Martinez, Carole « Dors ton sommeil de brute » (RLE2024) 400 pages
L’auteur : Née en 1966, Carole Martinez est très appréciée des lecteurs. Après avoir testé plusieurs métiers, elle décide de rejoindre le corps enseignant et donne des cours de français dans un collège difficile de la banlieue parisienne. C’est à la faveur d’un congé parental qu’elle commence à écrire et publie en 2077 chez Gallimard « Le coeur cousu« , sorte de conte inspiré des histoires que lui racontait sa grand-mère espagnole. D’abord porté par le public puis repéré par les critiques, ce roman a raflé tous les prix des lecteurs : Prix Renaudot des lycéens, Prix Ouest France étonnants voyageurs et s’est vendu à plus de 20 000 exemplaires. En 2011 Carole Martinez a publié deux ouvrages : « L’oeil du témoin », un roman policier pour la jeunesse et « Du domaine des Murmures », un roman pour adulte, récompensé par le Goncourt des lycéens. « La terre qui penche » (12.09.2015) a obtenu le prix de la Feuille d’or de la ville de Nancy – France Bleu Lorraine – France 3 Lorraine. Elle revient avec « Les roses fauves » à la RL2020, puis à la RL2024 elle publie « Dors ton sommeil de brute »
Gallimard – Collection Blanche – 15.08.2024 – 400 pages
Résumé:
« Un long hurlement, celui d’une foule d’enfants, secoue la planète. Dans les villes, le Cri passe à travers les murs, se faufile dans les canalisations, jaillit sous les planchers, court dans les couloirs des tours oit les familles dorment les unes au-dessus des autres, le Cri se répand dans les rues. » Un rêve collectif court à la vitesse de la rotation terrestre. Il touche tous les enfants du monde à mesure que la nuit avance.
Les nuits de la planète seront désormais marquées par l’apparition de désordres nouveaux, comme si les esprits de la nature tentaient de communiquer avec l’humanité à travers les songes des enfants. Eva a fui son mari et s’est coupée du monde. Dans l’espace sauvage oh elle s’est réfugiée avec sa fille Lucie, elle est déterminée à se battre contre ce qui menace son enfant durant son sommeil sur une Terre qui semble basculer.
Comment lutter contre la nuit et les cauchemars d’une fillette ?
Mon avis:
Une fois de plus un coup de coeur pour l’écriture de cette romancière.
Il convient de souligner que le titre est emprunté au poème de Baudelaire « Le goût du néant » qui figure en première page du roman et donne une indication sur le ton du livre et les thèmes qui seront abordés. D’autres références suivront: Gérard de Nerval, Turner… Un conte dans lequel tous les enfants du monde vont être reliés par le rêve, un rêve qui les relie mais dont ils ne se souviennent plus au réveil. Un rêve qui les relie à la nature, et qui après le premier lien, « le cri d’alerte » va les immerger dans ce qui ressemble fort aux dix plaies d’Egypte… les grenouilles, les moustiques… Un message que la nature transmet aux adultes via les enfants endormis. Comme Eva a choisi la profession de neurologue avec pour spécialité le sommeil, ces événements qui se produisent pendant le sommeil de sa fille ne peuvent que la concerner..
Eva et sa petite fille de 8 ans, Lucie, fuient un homme violent et s’exilent en Camargue, dans un lieu isolé avec pour seul voisin, Serge, un « ogre » qui a lui aussi trouvé refuge dans le silence avec par seuls compagnons un vieux chien et une radio. Eva qui recherche la déconnexion totale avec le monde extérieur n’est même pas au courant que les altérations du sommeil de sa fille concernent les enfants du monde entier. La petite Lucie et Serge vont se rencontrer, ils vivent en profonde communion avec la nature et les animaux, avec les étendues sauvages de la Camargue. En plus de ce lien avec la nature, Lucie sera le trait d’union entre Serge et sa mère, qui tous les deux ont eu un passé difficile.
Le roman parle du sentiment maternel, des rapports parents-enfants, de la perte des êtres chers, de la solitude, des odeurs, des rêves et des cauchemars, de la peur de la nuit et du noir, de l’agriculture intensive, des exigences de la nature face à la destruction des espèces et des lieux, des croyances ancestrales, de poésie, de mots, de sons…
Et au final : A quoi servent les rêves ? Serait-ce possible qu’ils soient le lien entre les esprits de la nature et les êtres humains, au travers des enfants, des songes ?
Un livre magique, onirique, poétique, superbe…
Je ne vous en dis pas plus, j’en ai déjà dit beaucoup… laissez-vous porter … vous ne le regretterez-pas.. ( à moins que vous ne vouliez lire un thriller trépidant et plein d’actions hyper violentes et rythmées…)
Extraits:
J’avais perdu cette faculté de m’abandonner, de m’émerveiller, de devenir oie sauvage, fourmi ou roseau, elle me rouvrait une voie oubliée, un passage que je croyais condamné.
Je ne cherchais pas à protéger mon enfant, cette gamine de huit ans, réjouie, ivre d’espace, mais seulement l’enfant que j’avais été, la petite qui guettait le chœur de l’aube, ce chant des passereaux, trilles aigus perçant le silence de la nuit jusqu’à la fêler. Je devais affronter mes peurs et rassurer l’enfant qui tremblait toujours en moi, qui tremblait encore malgré le temps passé.
Les sanglots l’étouffent, il faudrait les vomir, il se retrouve à genoux, la tête dans les chiottes à essayer de dégueuler son cœur, mais rien ne vient que de la bile.
L’écriture, cette caresse appuyée qui laisse sa trace, cette caresse qui inscrit des mots.
Face à un phénomène aussi mystérieux, les religieux parlent plus que les scientifiques, ils sont les seuls à trouver des réponses immédiates. Plus imaginatifs, ils racontent une histoire, même au cœur du naufrage. Tu te méfies des religions, de leur dogmatisme, mais leurs rituels et leur créativité te fascinent. Les livres saints contiennent, à tes yeux, les plus beaux textes du monde. Ces textes, qui ont inspiré tant d’artistes, te soufflent leur lumière, leur folie, ces textes, traduits en images, en couleurs, au fil des siècles, te subjuguent. L’effroi humain face à la colère divine, face à la violence des éléments, l’effroi t’inspire. Les ombres puissantes des fléaux guettent dans les cadres, les débordent parfois. L’imaginaire fantastique de l’humanité t’éblouit. L’imaginaire dans sa tentative désespérée et poétique d’arrimer l’homme au cosmos. Et ces nœuds entre les choses les plus simples, les personnages les plus humbles, la matérialité la plus triviale et le sacré.
Impatient de pouvoir allumer sa chaîne, d’écouter du jazz à fond. Il en a tellement envie. Pas d’une chanson à texte qui réamorcerait une pensée, non, et pas non plus d’un air qui lui rappellerait quelque chose de précis, mais d’une musique sans paroles ou pleine de mots étrangers qui ne lui dira rien, il ne veut pas comprendre, juste vibrer de cette énergie qu’offre la musique, utiliser son rythme pour animer son corps et balayer son passé.
— Nous n’avons jamais pu percer « les portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ».
— Quoi ?
— C’est du Nerval. C’est comme ça qu’il parle des rêves et du sommeil, comme d’une seconde vie.
La nuit est soudain bien plus inquiétante dans cette maison sans volets. Il te semble qu’on t’observe, que la nuit est derrière les vitres à regarder ce qu’il se passe dans ce bocal. Tu as quitté l’ombre, tu es passé de l’autre côté. Du côté des proies, de l’ignorance, du côté de l’humanité.
Les rêves de nos enfants portent les messages des esprits de la nature.
On ne meurt pas face à un tableau, tout se passe dans une autre dimension, mais, avec un peu de chance, il provoque une émotion. Pour Turner, la catastrophe était un moyen de donner une force tragique au paysage.
Ne plus penser. Ne plus rien savoir, ne rien avoir vécu, accepter l’instant pour ce qu’il était, une miette délicieuse, sans passé, sans avenir.
— En Occident, depuis l’avènement de la psychanalyse, le rêve est un moyen d’entrer en relation avec notre inconscient, la matière de l’intime, celle de nos profondeurs. Nous imaginons que nos rêves ne racontent qu’une histoire individuelle, qu’ils sont une clef pour se comprendre soi-même. Mais, dans d’autres cultures, le rêve s’ouvre sur une dimension qui ne touche pas à l’intime, il est une porte sur le monde-autre, il raconte une histoire collective et peut induire des événements dans la réalité.
Chez elle, on croit que les songes donnent accès à un autre monde, peuplé de djinns, de marabouts et de morts vêtus de blanc.
Elle sait que la mort est là, si proche, et elle s’enfonce avec un certain plaisir dans cet abîme de silence où elle a vécu pendant des décennies. Le silence est bien plus puissant qu’on ne le croit, le silence permet à l’autre de tout imaginer. Le pouvoir qui lui a été donné exigeait-il tant de silence pour être entendu ?
Ce soir, c’est dans le paysage de ses souvenirs qu’elle voudrait se réfugier. Non, elle n’a rien oublié depuis l’enfance ! Tout est là, intact. Les images, les parfums, les sons et les rêves.
Oui un jour, quand nous aurions découvert toutes les lois qui régissaient notre univers, nous dépasserions le hasard.
Que deviendrait alors la poésie ?
La difficulté, c’est d’arriver à garder sa liberté individuelle tout en préservant le groupe.
C’est terrible d’être séparé, abandonné, d’être un individu, un être isolé. On se fabrique des compagnons imaginaires, on se tutoie, on discute en soi, on devient son meilleur ami, son pire ennemi aussi.
One Reply to “Martinez, Carole « Dors ton sommeil de brute » (RLE2024) 400 pages”
Un autre livre sur le pouvoir des rêves…
Plus une référence à Baudelaire. De quoi éveiller la curiosité du lecteur.