de Kerangal, Maylis « Réparer les vivants » (2014)

de Kerangal, Maylis « Réparer les vivants » (2014)

Auteur : Maylis Suzanne Jacqueline Le Gal de Kerangal passe son enfance au Havre, fille et petite-fille de capitaine au long cours. Elle étudie en classe préparatoire au lycée Jeanne-d’Arc de Rouen et ensuite à Paris de 1985 à 1990 l’histoire, la philosophie et l’ethnologie.
Elle commence à travailler chez Gallimard jeunesse une première fois de 1991 à 1996, avant de faire deux séjours aux États-Unis, à Golden dans le Colorado en 1997. Elle reprend sa formation en passant une année à l’EHESS à Paris en 1998.

Ses romans : Je marche sous un ciel de traîne, 2000, 222 p. – La Vie voyageuse, ,‎ 2003, 240 p. – Ni fleurs ni couronnes, 2006, 135 p. – Dans les rapides (2006) – Corniche Kennedy, Paris, 2008, 177 p. – Naissance d’un pont, Paris,2010, 320 p. ( Prix Médicis 2010 – Prix Franz Hessel 2010) – Tangente vers l’est, Paris, Éditions Verticales,‎ 2012, 134 p. (Prix Landerneau 2012) – Réparer les vivants, 2013, 281 p. (Grand prix RTL-Lire 2014 – Roman des étudiants – France Culture-Télérama 2014 – Prix Orange du Livre 2014 – Prix des lecteurs de l’Express-BFM TV 2014 – Prix Relay 2014) – À ce stade de la nuit, 2015, 80 p. – Un chemin de tables -2016 – Un monde à portée de main (2018) –

Résumé : «Le cœur de Simon migrait dans un autre endroit du pays, ses reins, son foie et ses poumons gagnaient d’autres provinces, ils filaient vers d’autres corps.»

Réparer les vivants est le roman d’une transplantation cardiaque. Telle une chanson de gestes, il tisse les présences et les espaces, les voix et les actes qui vont se relayer en vingt-quatre heures exactement. Roman de tension et de patience, d’accélérations paniques et de pauses méditatives, il trace une aventure métaphysique, à la fois collective et intime, où le cœur, au-delà de sa fonction organique, demeure le siège des affects et le symbole de l’amour.

Analyse ( sur la base d’une interview de l’auteur): Une unité de temps : 24 heures. D’emblée on sait ce qui va se passer, l’effet d’annonce se déroule dans les deux premières pages. Le héros est présenté comme un être plein de vie, « surfant sur une onde de choc »; l’onde de choc en question est la vague, qui se matérialisera ensuite comme l’onde électrique qui parcourt le cerveau. Dans le livre le corps gardera toujours son aspect de vie; d’ailleurs le cœur ne cessera jamais de battre, dans ce roman mené « cœur battant ».

En 1959, la définition de la mort change avec la notion de « coma dépassé » et le cerveau prime sur le cœur.

Tout le livre se fonde sur la double dimension du « cœur » : en tant que vanne et de clapet et comme symbole de la vie émotionnelle.

L’écriture se calque sur le souffle du cœur; la phrase traduit les effets tachycardiques ou la pétrification, selon que le rythme s’accélère ou se bloque.

Tous les personnages sont importants dans cette course contre le temps car ils tissent une chaîne humaine dans laquelle chaque maillon a sa place et sa fonction:

–  l’anesthésiste est le premier à entrer en scène et il met en lumière l’importance du service de la « Réa ». Le rôle des personnes qui vont accompagner les parents est primordial: celui qui va devoir annoncer la mort, en énonçant la chose par paliers, car la manière va influencer la suite et instaurer – ou non – un climat propice.

– les parents, coupés d’eux mêmes et du monde qui les entoure; ils sont déboussolés car ce qu’ils voient est totalement différent de la mort telle qu’ils se l’imaginent : pas de sang, pas de souffrance, pas de froid : le mort leur est présentée  « en vie »

– le maillon essentiel du roman, celui qui est là pour coordonner les événements, Thomas Remige, dont le nom n’est pas choisi au hasard, amoureux des oiseaux et du chant, qui va orchestrer la transplantation. Il a la voix et la vocation ; il est la voix et montre la voie, étymologiquement parlant (vocare); il chante le chant de la mort, accompagne, répare aussi les parents; il répare par le « don »; il amène à penser que donner peut aider. Il incarne le respect des opinions, des vœux. Il fait aussi partie du rituel funéraire, car il « répare » les corps après les interventions. Il est aussi beau de souligner l’importance des yeux et de la chair, de l’enveloppe corporelle, le respect du « privé » ; les yeux sont les fenêtres sur l’intériorité, sur l’âme..

Mon avis : Époustouflant! et pourtant c’était pas gagné d’avance..  Tout ce qui touche à la médecine me fait normalement fuir! Prenant, bien écrit, intense, intelligent, sensible.. A fleur de peau, à vous donner des frissons. Je l’ai pris de plein fouet..

Le livre se déroule sur 24 heures. Un accident, et la possibilité de faire profiter d’autres personnes en attente d’organes. Des parents sous le choc,  assommés par la douleur.

Et la réaction intéressante.. Le lien viscéral avec certains organes.. impossibles à donner..

Si vous hésitiez encore, faites comme moi.. Car en plus de se mettre à la place de tous les protagonistes, le livre est extrêmement bien documenté. La carte de donneur d’organes dans le porte-monnaie! Et en connaissance de cause maintenant! Pour éviter aussi à des proches de devoir décider à votre place..

Le seul petit bémol peut-être..  J’aurais aimé en savoir plus sur le réveil de la personne qui a reçu le cœur.. ses impressions. Cela m’aurait plus touché que le récit plus technique de l’opération.

Le livre à lire, non seulement pour le roman mais aussi pour se positionner sur le sujet !

Extraits :

« un pan de sa vie, un pan massif, encore chaud, compact, se détache du présent pour chavirer dans un temps révolu, pour y chuter, et disparaître. Elle discerne des éboulements, des glissements de terrain, des failles qui sectionnent le sol sous ses pieds : quelque chose se referme, quelque chose se place désormais hors d’atteinte – un morceau de falaise se sépare du plateau et s’effondre dans la mer, une presqu’île lentement s’arrache du continent et dérive vers le large, solitaire, la porte d’une caverne merveilleuse est soudain obstruée par un rocher – ; le passé a soudain grossi d’un coup, ogre bâfreur de vie, et le présent n’est qu’un seuil ultramince, une ligne au-delà de laquelle il n’y a plus rien de connu »

« Bam. D’emblée, Thomas a posé sa voix sur la bonne fréquence et la pièce semble résonner comme un micro géant, un toucher de haute précision – roues du Rafale sur le pont d’envol du porte-avions, pinceau du calligraphe japonais, amortie du tennisman »

« … et ce silence qui s’écoule, épais, noir, vertigineux, mélange l’affolement à la confusion. Un vide s’est ouvert là, devant eux, un vide qu’ils ne peuvent se figurer autrement que comme « quelque chose » puisque le « rien » est impensable »

«Un labyrinthe …  c’est un plan du cerveau ? Elle l’avait regardé, étonnée, et avait répondu, sûre d’elle, parlant vite : en quelque sorte, ouais, c’est ça, c’est plein de mémoire, de coïncidences, de questions, c’est un espace de hasard et de rencontre »

« ils s’y reflètent comme se reflètent les fantômes à la surface des étangs les nuits d’hiver ; ils sont l’ombre d’eux-mêmes aurait-on dit pour les décrire, la banalité de l’expression relevant moins la désagrégation intérieure de ce couple que soulignant ce qu’ils étaient encore le matin même, un homme et une femme debout dans le monde, et à les voir marcher côte à côte sur le sol laqué de lumière froide, chacun pouvait saisir que désormais ces deux-là poursuivaient la trajectoire amorcée quelques heures auparavant, ne vivaient déjà plus tout à fait dans le même monde ».

 

4 Replies to “de Kerangal, Maylis « Réparer les vivants » (2014)”

  1. Quand je vous dis que c’est mon livre coup de cœur de ce début d’année…

    Réparer les vivants de la romancière française Maylis de Kerangal a été couronnée lundi par le Grand Prix RTL-Lire 2014.

    Maylis de Kerangal, premier prix du «roman des étudiants…

    Maylis de Kerangal est la lauréate de la première édition du prix littéraire «Le Roman des étudiants France Culture-Télérama», qui lui est attribué pour Réparer les vivants ( paru en janvier chez Verticales), où la narration relève la gageure de suivre pendant 24 heures le périple du cœur d’un jeune Simon en mort cérébrale, jusqu’à une transplantation cardiaque. Cette récompense, qui remplace le prix du livre France Culture-Télérama créé en 2006, sera officiellement décernée lundi soir à la lauréate prospère, qui doit aussi être saluée jeudi, lors de l’inauguration du Salon du livre de Paris par le Premier ministre sur le stand de Radio France, annoncent les organisateurs.

  2. Livre magistral sur la mort qui donne la vie. Livre sur la solidarité (des parents), sur le travail d’une équipe médicale à l’heure où il n’est question que d’individualisme, sur l’éphémère de notre existence, sur la fragilité et la résistance de notre corps.
    L’écriture de Maylis de Kerangal est extrêmement précise dans ses moindres descriptions.
    Un livre qui ne ressemble à aucun autre.

  3. J’ai beaucoup aimé pour toutes les raisons que vous venez d’énoncer toutes les deux ♥
    Mais le titre a immiscé une attente chez moi, celui de réparer les vivants autre que les greffés, ceux qui restent après la disparition d’un être cher…et précisément il m’a manqué l’ébauche du travail de reconstruction des parents suite au deuil de leur enfant.
    Mais il reste un bon livre sur un sujet tellement délicat et si peu abordé.

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