Dupont-Monod, Clara «S’adapter» (RL2021)
Autrice : Clara Dupont-Monod, née le 7 octobre 1973 à Paris, est une femme de lettres et une journaliste française. Clara Dupont-Monod fait des études littéraires. Elle a une maîtrise d’ancien français à la Sorbonne.
Ses romans : Eova Luciole, 1998 – La Folie du roi Marc, 2000 – Histoire d’une prostituée, 2003 – La Passion selon Juette, 2007 – Bains de nuit, avec Catherine Guetta (auteur), 2008 – Nestor rend les armes, 2011- Le Roi disait que j’étais diable, 2014, – La Révolte, 2018 – S’adapter, 2021.
Editions Feryane – 03.09.2021 – 240 pages (Prix Femina 2021, Prix Landerneau 2021 et Prix Goncourt des lycéens 2021.)
(Le livre raconte l’accueil d’un enfant handicapé dans une fratrie. Il « laisse une trace lumineuse qui ouvre les portes de la tolérance », a dit la présidente du jury du prix Goncourt des lycéens 2021)
Résumé : C’est l’histoire d’un enfant aux yeux noirs qui flottent, un enfant toujours allongé. C’est l’histoire de sa place dans la maison cévenole où il naît, de sa place dans la fratrie et dans les enfances bouleversées. Comme dans un conte, les pierres de la cour témoignent. Comme dans les contes, la force vient des enfants, de l’amour de l’aîné qui protège, de la cadette révoltée qui rejettera le chagrin pour sauver la famille.
Du dernier qui saura réconcilier les histoires.
Mon avis : La parole est au narrateur, les pierres rousses de la cour qui sont les témoins de la vie de cette famille, de cette fratrie au cœur des Cévennes… Une famille de sans noms : la mère, le père, la grand-mère, l’aîné, la cadette, l’enfant, le dernier. Au centre, l’enfant : aveugle… qui ne dispose que de deux sens : l’ouïe et le toucher et de ce fait est extrêmement sensible et va partager cette sensibilité avec l’ainé. Et la place du corps est également centrale dans le récit.
L’aîné, toujours sur le qui-vive, qui est là pour prévenir les dangers, toujours en position de garde-fou, qui se sent inquiet et responsable des autres. L’aîné qui vivra par et pour son frère « inadapté », et qui, même une fois l’enfant décédé – à l’âge de 10 ans – n’arriver pas à alléger le poids de la vie des autres qu’il porte sur ses épaules, qui ne parviendra pas à se libérer pour vivre pour lui-même.
La cadette, maintenue debout par la colère. Verticale – en opposition à l’horizontalité de l’enfant – qui va prendre les choses en main pour que sa famille reste une vraie famille, qui va s’employer à la reconstruction de la sphère familiale en les obligeant à parler de tout et de rien, en les obligeant à parler à table… Elle est révoltée contre l’enfant qui ne fait rien et déstabilise tout et se transformera en organisatrice implacable de la survie de sa famille. Cette révolte qui lui permettra de s’en sortir et de vivre pour elle.
Il y a la grand-mère, le roc, la montagne ; une femme debout, vivante, qui s’adapte et ne plie pas, à l’image de la nature rude des Cévennes, qui comme elle le dit sait « Faire avec et non faire contre. ». La grand-mère qui sauvera la cadette en lui prêtant attention et en l’aidant à ne pas aller mal, en la normalisant…
Et il y a le dernier, qui arrive après le décès de l’enfant et le départ de l’ainé et de la cadette: une place pas facile à occuper. Lui vivra avec ses parents mais aussi avec en lui l’enfant absent et le souci d’occuper une place dans la fratrie.
Les enfants sont à la fois des enfants et les soutiens de famille. Une famille qui tient comme les murs de pierres sèches : on en retire une et tout vacille, tout s’écroule.
Et aussi l’analyse d’une société inhumaine que l’administration met à l’écart ; une société qui complique tout, demande de prouver ce qui ne saurait être mis en doute, au lieu d’aplanir les difficultés.
C’est un livre magnifique, et servi par une écriture superbe. Un livre sensible, mais jamais étouffant, dur et doux à la fois. Il y a des pointes d’humour et beaucoup de poésie et d’amour dans ce concentré d’émotions. Un livre en partie autobiographique, Clara Dupont-Monod étant d’origine cévenole et ayant eu un frère handicapé. D’ailleurs la montagne cévenole est presque un personnage dans le récit, car elle dépeint le comportement des personnes de la famille, qui se fond avec les forces de la nature. Et elle aborde le sujet en parlant de la fratrie… certes les parents doivent vivre avec le poids du handicap, l’enfant aussi, mais alors que l’enfant inadapté est le centre de la famille, quel est le ressenti de ses frères et sœurs ? et comment vivent-ils ? comment appréhendent-ils la différence?
J’appréciais dejà beaucoup cette autrice pour ses romans historiques et là c’est un énorme coup de cœur.
Extraits :
« Inadapté » suppose précisément que l’enfant existait hors du cadre fonctionnel (une main sert à saisir, des jambes à avancer) et qu’il se tenait, néanmoins, au bord des autres vies, pas complètement intégré à elles mais y prenant part malgré tout, telle l’ombre au coin d’un tableau, à la fois intruse et pourtant volonté du peintre.
Ils s’enveloppaient des bruits de la nuit comme on s’enroule dans une cape, pour avoir chaud ou disparaître.
C’était un langage des sens, de l’infime, une science du silence, quelque chose qu’on n’enseignait nulle part ailleurs. À enfant hors norme, savoir hors norme, pensait l’aîné. Cet être n’apprendrait jamais rien et, de fait, c’est lui qui apprenait aux autres.
À trop frémir au moindre bruit du monde, à craindre le pire, on n’équilibre personne.
L’amour le plus fin, mystérieux, volatil, reposant sur l’instinct aiguisé d’animal qui pressent, donne, qui reconnaît le sourire de gratitude envers l’instant présent sans même l’idée d’un retour, un sourire de pierre paisible, indifférent aux demains.
Il a rejoint ces êtres qui portent au cœur un instant arrêté, suspendu pour toujours. En lui quelque chose est devenu pierre, ce qui ne signifie pas insensible mais plutôt endurant, immobile, implacablement identique au gré des jours.
L’enfant l’isolait. Il traçait une frontière invisible entre sa famille et les autres. Sans cesse, elle se heurtait à un mystère : par quel miracle un être diminué pouvait-il faire tant de dégâts ? L’enfant détruisait sans bruit.
La grand-mère la hissait à la hauteur des autres. Elle lui offrait une normalité. Beaucoup plus tard, devenue adulte, la cadette s’entendrait dire à une amie : « Si un enfant va mal, il faut toujours avoir un œil sur les autres. » Avant d’ajouter, pour elle-même : « Car les bien portants ne font pas de bruit, s’adaptent aux contours cisaillants de la vie qui s’offre, épousent la forme des peines sans rien réclamer. Ils seront les gardiens du phare détestant les vagues mais tant pis, refuser serait déplacé. Un sentiment de devoir les guide. Ils se tiendront là, vigies dans la nuit noire, se débrouilleront pour n’avoir ni froid ni peur. Or, n’avoir ni froid ni peur n’est pas normal. Il faut venir vers eux. »
La colère la maintenait droite, elle était une raideur précieuse. Elle était la force des gens debout. Les allongés n’y avaient pas droit.
Il était né avec l’ombre d’un défunt. Cette ombre ourlait sa vie. Il devrait faire avec. Il ne s’insurgea pas contre cette dualité forcée, au contraire. Il l’intégra à sa vie.
Les absents étaient aussi des membres de la famille.
Autour d’eux veillait la montagne. Elle se manifestait par mille bruits, elle couinait, grinçait, éclatait de rage ou de rire, murmurait, tonnait, ronronnait, susurrait et sans doute l’enfant absent, qui avait l’ouïe, avait pu percevoir cela. Sans doute avait-il admis que la montagne est sorcière ou princesse médiévale, ogre doux, dieu antique ou bête méchante.
Des sons d’animaux et aussi des odeurs (celle du genêt, de la terre humide, de la paille) car lui, le dernier, ne pouvait s’empêcher de faire correspondre ses émotions et ses sens. Il aimait penser qu’il y a des siècles, c’étaient les mêmes sons, la même lumière, les mêmes odeurs.
il ne faut pas vivre les poings serrés, dans l’attente du danger, disait-elle
« Il n’y a qu’une lettre qui sépare “livre” et “libre”. Si tu ne lis plus, c’est que tu es complètement enfermé. »
Il fabriquait des mots. Le berger devenait un moutonnier, lui-même se disait rêviste, il existait une couleur blose (rose aux reflets bleutés), la conjugaison comptait un futur intérieur.
2 Replies to “Dupont-Monod, Clara «S’adapter» (RL2021)”
Pour moi également un énorme coup de cœur
Le sujet a été traité tout en délicatesse
Je ne connaissais pas cette autrice et suis ravie de cette découverte
Je sais déjà que je relirai sûrement ce livre
Ah je suis contente de te lire.
Oui c’est un de mes coups de coeur de la fin de l’année dernière.
J’aime beaucoup cette autrice mais je n’avais lu d’elle que des romans historiques.