard… )…
Extraits :
On peut comparer le cerveau humain à un échiquier, avec les pions sur le devant et les cavaliers, les fous, les tours, le roi et la reine, les pièces, autrement dit, à l’arrière sur la huitième rangée. Pour ce qui me concerne, je laisse les pions plus ou moins de côté et j’essaie d’éliminer un maximum de pièces. Cette stratégie fonctionne à merveille.
Elle s’apprêtait à dire un mot qu’elle utilisait rarement et se surprit à sourire. « … indice. » Le mot évoquait pour elle l’image d’une pelote de fil qu’on enroule pour sortir d’un labyrinthe. « Il nous faut travailler de l’intérieur pour repartir progressivement vers l’extérieur, précisa-t-elle. C’est le programme lui-même qui détient la clé du mystère et c’est lui qui devrait nous fournir le fil conducteur de tous ces meurtres. Si nous nous obstinons à ne traiter que les phénomènes extérieurs pour chaque cas individuel, nous n’avancerons pas. »
Un tableau est une transposition de la réalité. Le tableau est un fait. Par lui-même, le tableau ne fait rien connaître de ce qu’il y a de vrai ou de faux. Entendu, je le comparerai donc à la réalité. Mais il n’y a point de tableau qui soit vrai a priori. Quelles que puissent être vos pensées du moment.
À l’époque victorienne, Cesare Lombroso, le criminologue italien, pensait pouvoir expliquer la criminalité par l’anatomie : il pesait et mesurait les crânes à coups d’ésthésiomètre et de craniomètre. Pas assez de front, ou un tout petit peu trop de mâchoire inférieure, et hop, vous vous retrouviez, ipso facto, dans la catégorie des affreux. Il fut le premier anthropologue criminel des temps modernes.
Sa haine des hommes était aussi exacerbée que peut l’être pour d’autres leur aversion de l’altitude, des grands espaces ou des araignées ; et elle l’avait acquise un peu comme un rat se trouve conditionné à appuyer sur un levier pour éviter une décharge électrique.
Et puis, elle n’aimait guère l’idée de devoir ménager les gens qui pensaient que leur sexe ou leur race leur conférait des privilèges particuliers. New Scotland Yard regorgeait de ce genre de foutaises.
Elle en vint à s’interroger sur la manière d’élaborer une description, sur le fait que, pour l’observateur, il s’agissait de quelque chose d’intérieur, bien plus que d’extérieur. Toute description en disait autant sur celui qui la faisait que sur celui qui en était l’objet.
le nombre croissant de femmes victimes d’actes criminels perpétrés par des hommes semblait indiquer qu’il n’était plus possible de s’en remettre aux seuls hommes pour protéger les femmes. Celles-ci se devaient de prendre leur sort en main et d’assurer leur propre protection.
Seule la perspective de la mort – la sienne ou celle des autres, peu importe – donne une réalité à la vie. La mort est notre seule certitude. À la mort, le monde ne change pas, mais cesse. La mort n’est pas un événement de la vie.
Au fond, nous sommes ce que nous choisissons de faire.
Les noms ont un pouvoir, comme celui de Jéhovah, trop sacré pour qu’on ose même le prononcer, ou celui de Macbeth, qui n’est jamais mentionné par les gens de théâtre superstitieux et sentimentaux. Au seul nom de Jésus, tout le monde s’incline. L’abîme a nom Désespoir. Quant au nom de Keats, il s’inscrit dans l’eau.
Il va de soi que la RV n’est pas sans danger. Comme chaque fois que l’on cherche à échapper au réel – le problème est le même avec la drogue ou l’alcool –, il y a un risque d’accoutumance pour les individus les moins armés. Mais pour ce qui me concerne, ce n’est pas un problème.
Les Yoruba, une tribu d’Afrique occidentale, ont un bien meilleur mot pour ce que les psys chez nous appellent la schizophrénie. Ils disent que quelqu’un est « était ». Voilà qui, à mon sens, pourrait donner lieu à une transposition intéressante d’une langue à l’autre. Dire de quelqu’un qu’« il est était » implique bien que ce quelqu’un n’« est » plus et ne fonctionne plus dans le moment présent. Peut-on rêver mieux pour désigner une double personnalité ?
C’est cette aptitude rarissime à pouvoir entrer dans le tableau ou en sortir qui fait la spécificité de la lecture. C’est peut-être ce que voulait dire Keats quand, dans une lettre à sa sœur, il décrivait le plaisir qu’il y aurait à s’asseoir à une fenêtre donnant sur le lac Léman et à passer toute la journée à lire, offrant ainsi le tableau de quelqu’un qui lit. Offrant le tableau de quelqu’un qui lit… voilà une bien jolie phrase, qui en dit long. Tout à fait typique de ces romantiques, qui passaient leur temps à essayer d’échapper à eux-mêmes. Elle évoque l’image tellement puissante de quelqu’un qui non seulement vit dans les pages d’un livre mais s’y perd, oublieux du monde extérieur, de la main qui tourne les pages, et même de l’œil et du champ visuel censés transmettre l’information imprimée au cerveau. Sans livre, je suis enchaîné à la terre, la lecture fait de moi un Prométhée dé-livré.
Eh bien, commença-t-il, l’enquête policière et la philosophie ont ceci de commun qu’elles partent du principe qu’il y a une vérité à découvrir. Notre activité est faite d’indices qu’il nous faut l’un comme l’autre rassembler pour reconstruire une image vraie de la réalité. Au cœur de nos entreprises respectives, il y a la recherche d’un sens, d’une vérité qui, pour une raison ou pour une autre, est demeurée cachée. Une vérité qui existe derrière les apparences. Notre quête consiste à pénétrer ces apparences, et nous appelons cela la sagacité, le savoir.
Être enquêteur, c’était ne jamais se contenter des éléments que l’on avait en main ; une enquête était, par définition, une recherche systématique de tous les instants. Il s’agissait tout simplement de se convaincre de réexaminer les choses même s’il n’y avait aucune raison logique de le faire.
One Reply to “Kerr, Philip «Une enquête philosophique» (1994)”
A défaut d’avoir bientôt à lire les 2 dernières enquêtes de Bernie, en français, je rajouterais bien cette “Enquête philosophique“ sur ma PAL 😉
Chouette suggestion, Soeurette !
Bon week-end