Coulon, Cécile « Une bête au paradis » (RL2019)

Coulon, Cécile « Une bête au paradis » (RL2019)

Autrice : Cécile Coulon, née le 13 juin 1990 à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), est une romancière, nouvelliste et poétesse française. À l’âge de 16 ans, elle publie son premier roman intitulé Le Voleur de vie. Elle passe un baccalauréat option Cinéma. Après une hypokhâgne et une khâgne au lycée Blaise Pascal à Clermont-Ferrand, elle poursuit ses études en lettres modernes. En 2016, elle prépare sa thèse dont le sujet est Le Sport et le corps dans la littérature française contemporaine.
Ses romans : Le Voleur de vie (2007) – Méfiez-vous des enfants sages, (2010) – Le roi n’a pas sommeil (2012) – Le Rire du grand blessé (2013) – Le Cœur du Pélican (2015). À 26 ans, elle publie son huitième livre, le roman « Trois saisons d’orage », qui obtient le prix des libraires 2017. En 2019 elle sort « Une bête au paradis ».

L’Iconoclaste – 21.08.2019 – 352 pages – prix littéraire du Monde 2019 – Dans la 1ère sélection du prix Interallié 2019 –

Résumé : Le roman fiévreux d’une lignée de femmes envoutées par ce qu’elles ont de plus précieux : leur terre. Puissant et Hypnotique.  La vie d’Emilienne, c’est le Paradis. Cette ferme isolée, au bout d’un chemin sinueux. C’est là qu’elle élève seule, avec pour uniques ressources son courage et sa terre, ses deux petits-enfants, Blanche et Gabriel. Les saisons se suivent, ils grandissent. Jusqu’à ce que l’adolescence arrive et, avec elle, le premier amour de Blanche, celui qui dévaste tout sur son passage. Il s’appelle Alexandre.
Leur couple se forge. Mais la passion que Blanche voue au Paradis la domine tout entière, quand Alexandre, dévoré par son ambition, veut partir en ville, réussir. Alors leurs mondes se déchirent. Et vient la vengeance. Une bête au Paradis est le roman d’une lignée de femmes possédées par leur terre. Un huis clos fiévreux hanté par la folie, le désir et la liberté.

Mon avis : Qui de l’humain ou de l’animal est la bête ? La ferme qui a pour joli nom « le Paradis » est-elle le paradis ou l’enfer ? Une montagne de questions surgit au fur et à mesure de la lecture de ce roman magnifique, sur le monde rural, sur la vie d’une exploitation familiale qui se bat pour survivre. Un magnifique roman porté par des femmes fortes et entières. Il y a Emilienne, la grand-mère, Blanche et en retrait, il y a aussi Aurore. Coté hommes, il y a Louis, Alexandre et Gabriel. Blanche est une adolescente, puis une jeune femme entière, instinctive, qui a dû surmonter le décès de ses parents alors qu’elle était toute petite. Construite sur cette absence, elle les a pour ainsi dire effacé de sa mémoire et a calqué son comportement sur celui de sa grand-mère, faisant passer son amour de la ferme et de la terre avant tout. Elle s’accroche à sa vie et avance, contrairement à son frère Gabriel qui végète dans sa mélancolie et en meurt presque. Blanche est terre à terre, violente, volcanique et veut croire en l’amour unique. Elle est un corps qui vibre, qui se donne entièrement, elle est chair et sang, elle est colère, elle est violence. Elle est la terre qui gronde, qui donne tout mais peut aussi se rebiffer et détruire tout sur son passage. C’est un personnage fascinant qui va aller jusqu’au bout d’elle-même.  

Cécile Coulon me cueille à tous les coups. J’aime son écriture et sa profondeur. J’ai aimé les couleurs de sa terre, la force de la nature, l’opposition entre les personnages « terriens » et les autres. Blanche et Ernestine sont deux déclinaisons d’une même personne, des copies conformes à quelques décennies d’intervalle, des mères natures protectrices, elles sont l’arbre centenaire qui protège la nature, alors que Gabriel est le petit arbre rachitique qui pousse tout tordu et perd ses feuilles. Quant à Alexandre, je vous laisse le choix du végétal qui pourrait le caractériser, je ne pense pas que l’autrice l’ai assimilé à une plante quelconque, mais moi je le vois bien en ronce rampante et fleurie, qui colonise sournoisement sous une apparence magnifique..

Coté hommes, la brochette est moins flamboyante… mais je ne veux pas aller plus avant pour vous laisser vous enraciner au Paradis

Quelques réflexions de l’autrice lors d’une interview :
– On peut domestiquer un animal mais pas une bête. Le bestial est le pire qui existe
– Blanche se considère comme la gardienne du lieu et non comme la propriétaire : elle est de passage et fera tout pour transmettre à la future génération. Elle est dans la transmission de la nature et non dans la logique de la société de consommation et de profit.

Extraits :

Même si Blanche aimait le Paradis, elle s’y sentait petite. Les fantômes qui peuplaient les lieux prenaient toute la place.

Au début il cognait sans raison, simplement parce qu’il faisait partie des hommes dont les poings avaient remplacé la bouche, les coups les mots.

Chaque trempe reçue par son fils la percutait, elle plissait les yeux, grinçait des dents, contrainte au silence, brisée par des années d’évitements, de gifles, encore porteuse d’un amour monstrueux pour ce mari plein de souffrances qu’elle ne comprenait pas. Il transférait sa douleur sur le corps des autres, celui de sa femme et de son fils, de son chien et de ses arbres.

Émilienne était une femme d’ici, qui ne meublait pas la conversation. Sa seule présence envahissait l’espace.

Elle traversait l’existence, dévolue au domaine et aux âmes qui l’abritaient. Tout commençait par elle, tout finissait par elle.

Pas une vieille dame, une vieille femme. De celles qui continuent, sans relâche, à consolider leur petit empire, à la seule force de leur âme, qui est si grande, habitée de miracles et d’horreurs, si grande.

la mort était une affaire de famille que l’on réglait naturellement, ainsi que l’on plie un drap propre.

La famille d’Alexandre vivait chichement sans être pauvre, ils s’exprimaient avec des mots simples sans être idiots, existaient sans vivre.

Il arrive, parfois, que les choses aillent à leur propre vitesse, sans se soucier de ceux qui sont blessés, ou de celles qui le seront bientôt.

son appréhension s’évanouit, comme la brume se dissipe et laisse soudain un ciel clair à ceux qui marchent dessous.

Malgré ses excellents résultats scolaires et les encouragements de ses professeurs à poursuivre – elle détestait ce terme, « poursuivre », ainsi qu’un chasseur traque une bête on la poussait à traquer le monde –

Elle l’avait laissé dehors pour qu’il se vide de ses larmes, de sa colère, de ses coups, oubliant que larmes, colères et coups sont des fleurs qui poussent en toute saison, même dans des yeux secs, même dans des corps aimés, même dans des cœurs réparés.

Gentil, mais d’une gentillesse obligée, une gentillesse de celui qui ne sait rien faire que penser à ceux qui devraient être là mais ne sont pas là, une gentillesse qui signifie « ne me faites pas de mal, je suis déjà griffé »

Tout était défini par des lignes, des frontières, des panneaux : le corps, la rive, le passage piéton, le trottoir, les barbelés, tout avait un sens, une forme, une fonction.

Comment guérir d’un amour vivant ?

L’enfance remontait en lui comme un cadavre du fond d’une rivière.

Maintenant qu’elle y passait ses nuits, Aurore comprenait qu’elle ne soignerait pas Gabriel, qu’il y avait en lui un arbre noir depuis l’enfance, que la mort de ses parents avait arrosé de colère ; elle ne pouvait pas le tomber, cet arbre, seulement couper quelques branches quand elles devenaient trop encombrantes. Elle le rafraîchissait, le frictionnait de ses mots et de son sourire, elle le secouait pour que tombent de son âme des feuilles mortes et des fruits empoisonnés.

Il la soutenait, appuyait son poids de vieille dame sur son bras de vieux garçon

En sortant du domaine, le poids de la vieillesse lui était tombé dessus. Le temps avait sur elle l’effet d’une eau glacée sur un linge délicat : en vieillissant, Émilienne se ratatinait.

La soirée s’étira comme un chat sur un oreiller

Elle regardait ce long corps abandonné aux rêves : au petit matin, il ressemblait à celui du chien sur les marches.

Son corps, seul, aurait su tenir debout : mais à l’intérieur, son âme entière, son âme faite de tous ses âges, de toutes ses expériences, implosait.

C’est donc cela, les pleurs, les vrais. Des torrents de honte, d’incompréhension, auxquels les mots de consolation se cognaient.

2 Replies to “Coulon, Cécile « Une bête au paradis » (RL2019)”

  1. Waouh, Cath, quel superbe avis Tu rends hommage à ce livre avec tes mots : j’ai adoré quand tu compares Blanche à la terre qui gronde.
    Et pour ta question Alexandre, je le verrais bien en flamboyante Aconit, le poison caché sous une composition de pétales terriblement attirante et si peu commune.
    Je laisse également mon petit avis :

    Si j’avais un seul mot, je dirais : fiévreux.
    Quelle maturité dans les mots, propos, messages : âme bien née, le savoir écrire n’attend pas le nombre des années, c’est Cécile Coulon.
    Lire la bête humaine c’est une immersion dans le monde de la ruralité : âpre, rugueux, ….
    Cécile Coulon écrit en mode entonnoir. Elle plante le décor qui devient à part entière un personnage, elle plante ses personnages que l’on suit de l’enfance à l’adulte, elle ancre les liens familiaux qui les ancre un peu plus à leur terre. D’ailleurs la couverture illustre impeccablement l’esprit de Blanche, personnage principal du récit, pieds plantés dans le sol, qu’importe les tempêtes, tête à l’envers, elle sera coûte que coûte rattachée à ce sol. Ses racines se sont construites à travers sa grand mère qui a relevé ses manches pour les élever elle et son frère Gabriel. Elle les a portés à bout de bras, eux et la terre. Cette terre pour laquelle le père mort dans un accident de voiture avec leur mère l’avait découverte avec ravissement, la mettant en scène à travers des dessins, des écrits, poésies, la terre et la famille. Vivre de la terre est rude, on retrouve parfois une ambiance à la Frank Bouysse. Ils se démènent, s’acharnent de l’aube à la tombée de la nuit pour la faire survivre. Blanche élève douée, surdouée ne quittera pas cette terre pour de plus vastes horizons. Une évidence, qu’elle croit de même pour Alexandre, copain de classe au sourire ravageur qui saura l’apprivoiser pour la faire tomber dans l’amour fou, la passion, la folie de la fièvre des corps qui se désirent.
    J’en ai déjà dit bien trop mais déjà l’entonnoir se rétrécit. Le fil se tend, la tension monte. On retrouve d’ailleurs ce schéma dans ces autres livres. La rupture, le point de non retour se ressent jusqu’aux tréfonds jusqu’au drame ou jusqu’à la délivrance. Un sans faute pour cette auteure, immense coup de coeur pour la bête au Paradis

    1. Oui , l’aconit toxique est une super idée. Un gros merci pour ton commentaire qui est vibrant. Une autrice à découvrir si ce n’est pas encore fait! Et il me reste ses 4 premiers à lire … De Frank Bouysse, je n’ai lu que « Vagabond » que j’ai beaucoup aimé. Merci de m’y faire penser!

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