Morrison, Toni «Beloved» (1989) 379 pages

Morrison, Toni «Beloved» (1989) 379 pages

Auteure : Toni Morrison (de son vrai nom Chloe Anthony Wofford), née le 18 février 1931 à Lorain en Ohio, dans une famille ouvrière de quatre enfants est une romancière, professeur de littérature et éditrice américaine, lauréate du Prix Pulitzer en 1988, et du prix Nobel de littérature en 1993 et et morte à New York le 5 août 2019. Elle est à ce jour la huitième femme et le seul auteur afro-américain à avoir reçu cette distinction. C’est le roman Beloved, dont l’édition française remonte à 1989, qui a fait connaître Toni Morrison en France. Mais sa notoriété américaine était venue dix ans plus tôt, coup sur coup, en l’espace de deux romans : Sula (1973) et Song of Solomon (1977). Après L’Œil le plus bleu, elle publie en 1977 Le Chant de Salomon, couronné par le Grand Prix de la critique, qui remporte un énorme succès. Dix ans plus tard, en 1987, elle reçoit le prix Pulitzer pour son cinquième roman : Beloved. Parce que « son art romanesque, caractérisé par une puissante imagination et une riche expressivité, brosse un tableau vivant d’une face essentielle de la réalité américaine », l’Académie de Stockholm lui a décerné, le 7 octobre 1993, le prix Nobel de littérature. Aujourd’hui retraitée de l’université de Princeton, Toni Morrison a été faite docteur honoris causa par l’université de Paris VII. Délivrances est son dernier roman paru.

Editions Christian Bourgois – 13.05.1998 -308 pages / 10/18  Domaine étranger– 22.05.2008 – 379 pages (Prix Pulitzer) – Traduit de l’anglais par Hortense Chabrier et Sylviane Rue.

Résumé :
Inspiré d’un fait divers survenu en 1856, Beloved exhume l’horreur et la folie d’un passé douloureux. Sethe est une ancienne esclave qui, au nom de l’amour et de la liberté, a tué l’enfant qu’elle chérissait pour ne pas la voir vivre l’expérience avilissante de la servitude. Quelques années plus tard, le fantôme de Beloved, la petite fille disparue, revient douloureusement hanter sa mère coupable. Loin de tous les clichés, Toni Morrison ranime la mémoire, exorcise le passé et transcende la douleur des opprimés. » Le 124 était habité de malveillance. Imprégné de la malédiction d’un bébé…  » A Bluestone Road, près de Cincinnati, vers 1870, les meubles volent, la lumière allume au sol des flasques de sang, des gâteaux sortent du four marqués de l’empreinte d’une petite main de bébé. Dix-huit ans après son acte de violence et d’amour maternel, Sethe l’ancienne esclave et les siens sont encore hantés par la petite fille de deux ans qu’elle a égorgée. Jusqu’au jour où une inconnue, Beloved, arrivée mystérieusement au 124, donne enfin à cette mère hors-la-loi la possibilité d’exorciser son passé. Parce que pour ceux qui ont tout perdu, la rédemption ne vient pas du souvenir, mais de l’oubli. Ce roman aux résonances de tragédie grecque, au style d’une flamboyante beauté lyrique, a reçu en 1988 le prix Pulitzer, et a figuré pendant des mois en tête des listes de best-sellers en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis.

Mon avis :
J’ai un petit souci avec Toni Morrison. Sur trois livres que j’ai lu d’elle, j’ai beaucoup aimé Sula (1973) et j’ai pas accroché avec  L’Œil le plus bleu et Beloved … Trop confus, trop de personnages, trop de va et vient passé-présent,  je m’y suis perdue complètement. Alors certes le contexte et les thèmes abordés me touchent mais je déconnecte complètement… C’est juste que j’ai un mal fou à la lire car je perds le fil conducteur. Nous voici à Cincinnati en 1870 avec tellement de personnages qui s’entrecroisent qu’il est difficile de s’attacher aux principaux et de les suivre, car ils sont si nombreux qu’ils sont noyés dans la masse.
Mais j’aime son écriture, j’aime ses phrases, j’aime ce qu’elle affirme et sa manière de conter la réalité sociale est extrêmement intéressante, instructive  et immersive.

Extraits :

Son passé avait été semblable à son présent – intolérable –, et comme elle n’ignorait pas que la mort était tout sauf l’oubli, elle utilisait le peu d’énergie qui lui restait pour méditer sur les couleurs.

Y a pas une maison dans ce pays qu’est pas bourrée jusqu’aux combles des chagrins d’un nègre mort. On a de la chance que ce fantôme soit un bébé. 

Un homme, c’est rien qu’un homme, disait Baby Suggs. Mais un fils ? Bon, ça alors, c’est quelqu’un ! »
Cela se défendait pour un tas de raisons, car au long de la vie de Baby, autant que de celle de Sethe, hommes et femmes étaient déplacés comme des pions sur un échiquier. Tous ceux que Baby Suggs avait connus, sans parler d’aimer, ceux qui ne s’étaient pas sauvés ou retrouvés pendus, avaient été loués, prêtés, vendus, capturés, renfermés, hypothéqués, gagnés, volés ou saisis pour dettes. Cela se défendait pour un tas de raisons, car au long de la vie de Baby, autant que de celle de Sethe, hommes et femmes étaient déplacés comme des pions sur un échiquier. Tous ceux que Baby Suggs avait connus, sans parler d’aimer, ceux qui ne s’étaient pas sauvés ou retrouvés pendus, avaient été loués, prêtés, vendus, capturés, renfermés, hypothéqués, gagnés, volés ou saisis pour dettes.

Frissonnante, Denver s’approcha de la maison, la considérant, ainsi qu’elle le faisait toujours, comme une personne plutôt qu’une construction. Une personne qui pleurait, soupirait, tremblait et piquait des crises. Ses pas et son regard étaient prudents, tels ceux d’un enfant qui s’approche d’une parente nerveuse, oisive (dépendante, mais fière). Une cuirasse d’obscurité masquait toutes les fenêtres sauf une. 

– Je parlais du temps. J’ai tellement de mal à y croire. Il y a des choses qui partent. Qui passent. Il y a des choses qui restent. Avant, je pensais souvent que c’était ma mémoire. Tu sais. Il y a des choses qu’on oublie. D’autres qu’on n’oublie jamais. Mais ça ne se passe pas comme ça. Les lieux, les lieux sont toujours là, eux. Si une maison brûle, elle disparaît, mais l’endroit – son image – demeure, et pas seulement dans ma mémoire, mais là, dehors, dans le monde. Ce dont je me souviens, c’est une image qui flottait là, dehors, à l’extérieur de ma tête. Tu comprends, même si je n’y pense pas, même si je meurs, l’image de ce que j’ai fait, ou su, ou vu, sera toujours là dehors. Juste à l’endroit où ça s’est passé.

Le mieux, il le savait, c’était d’aimer un petit peu, juste un petit peu chaque chose, pour que, le jour où on casserait les reins à cette chose ou qu’on la fourrerait dans un sac de jute lesté d’une pierre, eh bien, il vous reste peut-être un peu d’amour pour ce qui viendrait après.

Un enfant est un enfant. Ils poussent, vieillissent, mais être grands ? Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? Dans mon cœur, ça n’a aucune signification.

Il faut que tu le lui dises. Explique-lui qu’il ne s’agit pas de choisir quelqu’un plutôt qu’elle – il s’agit de faire de la place pour quelqu’un à côté d’elle.

Sens l’effet que ça fait d’avoir un lit où dormir et quelqu’un près de toi qui ne te houspille pas à mort pour te rappeler ce qu’il faut faire chaque jour pour le mériter. Sens l’effet que ça fait. Et si ça ne suffit pas, sens l’effet que ça fait d’être une femme de couleur vadrouillant sur les routes avec tout ce que Dieu a fait prêt à te sauter dessus. 

Leurs silences grondaient en se heurtant aux murs tels des oiseaux terrifiés.

Elle n’a pas peur de la nuit parce qu’elle est de la même couleur, mais le jour, chaque bruit ressemble à un coup de fusil ou au pas feutré d’un poursuivant.

Les choses qu’aucun d’eux ne savait de l’autre – et celles qu’ils ne savaient ni l’un ni l’autre formuler avec des mots –, eh bien, tout cela viendrait en son temps

– Par là, dit-il, en pointant du doigt. Suis les fleurs des arbres. Seulement les fleurs des arbres. Suis-les. Tu seras où tu veux être quand il n’y en aura plus.

Il courut donc de cornouiller en pêcher en fleur. Quand ils s’éclaircirent, il piqua sur les fleurs de cerisier, puis celles des magnolias, des cerisiers gommeux, des pacaniers, des noyers et des figuiers de Barbarie. Enfin il atteignit un champ de pommiers dont les fleurs se transformaient tout juste en minuscules nœuds de fruits. Le printemps montait vers le Nord en flânant, mais il lui fallait courir comme un dératé pour le garder comme compagnon de route. De février à juillet, il resta à l’affût des fleurs. Quand il les perdit et se retrouva sans le moindre pétale pour le guider, il s’arrêta, grimpa à un arbre qui poussait sur un monticule et scruta l’horizon, en quête d’un éclat de rose ou de blanc dans le monde de feuilles qui l’entourait. Il ne les touchait pas ni ne s’arrêtait pour les respirer. Il suivait simplement le sillage des floraisons, silhouette sombre et déguenillée, guidée par les pruniers en fleur.

Alors, elle versait des larmes sur sa propre personne. Maintenant, elle pleure parce qu’elle n’est plus personne. La mort n’est qu’un repas sauté, en comparaison de ce qu’elle vit. Elle sent son propre volume s’amenuiser, se dissoudre dans le néant.

Sethe arrivait à reconnaître à peu près soixante-quinze mots imprimés (dont la moitié figuraient dans la coupure de journal), mais elle savait ceci : les mots qu’elle ne comprenait pas n’avaient pas plus de pouvoir qu’elle pour expliquer les choses.

Tout ce qu’il pouvait discerner, c’était le possessif à moi. Le reste demeurait hors de portée pour son esprit. Pourtant il continua à avancer. Quand il parvint aux marches, les voix s’amenuisèrent soudain pour devenir moins qu’un murmure. Cela le fit hésiter. Elles étaient devenues un marmonnement intermittent – comme les petits bruits qu’émet une femme à son travail, quand elle se croit seule et non observée : un tss quand elle rate le chas de l’aiguille ; un gémissement sourd quand elle voit une nouvelle ébréchure à son unique beau plat ; les petites phrases murmurées, amicales avec lesquelles elle accueille les poules. Rien de violent ni d’effrayant. Juste cette éternelle et intime conversation qui se déroule entre les ménagères et leurs besognes.

Maintenant je peux tout oublier, parce que, dès que la pierre tombale a été mise en place, tu as fait connaître ta présence dans la maison et tu nous a tracassées à nous rendre folles. Je n’ai pas compris alors. Je croyais que tu étais en colère contre moi. Et maintenant je sais que si tu l’étais, tu ne l’es plus, parce que tu m’es revenue et que j’avais raison tout du long : il n’y a pas d’univers de l’autre côté de ma porte. 

“Si tu ne sais pas compter, ils peuvent t’escroquer. Si tu ne sais pas lire, c’est eux qui gagnent tout le temps.”

– Oh ! ouais. J’ai des grands projets.
Il prit deux goulées à la bouteille.
« Tout plan tiré d’un litron tourne court »,

Que tout Blanc avait le droit de se saisir de toute votre personne pour un oui ou pour un non. Pas seulement pour vous faire travailler, vous tuer ou vous mutiler, mais pour vous salir. Vous salir si gravement qu’il vous serait à jamais impossible de vous aimer. Vous salir si profondément que vous en oubliiez qui vous étiez et ne pouviez même plus vous en souvenir. 

La cogitation, comme elle l’appelait, embrouillait les choses et empêchait l’action.

Ella n’aimait pas l’idée que les erreurs passées puissent prendre possession du présent.

La vie quotidienne accaparait tout ce qu’elle avait de forces. L’avenir se limitait au coucher du soleil ; le passé était quelque chose à laisser derrière soi. Et s’il refusait de rester sur les arrières, eh bien, il fallait peut-être le piétiner. 

– Eh bien, si tu veux mon avis…
– Non, dit-elle. J’ai le mien.

– Sethe, dit-il, toi et moi, on a eu plus d’hiers que n’importe qui. On a besoin d’un peu de lendemains.

Il y a une solitude que l’on peut bercer. Bras croisés, genoux remontés, on se tient, on se cramponne et ce mouvement, à la différence de celui d’un bateau, apaise et contient l’esseulé qui se berce. C’est une solitude intérieure, qui enveloppe étroitement comme une peau. Puis il y a une solitude vagabonde, indépendante. Celle-là, sèche et envahissante, fait que le bruit de son propre pas semble venir de quelque endroit lointain.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *