de Kerangal, Maylis «Tangente vers l’est» (2012)

de Kerangal, Maylis «Tangente vers l’est» (2012)

Auteur : Maylis Suzanne Jacqueline Le Gal de Kerangal passe son enfance au Havre, fille et petite-fille de capitaine au long cours. Elle étudie en classe préparatoire au lycée Jeanne-d’Arc de Rouen et ensuite à Paris de 1985 à 1990 l’histoire, la philosophie et l’ethnologie.
Elle commence à travailler chez Gallimard jeunesse une première fois de 1991 à 1996, avant de faire deux séjours aux États-Unis, à Golden dans le Colorado en 1997. Elle reprend sa formation en passant une année à l’EHESS à Paris en 1998.

Ses romans : Je marche sous un ciel de traîne, 2000, 222 p. – La Vie voyageuse, ,‎ 2003, 240 p. – Ni fleurs ni couronnes, 2006, 135 p. – Dans les rapides (2006)  – Corniche Kennedy, Paris, 2008, 177 p. – Naissance d’un pont, Paris,2010, 320 p. ( Prix Médicis 2010 – Prix Franz Hessel 2010) – Tangente vers l’est, Paris, Éditions Verticales,‎ 2012, 134 p. (Prix Landerneau 2012) – Réparer les vivants, 2013, 281 p. (Grand prix RTL-Lire 2014 – Roman des étudiants – France Culture-Télérama 2014 – Prix Orange du Livre 2014 – Prix des lecteurs de l’Express-BFM TV 2014 – Prix Relay 2014) – À ce stade de la nuit, 2015, 80 p. – Un chemin de tables -2016 – Un monde à portée de main (2018) –

 

(Prix Landerneau 2012)

Contexte:  28 mai 2010, à Moscou, un petit groupe d’écrivains français (et deux photographes) montent à bord du Transsibérien, dans deux wagons de première classe fraîchement repeints aux couleurs de l’année France-Russie. Direction Vladivostok, à marche lente, au gré d’un programme de rencontres et de visites supposées promouvoir l’amitié franco-russe et les échanges littéraires entre les deux pays. Sylvie Germain, Mathias Enard et Olivier Rolin ont évoqué ce voyage sans en témoigner vraiment, dans des livres parus en 2011.

Aujourd’hui, près d’un siècle après la publication de ce poème mythique, ces auteurs représentatifs de la littérature française contemporaine, dont certains ont déjà écrit leurs textes sur ce voyage, accompliront le voyage imaginé par le poète: Patrick Deville, Géraldine Dunbar (Seule sur le Transsibérien- Transboréal- 2010), Jean Echenoz, Mathias Enard (L’alcool et la nostalgie- Inculte éditions, 2011), Dominique Fernandez (Transsibérien-Grasset, 2012), Sylvie Germain (Le monde sans vous- Albin Michel, 2011), Guy Goffette, Minh Tran Huy, Maylis de Kerangal (Tangente vers l’est- Verticales, 2012), Kris, Wilfried N’Sondé, Jean-Noël Pancrazi, Olivier Rolin (Sibérie – Inculte éditions, 2011), Danièle Sallenave (Sibir- Gallimard, 2012), et Eugène Savitskaya accompagnés des photographes Tadeusz Kluba et Ferrante Ferranti, se sont lancés dans l’aventure en traversant la Russie d’Ouest en Est.

Résumé : «Ceux-là viennent de Moscou et ne savent pas où ils vont. Ils sont nombreux, plus d’une centaine, des gars jeunes, blancs, pâles même, hâves et tondus, les bras veineux le regard qui piétine, le torse encagé dans un marcel kaki, allongés sur les couchettes, laissant pendre leur ennui résigné dans le vide, plus de quarante heures qu’ils sont là, à touche-touche, coincés dans la latence du train, les conscrits.»

Pendant quelques jours, le jeune appelé Aliocha et Hélène, une Française montée en gare de Krasnoïarsk, vont partager en secret le même compartiment, supporter les malentendus de cette promiscuité forcée et déjouer la traque au déserteur qui fait rage d’un bout à l’autre du Transsibérien. Les voilà condamnés à fuir vers l’est, chacun selon sa logique propre et incommunicable.

Mon avis : Ce petit livre de 136 pages a été écrit dans ce contexte bien particulier, déjà évoqué dans le commentaire du livre de Sylvie Germain « Un monde sans vous » (voir article). Le cahier des charges de ce voyage était de faire un « carnet de bord » du voyage, lors de son trajet sur la partie orientale de la ligne, les quelques 6000 kms qui relient/séparent Novossibirsk de Vladivostok : écrire un texte destiné à être lu à la radio, dans un format spécifique; ce roman est le texte remanié de la lecture du récit radiophonique intitulé « Ligne de fuite ». De fait ce n’est pas à proprement parler un carnet de voyage mais un texte inspiré par la ligne ferroviaire de 9000 km de long, plus d’ailleurs par la ligne que par le train mythique et romantique incarné par les wagons de 1ère classe. Ce voyage dans le Transsibérien aura tout d’une double fuite sous la plume de Maylis de Kérangal. Un train, des rencontres… Dans les grands espaces de la Sibérie, la rencontre improbable entre un jeune homme russe et une femme française. Le Transsibérien, une ligne « politique » d’abord construite pour sécuriser les confins de l’empire du Tzar, sur laquelle des jeunes appelés voyagent en 3ème classe, en même temps que les voyageurs de prestige, les étrangers, les riches voyagent « en première ». Un espace compartimenté, « un huis-clos en mouvement «  comme le dit l’auteur. Deux êtres qui fuient la Sibérie, de manière différente pour des raisons opposées. La fuite, l’urgence… Barrière culturelle, barrière de la langue, barrière culturelle, mais rencontre pour atteindre le salut, la liberté, se soustraire à l’emprise d’autrui. Et ce que j’aime comme toujours dans l’écriture de cette romancière, c’est le rythme, la respiration des textes en adéquation avec le vécu des personnages. Le phrasé suit l’évolution du récit. Et le résultat donne un texte très humain, fondé sur des non-dits, des impressions, des sensations, à fleur de peau et en même temps avec une intensité dramatique qui repose sur le suspense et l’urgence… On y découvre l’univers du train, de la « déportation des appelés, les dessous du système… et aussi la solidarité, le don de soi, la douceur et la violence.. La rencontre de deux fugitifs, de deux paumés qui ont peur de l’avenir qui leur est tracé et qui n’ont qu’un seul but : y échapper… A l’arrivée, l’océan, la clarté de l’air et les eaux couleur métal ; le vocabulaire de la santé et du cœur : l’ électrocardiogramme.. qui signifie qu’ils sont vivants… et tout se termine.. sur une photo…

Le balancement du train, les erreurs d’aiguillages, le désir de sortir des rails ; la nature, la Sibérie, la solitude, le bouillonnement des eaux de la rivière, le calme du lac, l’opacité de la nuit… ;

Extraits :

Putain la Sibérie ! Voilà ce qu’il pense une pierre dans le ventre, et comme pris de panique à l’idée de s’enfoncer plus avant dans ce qu’il sait être une terre de bannissement, oubliette géante de l’empire tsariste avant de virer pays du goulag. Un périmètre interdit, une zone mutique et sans visage. Un trou noir.

La cadence du train, monotone, loin d’ankyloser son angoisse, l’agite et la ravive,….

Attendre, se faire oublier, se fondre caméléon parmi ceux qui sont là, devenir transparent,…

il n’est plus que ce point de fuite qui dévore l’espace et le temps, coïncide avec lui, s’en obsède, prêt à verser lui aussi dans le grand trou noir, à y basculer tête la première,

la nuit trouble, opaque sans être noire – amie, ennemie, là encore, il ne sait pas

Chacun de ses mouvements joue à présent comme une valve distribuant deux suites symétriquement contraires, et irréconciliables, qui se divisent à leur tour, se divisent, se divisent encore, s’enfoncent dans un temps matériel, un futur ramifié dans l’obscurité trouble du wagon, un futur qui recèle sa liberté,

pour se souvenir et imaginer – deux manières d’y voir clair –

Il l’écoutait, tendu, avide, savait tout du bouillonnement qui l’agitait, une effervescence pas moins forte, pas moins exceptionnelle que celle qui fracassait l’atmosphère à quelques centaines de mètres derrière eux, l’écoutait avec une telle attention qu’il finissait par entendre tout ce qu’elle ne disait pas, sa difficulté à vivre ici, hors socle, hors de son climat, hors de sa langue, aveugle et sourde elle répétait en riant, et solitaire – c’est la vie sibérienne plaisantait-il les premiers jours, la vie dans un monde retourné comme un gant, brut, sauvage, vide, tu verras que tu t’y feras !

Le lac est tour à tour la mer intérieure et le ciel inversé, le gouffre et le sanctuaire, l’abysse et la pureté, le tabernacle et le diamant, il est l’œil bleu de la Terre, la beauté du monde,

 

 

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