Nohant, Gaëlle « Le bureau de l’éclaircissement des destins » (RLH2023) 410 pages
Auteur : Née à Paris en 1973, Gaëlle Nohant vit aujourd’hui à Lyon. Légende d’un dormeur éveillé (prix des Libraires 2018) est son troisième roman après L’Ancre des rêves (prix Encre Marine, 2007) et La Part des flammes (prix France Bleu/Page des libraires, 2015 et prix du Livre de Poche, 2016) Elle a également publié L’Homme dérouté (nouvelles) en 2010. En 2020 elle publie « La femme révélée » et en 2023 « Le bureau de l’éclaircissement des destins » .
Grasset – 04.01.2023 – 410 pages
Résumé:
Au cœur de l’Allemagne, l’International Tracing Service est le plus grand centre de documentation sur les persécutions nazies. La jeune Irène y trouve un emploi en 1990 et se découvre une vocation pour le travail d’investigation. Méticuleuse, obsessionnelle, elle se laisse happer par ses dossiers, au regret de son fils qu’elle élève seule depuis son divorce d’avec son mari allemand.
A l’automne 2016, Irène se voit confier une mission inédite : restituer les milliers d’objets dont le centre a hérité à la libération des camps. Un Pierrot de tissu terni, un médaillon, un mouchoir brodé… Chaque objet, même modeste, renferme ses secrets. Il faut retrouver la trace de son propriétaire déporté, afin de remettre à ses descendants le souvenir de leur parent. Au fil de ses enquêtes, Irène se heurte aux mystères du Centre et à son propre passé. Cherchant les disparus, elle rencontre ses contemporains qui la bouleversent et la guident, de Varsovie à Paris et Berlin, en passant par Thessalonique ou l’Argentine. Au bout du chemin, comment les vivants recevront-ils ces objets hantés ?
Le bureau d’éclaircissement des destins, c’est le fil qui unit ces trajectoires individuelles à la mémoire collective de l’Europe. Une fresque brillamment composée, d’une grande intensité émotionnelle, où Gaëlle Nohant donne toute la puissance de son talent.
Mon avis:
Irène va rechercher des personnes en retraçant la vie des objets; son travail va devenir une vocation. Quel drame se cache derrière un médaillon, un Pierrot en tissu avec un numéro de matricule inscrit sur son ventre? En se lançant sur les traces des disparus, elle va rencontrer les vivants..
L’interêt de l’ITS, ce centre dans lequel elle travaille est qu’il s’intéresse aux victimes et n’a pas pour objectif de rechercher les coupables pour les faire juger. Un objectif : retrouver les personnes disparues, ou au moins de retrouver leur trace. A disposition, les informations s’entassent au fur et à mesure des ans : documents des camps de concentration, documents du temps de guerre, documents de l’après-guerre, section de recherche des enfants, section des documents historiques, questionnaires des personnes déplacées, correspondance des officiels nazis, liste des malades mentaux euthanasiés. Des informations regroupées intelligemment, de manière alphabétique, phonétique, avec des variantes sonores. On y recense des noms, des surnoms, des diminutifs…
Les objets retrouvés sont répertoriés et l’objectif de l’ITS est de les faire parler, de leur arracher leurs secrets, de retracer leur vie.
En se plongeant dans cette époque, on reparle inévitablement du scandale des foyers Lebensborn, de traffic d’enfant, déportation, travail forcé, des expériences médicales sur les prisonnières… Elle relate le martyre des Résistantes de Lublin.
Irène va lire les mémoires d’une gardienne SS, elle va suivre la vie de détenues/détenus dans des camps tels que Treblika, Ravensbrück, elle va rencontrer des témoins de cette période : des survivants mais aussi des témoins de papier : des lettres, des carnets, des photos, beaucoup de photos, des dessins…
Mais surtout elle va tisser des liens, elle va rapprocher des familles, elle va rétablir des vérités, combler des vides.
Ce qui est magnifique dans ce livre, c’est qu’on est transportés dans une période dramatique et qu’on va y rencontrer des personnes magnifiques. La solidarité, l’amour, l’amitié, le partage, l’espoir, l’humanité sont les valeurs qui se dégagent de ce roman. L’autrice nous plonge dans des vies tellement prenantes que j’ai fini par oublier qu’il s’agissait de personnages de romans.. J’ai suivi pas à pas les enquêtes d’Irene, j’ai partagé ses angoisses et ses peurs, ses craintes et ses sourires et je voulais que son enquête aboutisse. J’étais inquiète pour les personnages, totalement immergée dans leur vie et elle a réussi le tour de force de ne jamais céder au misérabilisme ou à la sensiblerie.
Dans le roman la dictature argentine est évoquée. Des années séparent les camps en Europe des disparitions dues à la dictature argentine mais le parallèle est bien là: tortures, disparitions, massacres…
A notre époque, le drame des réfugiés qui quittent leur pays, parcourent au péril de leur vie des milliers de kilomètres pour se retrouver refoulés à l’arrivée fait résonance au statut des personnes dont le statut et les compétences antérieures ont été balayées par un changement de régime, une guerre, une dictature… La haine des juifs, le nazisme, la haine des homosexuels, de l’étranger est toujours là, et pire, elle croit d’année en année…
Le passé n’est jamais bien loin…
C’est le cinquième roman de cette autrice que je lis, le cinquième coup de coeur. Et ce qui est remarquable, c’est qu’il s’agit du cinquième univers dans lequel elle m’entraîne. Et toujours aussi instructif, aussi documenté…
Extraits:
Cet endroit était né de l’anticipation des puissances alliées. Avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, elles avaient compris que la paix ne se gagnerait pas seulement au prix de dizaines de millions de morts, mais aussi de millions de déplacés et de disparus. Le dernier coup de feu tiré, il faudrait retrouver tous ces gens, les aider à rentrer chez eux. Et déterminer le sort de ceux qu’on ne retrouverait pas.
— Pour celui qui a perdu un être cher, ces réponses-là, c’est vital. Sinon, la tombe reste ouverte au fond du cœur.
D’un objet qui attend de retrouver son propriétaire, on dit qu’il est en souffrance.
Peut-on rester humain, dans un cadre où l’inhumanité est la règle ?
Les meurtriers ne sont pas son affaire, mais les traces des victimes éclairent des trouées d’obscurité, et le sang séché éclabousse les descendants.
Découvrant le lieu à l’automne 1944 avec l’Armée rouge, Vassili Grossman évoque cette terre grasse et noire, « houleuse comme une mer », qui recrache des objets, des traces.
Elle raccommode des fils tranchés par la guerre, éclaire à la torche des fragments d’obscurité. Sa mission terminée, elle s’efface. Elle ne veut pas entrer dans leur vie, ni qu’ils entrent dans la sienne. Il n’y a que les morts qu’elle n’arrive pas à tenir à distance.
— Un fonds d’archives, observe Antoine, c’est un peu comme une collection de grenades dégoupillées. Les numériser en accès libre, c’est une belle victoire démocratique.
Chez moi, ça veut dire quoi ? Chez moi, c’était l’enfance. Je ne serai plus chez moi nulle part.
Mais vous croyez, vous, qu’on pousse droit sur un sol empoisonné ? Que l’amour suffit à racheter le crime et le mensonge ? Moi, je pense que tôt ou tard ça se déglingue.
elle avance avec son passé sur l’épaule, et ses erreurs pèsent le même poids que ses bonnes fortunes. Elle n’y voit qu’un sillon de choix infimes, peut-être juste des oscillations dans le courant.
Combien de nuits blanches, après la lecture de certains documents ? La sécheresse des rapports administratifs, la transformation des corps en unités, du meurtre en liquidation, en solution.
Le camp lui a appris que la liberté commence au fond de soi. Il faut se défaire d’un sentiment d’impuissance, repousser la peur. La liberté se fraie un chemin à travers les murs les plus épais, mais elle oblige à se hisser à sa hauteur. Une fois engagée sur cette voie, il n’y a pas de retour en arrière.
Leurs visages, leurs regards nus, leurs sourires brisés, ces mots qu’ils prononcent en sachant le mal qu’ils vont se faire. Elle sent qu’ils parlent depuis un lieu qui n’est pas la mort, mais plus la vie. Ils sont des revenants. Derniers témoins de ceux qu’on a réduits en cendres, archives vivantes de leurs derniers souffles, de leurs gestes de résistance au bord du gouffre, de leur nuit.
Même si on ne répare personne, songe Irène en s’essuyant les yeux, si l’on peut rendre à quelqu’un un peu de ce qui lui a été volé, sans bien savoir ce qu’on lui rend, rien n’est tout à fait perdu.
Information:
International Tracing Service (ITS) connues également comme « Les Archives Arolsen » nommées jusqu’en 2019 « Service International de Recherches », un centre de documentation, d’information et de recherche sur la persécution national-socialiste, le travail forcé et la Shoah, siégeant dans la ville hessoise de Bad Arolsen en Allemagne.