De Kerangal, Maylis «Dans les rapides» (2006)

De Kerangal, Maylis «Dans les rapides» (2006)

Auteur : Maylis Suzanne Jacqueline Le Gal de Kerangal passe son enfance au Havre, fille et petite-fille de capitaine au long cours. Elle étudie en classe préparatoire au lycée Jeanne-d’Arc de Rouen et ensuite à Paris de 1985 à 1990 l’histoire, la philosophie et l’ethnologie.
Elle commence à travailler chez Gallimard jeunesse une première fois de 1991 à 1996, avant de faire deux séjours aux États-Unis, à Golden dans le Colorado en 1997. Elle reprend sa formation en passant une année à l’EHESS à Paris en 1998.

Ses romans : Je marche sous un ciel de traîne, 2000, 222 p. – La Vie voyageuse, 2003, 240 p. – Ni fleurs ni couronnes, 2006, 135 p. – Dans les rapides (2006) – Corniche Kennedy, Paris, 2008, 177 p. – Naissance d’un pont, Paris, 2010, 336 p. ( Prix Médicis 2010 – Prix Franz Hessel 2010) – Tangente vers l’est, Paris, Éditions Verticales, 2012, 134 p. (Prix Landerneau 2012) – Réparer les vivants, 2013, 281 p. (Grand prix RTL-Lire 2014 – Roman des étudiants – France Culture-Télérama 2014 – Prix Orange du Livre 2014 – Prix des lecteurs de l’Express-BFM TV 2014 – Prix Relay 2014) – À ce stade de la nuit, 2015, 80 p. – Un chemin de tables -2016 – Un monde à portée de main (2018) – Kiruna (2019) – Ariane espace (nouvelle – 2020) – Canoës (2021) – Servoz – avec Joy Sorman – (2022) – Un archipel (2022) – Jour de ressac (2024)

Editeur Naïve -26.12.2006 – 111 pages / Folio – 04.06.2014 – 116 pages

Résumé :

« T’es rock, t’es pas rock. La vie rock. Ce n’est pas gravé sur les disques, ce n’est pas imprimé dans les livres. Une épithète consubstantielle, un attribut physique comme être blonde, nerveux, hypocondriaque, debout. Rock rock rock. Le mot est gros comme un poing et rond comme un caillou. Prononcé cent fois par jour, il ne s’use pas. Dehors le ciel bouillonne, léger, changeant quand les nuages pèsent lourd, des milliers de tonnes bombent l’horizon derrière les hautes tours, suspendus.
Etre rock. Etre ce qu’on veut. Plutôt quelque chose de très concret. Demandez le programme ! »

Le Havre, 1978. Elles sont trois amies : Lise, Nina et Marie, la narratrice. Lycée, garçons, aviron, la vie quotidienne. Un dimanche de pluie, elles font du stop, et dans la R16 surgit la voix de Debbie Harry, chanteuse de Blondie. Debbie, blonde, joueuse, sexy, Debbie qui s’impose aux garçons de son groupe, Debbie qui va devenir leur modèle. Jusqu’au jour où Nina découvre l’amour et la voix cristalline de Kate Bush qui, d’un coup de pied romantique et pop, vient fissurer le trio jusqu’ici soudé comme un roc.

 

Mon avis :

Maylis de Kerangal nous décrit la jeunesse. Pas la jeunesse de maintenant : celle des années 70.. Celle de 3 amies liées par un sport collectif, l’aviron qui les fond en une unité totalement synchrone. Le bar du lycée, les vélomoteurs, les sorties, les après-midis entre filles à écouter des disques dans les chambres. Une découverte, un idéal féministe qui les relie : Blondie, une blonde leader, sexy comme Marilyn mais qui joue à égalité avec les mecs. Jusqu’au jour ou une autre voix entre en scène, celle de Kate Bush… et tout se délite… jusqu’au rythme des rames.
J’aime cette écriture qui rythme le récit, ces grandes envolées, ces phrases qui vous emportent.
Battement de cœur, sport, musique, peinture… cette romancière m’emporte dans tous les domaines.
Et en plus j’adore Kate Bush …

 

Extraits :

[…] une voix qui chante vite, et fort, et vite et fort et vite, fend la cité de béton, pierre contre pierre, traverse le décor, râpeuse, sèche et tranchée avec revers velours, tournoyante, cette voix, le caillou de la fronde[…]

Être rapides parce que synchrones, être fortes parce que groupées, être endurantes parce que précises. L’essence même d’un collectif en mouvement. L’aviron leur plut.

Dire cette histoire au présent, c’est un temps qui contient tous les autres, apte à faire respirer le passé autrement que comme le temps toujours un peu crapuleux du souvenir, capable de lui donner du volume, du volume c’est-à-dire de l’espace et du son, exactement ce qu’il faut pour raconter ce qui advint de trois adolescentes fermement amarrées les unes aux autres et soumises ensemble à deux forces a priori contraires, à deux voix.

La fille n’est pas seulement une fille parmi les garçons, elle n’est pas Patti Smith androgyne, classieuse et princière en chemise d’homme sur la pochette de Horses, ni Chrissie Hynde sanglée dans ses cuirs.

Rock rock rock. Le mot est gros comme un poing et rond comme un caillou. Prononcé cent fois par jour, il ne s’use pas.

[…] chanter, rire, gueuler dans l’habitacle, toutes vitres baissées jambes et bras au-dehors comme autant de tentacules, comme la pieuvre que l’on est – un centre et des centaines d’extrémités, un foyer et des centaines de flammes –faire des batailles de boules de neige, déraper dans les virages. La vie montagnes russes. Garder le cœur bien accroché.

Savoir ce que l’on veut, savoir vendre une chanson, savoir se vendre. Rester en bonne santé. Choisir de durer. Ne pas inscrire son nom au chant des morts, ne pas venir flatter la martyrologie du rock, mais, prosaïques, choisir de survivre.

Tu crois que je suis si fossile qu’aucun riff de guitare ne pourrait me donner envie de sauter en l’air, moi aussi ?

Voix. Un éclair dans le ciel de l’ouest. Un son qui électrise l’espace. Le fractionne puis le colonise. Une voix perchée, aiguë. Une voix de fille, on le sait. Mais haute à ce point c’est une blague, un culot monstre celle-là, elle a dix-huit ans ? Lise s’est redressée sur les coudes. Ne s’y attendait pas. Rien ne cille, rien ne tremble dans la voix de Kate Bush, laquelle se déploie dans la chambre, portée par la fougue des timides et l’aplomb des filles qui sortent du bois pour la première fois, décrit des boucles invraisemblables, trace des arabesques vocales insensées en une ligne qui bientôt se dilate jusqu’à devenir l’espace même. Rien de la fragilité féminine enflée pour séduire, aucun éther, aucune vapeur, c’est solide et maîtrisé, irréductible comme du caillou – c’est une pierre noire et scintillante, c’est du micka.

Les dimanches de lendemain de fête sont invariablement blancs et mous, de la peluche.

Mon corps sismographe enregistre les tremblements, soubresauts et tensions de notre petite communauté, enregistre les menaces de sa désarticulation

 

Image : Gered Mankovitz : Kate Bush, Cathy Contact Sheet

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