Minoui, Delphine « L’alphabet du silence » (2023) 261 pages

Minoui, Delphine « L’alphabet du silence » (2023) 261 pages

Autrice: Delphine Minoui, née en 1974, est une journaliste franco-iranienne spécialiste du Moyen-Orient et plus particulièrement de l’Iran.
Delphine Minoui est grande reporter au Figaro, spécialiste du Moyen-Orient. Prix Albert Londres 2006 pour ses reportages en Iran et en Irak, elle sillonne le monde arabo-musulman depuis 20 ans. Après Téhéran, Beyrouth et Le Caire, elle vit aujourd’hui à Istanbul, où elle continue à suivre de près l’actualité syrienne. 

Ecrits :  Jeunesse d’Iran : Les Voix du changement ( Autrement – 2001) –  Les Pintades à Téhéran (Jacob-Duvernet – 2007), Moi, Nojoud, dix ans, divorcée (Michel Lafon), de Tripoliwood (Grasset – 2011), Je vous écris de Téhéran (Seuil – 2015), Les Passeurs de livres de Daraya (Seuil – 2017),  L’Alphabet du silence (Éditions Iconoclaste – 2023),  Badjens(Seuil 2024)

Editions l’Iconoclaste – 06.04.2023 – 303 pages /Poche – 02.05.2024 – 261 pages
Prix du Roman France-Turquie 2023 

Résumé:

Göktay est professeur à l’université du Bosphore à Istanbul. Idéaliste, adoré de ses étudiants, il a séduit Ayla, professeure de français, avec un poème. La vie est douce quand on est jeunes, amoureux et parents comblés d’une petite fille. Mais Göktay refuse de vivre dans une bulle. Pour avoir signé une pétition de plus, une pétition de trop, il est arrêté et jeté en prison.
La répression menée par le président Erdogan s’abat, féroce et violente. Des milliers d’activistes, de journalistes, de fonctionnaires et d’universitaires sont réduits au silence par un pouvoir cynique, habile à manipuler l’opinion. Ayla s’était toujours retenue de s’engager : le confort du quotidien et sa famille comptaient par-dessus tout. Bouleversée de voir Göktay sombrer dans le désespoir et révoltée par l’injustice, elle décide de reprendre le flambeau.
Un roman de colère et d’amour, traversé par l’Histoire.

Cette histoire, bien qu’inspirée de faits réels, n’engage que l’imagination de son autrice.

Mon avis: ❤️ ❤️ ❤️ ❤️ ❤️

Encore une fois un livre coup de poing, mais c’est inutile de le préciser si on connait un tant soit peu le parcours de Delphine Minoui. Comme les autres livres de cette tutrice, le contexte politique est toujours extrêmement déstabilisant, que le roman se déroule en Syrie, en Iran ou dans la Turquie d’Erdogan. Des pays qui sont en guerre ou dont le régime politique est tout sauf démocratique, des pays dans lesquels la liberté est tout sauf présente et dans lesquels la révolte gronde et est présente partout. 

Quand on signe une pétition pour la paix, on ne s’imagine pas ce que cela peut bouleverser dans une existence, ou du moins on n’ imagine pas que les conséquences peuvent être aussi disproportionnées. Mais nous vivons en démocratie. En Turquie, il y a maintenant « Les criminels de paix ». Et il y a aussi un nouveau récit national. Celui qui avait commencé sa carrière politique sous le signe de la démocratie a peu a peu viré de bord…Il a d’abord endormi les personnes puis il manipulé les gens. Et bientôt cela a été la porte ouverte à l’intolérance, aux purges, à la censure, à la chasse aux intellectuels, aux universités et les professeurs se sont retrouvés dans la ligne de mire, des dangers, au premier rang des ennemis dans la « guerre pour le contrôle de la pensée ». On va les embastiller, les priver de leurs droits, les empêcher d’enseigner…
En silence et dans l’obscurité, les professeurs licenciés vont s’organiser pour donner des cours en extérieur, en toute illégalité, faire exister l’Université hors des murs , ressusciter la résistance qui existait en Espagne, sous la dictature Franquiste. 

Ce livre est passionnant et instructif. Il est aussi glaçant et montre les dérives du pouvoir, le passage de la liberté d’expression au muselage, la destruction de la liberté d’expression et d’opinion.
Il montre aussi que chez certains, la liberté est une conviction qui permet de ne pas plier devant la dictature et que quand la parole est empêchée, d’autres modes d’expression naissent… 

En plus de la trame et de l’ambiance politique qui nous retrace les luttes contre les peuples (les kurdes ), la parole muselée par l’interdiction de parler des langues, il y a une merveilleuse trame romanesque et une histoire d’amour magnifique.

J’ai découvert l’existence de la nouvelle de Dostoïevski « Le crocodile » que l’autrice décrit comme  l’histoire kafkaïenne d’un fonctionnaire avalé par un crocodile et dont l’épouse use de mille stratagèmes pour tenter de le libérer. 

Inutile de dire que c’est un livre coup de poing coup de coeur comme je les apprécie. 

Extraits: 

Pour lui, il n’y a pas de grandes ou de petites causes. Elles sont toutes bonnes à défendre, tant qu’elles dénoncent le retour en arrière d’un pays qui prétendait aller de l’avant.

« Le médecin soigne le corps et le professeur la tête. » Les mots avaient le pouvoir d’éclairer le monde, croyaient-ils tous les deux.

« Tu sais lire la langue des pierres ! » s’était-elle extasiée. Göktay avait rougi, ému par ce qu’il avait pris comme un compliment. En lui expliquant ce qu’il y trouvait à la fois de redoutable et de fascinant : « Ces écrits datent d’une époque pas si lointaine. Ils sont pourtant illisibles pour les Turcs de notre génération. C’est pour ça que j’ai choisi d’étudier l’osmanli. Pour me réapproprier mon passé. Si je ne m’intéresse pas aux racines de ma langue, comment pourrais-je prétendre connaître mon pays ? »

« La démocratie est comme un tramway, une fois arrivé au terminus, on en descend. » Erdogan l’avait prononcée à ses débuts, dans les années 1990, quand il était maire d’Istanbul. 

La couleur a le pouvoir des mots. Elle traduit un état d’âme, suggère une émotion. Mais elle ne montre pas tout.

C’est fou comme il est facile de céder au mensonge lorsqu’on est à court d’arguments. Lui revient en mémoire cette expression iranienne, « le mensonge justifié », picorée dans un dictionnaire quand ils s’étaient mis en tête, Göktay et elle, d’apprendre le persan.

Sur le mur du fond, les volumes confisqués ont laissé une empreinte grisâtre.
Des traces indélébiles. La présence de son absence.

la liberté de pensée n’a jamais pleinement existé en Turquie. À chaque époque son vernis idéologique. Hier, la nation. Aujourd’hui, la religion..

Il est là, le danger : dans les regards qui vous entourent et vous observent, dans ces caméras de vidéosurveillance qui poussent au coin des rues et à l’avant des taxis.
La ville est devenue une armée invisible de citoyens zélés.

Grandir en Turquie, c’est faire de l’anormalité la normalité. C’est adopter l’orage. Sublimer le soleil à la première éclaircie.

Ses rêves sont liberté. Un voyage sans passeport, par-delà les époques et les frontières, à la rencontre des errants et des déments.

L’écrire renforce sa réalité. Le séquestre doublement. Ses mots ont tué l’espoir. Il était, il n’est plus. Une colère sourde gronde en lui. D’un geste rageur, il déchire les pages qu’il vient d’écrire. De ses mots, de ses rêves, il fait des confettis. Des lambeaux. Des miettes. Comme lui.

Azad, c’est-à-dire dire « libre » en langue kurde.

Nicolas Bouvier. « On croit qu’on va faire un voyage. Mais bientôt, c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. »

Il y a dans la solitude un sentiment de perte absolue qui vous donne des ailes. Pas le choix : c’est ça ou mourir.

L’ironie de cette immense purge est peut-être là, pense-t-elle, dans ce qu’elle enseigne en interdisant. Dans ce qu’elle crée de liens en divisant.

Quand la douleur se fait extrême, qu’aucun gémissement ne saurait la traduire, les mots perdent leur sens. Cette peine, cette terreur blottie au fond de soi, il faut pourtant pouvoir la dire, extraire si ce n’est des phrases, au moins une esquisse de langage. Alors, d’une traite, il se met à dessiner les formes déployées sur son matelas. C’est tout ce qu’il lui reste. Du papier. Un crayon. L’empreinte de sa nuit. Et la possibilité d’en réinventer les contours.

C’est une chance de pouvoir pleurer. Les larmes sont une planche de salut. Si nous ne pleurions pas, nous mourrions…

Le corps a ses raisons, y compris politiques. Résister, c’est aussi ça. Se taire. Mais pas complètement.

il faut savoir parler en dépit du silence et fuir pour résister.

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