De Kerangal, Maylis «Un monde à portée de main» (RL2018)

De Kerangal, Maylis «Un monde à portée de main» (RL2018)

Auteur : Maylis Suzanne Jacqueline Le Gal de Kerangal passe son enfance au Havre, fille et petite-fille de capitaine au long cours. Elle étudie en classe préparatoire au lycée Jeanne-d’Arc de Rouen et ensuite à Paris de 1985 à 1990 l’histoire, la philosophie et l’ethnologie.
Elle commence à travailler chez Gallimard jeunesse une première fois de 1991 à 1996, avant de faire deux séjours aux États-Unis, à Golden dans le Colorado en 1997. Elle reprend sa formation en passant une année à l’EHESS à Paris en 1998.

Ses romans : Je marche sous un ciel de traîne, 2000, 222 p. – La Vie voyageuse, 2003, 240 p. – Ni fleurs ni couronnes, 2006, 135 p. – Dans les rapides (2006) – Corniche Kennedy, Paris, 2008, 177 p. – Naissance d’un pont, Paris, 2010, 336 p. ( Prix Médicis 2010 – Prix Franz Hessel 2010) – Tangente vers l’est, Paris, Éditions Verticales, 2012, 134 p. (Prix Landerneau 2012) – Réparer les vivants, 2013, 281 p. (Grand prix RTL-Lire 2014 – Roman des étudiants – France Culture-Télérama 2014 – Prix Orange du Livre 2014 – Prix des lecteurs de l’Express-BFM TV 2014 – Prix Relay 2014) – À ce stade de la nuit, 2015, 80 p. – Un chemin de tables -2016 – Un monde à portée de main (2018) – Kiruna (2019) – Ariane espace (nouvelle – 2020) – Canoës (2021) – Servoz – avec Joy Sorman – (2022) – Un archipel (2022) – Jour de ressac (2024)

Collection Verticales, Gallimard – 16.08.2016 – 288 pages

Résumé : « Paula s’avance lentement vers les plaques de marbre, pose sa paume à plat sur la paroi, mais au lieu du froid glacial de la pierre, c’est le grain de la peinture qu’elle éprouve. Elle s’approche tout près, regarde : c’est bien une image. Étonnée, elle se tourne vers les boiseries et recommence, recule puis avance, touche, comme si elle jouait à faire disparaître puis à faire revenir l’illusion initiale, progresse le long du mur, de plus en plus troublée tandis qu’elle passe les colonnes de pierre, les arches sculptées, les chapiteaux et les moulures, les stucs, atteint la fenêtre, prête à se pencher au-dehors, certaine qu’un autre monde se tient là, juste derrière, à portée de main, et partout son tâtonnement lui renvoie de la peinture. Une fois parvenue devant la mésange arrêtée sur sa branche, elle s’immobilise, allonge le bras dans l’aube rose, glisse ses doigts entre les plumes de l’oiseau, et tend l’oreille dans le feuillage. »

Mon avis : Maylis de Kerangal devient au fil des ans une auteure que j’aime de plus en plus … Et c’est sans conteste un gros coup de cœur que ce livre-ci. C’est l’histoire de trois étudiants, Paula, Jonas et Kate. Ces trois personnages se sont rencontrés à Bruxelles où ils ont suivi un stage de peinture en trompe-l’œil, une période d’étude et de collocation. A la fin du stage ils sont restés en contact. Le roman couvre une période de 7 années. Un roman d’apprentissage d’un métier et de la vie. Tout tourne de fait autour de Paula, une jeune fille qui a 20 ans au début de l’histoire. La découverte du monde du vrai/faux, de la copie, de l’illusion va lui ouvrir le Monde avec un grand M. Elle va accéder à la connaissance du monde, va s’immerger dans l’Histoire, réaliser que tout est lié.
Copier c’est apprendre, c’est connaitre, c’est s’approprier la réalité qui nous entoure. Pour pouvoir copier une réalité, que ce soit une réalité animale ou végétale, il faut s’en imprégner, l’intégrer pour la restituer ensuite.
Le roman se divise en trois parties :
– la découverte du monde de l’illusion à l’école : la jeune fille frivole et insouciante va se découvrir en se faisant dévorer par la création.le choix de son travail de diplôme est une sorte de fils rouge du roman . L’écaille de tortue.. souvenirs d’enfance, fresque découverte dans un appartement, la couleur de cheveux des stars, lecture de jeunesse, animal préhistorique…
– l’entrée dans le monde du travail avec des chantiers individuels et voyages : L’Italie : le pays des marbres ; le Musée de Turin, la statuette de Khâ, défunt douée de vie sera pour Paula un électrochoc supplémentaire. ; Cinnecitta, ses décors, ses reproductions du faux grandeur nature ; la Russie : Moscou et Anna Karénine
– l’intégration dans le chantier de l’origine du monde qui va l’intégrer dans la vie collective : Lascaux « chapelle Sixtine de la Préhistoire », naissance à la vie, lien avec les origines du monde
C’est au fil de sept années l’histoire d’un amour qui met tout ce temps pour sortir de l’ombre et se révéler à la lumière.
Et au travers des images et des copies, les images de son propre passé qui surgissent et tissent leur toile entre les textures et les souvenirs. Passé et présent s’imbriquent ne font qu’un, construisent Paula.
Le coté humain des personnages, le caractère quelque peu à part des créateurs habités par leur art les rends à la fois atypiques et attachants et nous donne envie de les côtoyer (enfin pas tout le temps de près)
De plus le côté technique est magnifique. Le sujet est magnifiquement documenté (couleurs, textures, techniques), on voyage dans le temps, l’espace, les couleurs et la lumière. Le tout avec une écriture qui nous enlace et nous emporte, comme un trait de pinceau qui nous entraine dans un long mouvement …
Et comme je suis toujours sensible aux couleurs et aux pigments… ces 300 pages ont été pour moi un enchantement.

Extraits :

Ils ont retrouvé leur vitesse de parole, et cette vivacité vacharde qui est le défouloir de la tendresse.

[…] son col roulé noir, à la fois écrin et socle, exhibe sa tête tel un collier masaï, souligne la pâleur de la peau, le contour des mâchoires, le menton fort.

le trompe-l’œil est la rencontre d’une peinture et d’un regard, il est conçu pour un point de vue particulier et se définit par l’effet qu’il est censé produire.

La rage, pas encore. Peut-être simplement l’idée de secouer la vie.

Ne s’agit-il pas d’apprendre à copier ? Copier. La science des ânes, Paula, lui souffle son père […]

Elle garde dans la poche de sa blouse un petit répertoire à couverture noire et un crayon de graphite, elle engrange les mots tel un trésor de guerre, tel un vivier, troublée d’en deviner la profusion – comme une main plonge à l’aveugle dans un sac sans jamais en sentir le fond –, tandis qu’elle nomme les arbres et les pierres, les racines et les sols, les pigments et les poudres, les pollens, les poussières, tandis qu’elle apprend à distinguer, à spécifier puis à user de ces mots pour elle-même, si bien que ce carnet prendra progressivement valeur d’attelle et de boussole : à mesure que le monde glisse, se double, se reproduit, à mesure que la fabrique de l’illusion s’accomplit, c’est dans le langage que Paula situe ses points d’appui, ses points de contact avec la réalité.

[…] pensez à peindre avec vos glaciers intérieurs, avec vos propres volcans, avec vos sous-bois et vos déserts, vos villas à l’abandon, avec vos hauts, vos très hauts plateaux […]

Apprendre à imiter le bois, c’est « faire histoire avec la forêt » – la dame au col roulé noir dit aussi « établir une relation », « entrer en rapport » […]

Jusqu’au jour où elle entend pour la première fois parler de la vitesse du frêne, de la mélancolie de l’orme ou de la paresse du saule blanc, elle est submergée par l’émotion : tout est vivant.

[…]elle a souri de son mieux, un sourire compliqué qui n’envoyait rien de bien chaud mais touillait ensemble la timidité, le calcul et le désappointement […]

[…] la fatigue se répand dans son corps tel un poison et la retranche du monde extérieur.

La paroi est regardée comme une plaque photographique, un buvard où les graffitis sont devenus épigraphie, où tout ce qui s’est produit depuis le commencement fait empreinte, un palimpseste.

La carrière est de nouveau figée, semblable à un décor de théâtre après la représentation, une fois que l’histoire a eu lieu, une fois que les choses ont été dites, vécues, et que le verbe s’est fait la malle.

Ça sert à imaginer.

Un minéral, un végétal, un animal : à nous trois nous pourrions créer le monde !

[…] son imagination se saisit peu à peu des éléments du monde, compose les matières de son rêve, travaille à la lente et prodigieuse aimantation des images.

Il leur fallait maintenant sortir de l’atelier comme on sort de l’enfance, retrouver le dehors, retourner dans un monde qu’ils avaient déserté sans s’en apercevoir.

elle repense à ce bleu que l’on obtenait au Moyen Âge dans des fioles emplies d’essence de bleuet coupée avec du vinaigre et « de l’urine d’un enfant de dix ans ayant bu du bon vin », et à cet outremer que l’on finit par utiliser aux premiers temps de la Renaissance en lieu et place de l’or, mais qui était plus éclatant que l’or justement, et plus digne encore de peinture, un bleu qu’il fallait aller quérir au-delà de la mer, derrière la ligne d’horizon, au cœur de montagnes glacées qui n’avaient plus grand-chose d’humain mais recelaient dans leurs fentes des gouttelettes cosmiques, des perles célestes, des lapis-lazulis que l’on rapportait dans de fines bourses de coton glissées sous la chemise à même la peau, les pierres pulvérisées à l’arrivée sur des plaques de marbre, la poudre obtenue versée dans un mortier puis mélangée selon la recette avec « du blanc d’œuf, de l’eau de sucre, de la gomme arabique, ou de la résine de prunier, de cerisier – de la merdaluna comme on disait alors à Venise – et broyée plus finement encore avec de ’eau de lessive, de la cendre, du sel d’ammoniac », avant d’être finalement filtrée dans une étoffe de soie ou de lin ;

[…] l’été est pourri. Pire encore, septembre ne crée aucun contraste : c’est une arrière-saison et non une rentrée […]

Turin est austère, élégante, elle a le faste froid.

[…] elle n’est pas en mesure de réaliser que la précarité est devenue la condition de son existence et l’instabilité son mode de vie, elle ignore à quel point elle est devenue vulnérable, et méconnaît sa solitude.

[…] donner corps au rêve des cinéastes, épouser leur furie mégalomane, matérialiser leurs fantasmes, c’est leur travail, c’est exactement pour ça qu’ils sont là. La fabbrica dei sogni, c’est le vrai nom de Cinecittà […]

[…] le tout dans un élan si libre, dans une parole si déliée – comment vas-tu, mon âme ? – que le monde autour d’eux n’était plus qu’un tissu de mensonges.

[…] elle change à ses yeux, évolue en temps réel comme vire une couleur au soleil, plus son visage rougit, un embrasement.

Anna Karénine est un bon instrument d’optique pour regarder l’amour

[…] pas d’interprétation, on est des copistes, on s’efface devant Lascaux

[…] le vif-argent de sa mémoire, ce plancher intime qui remuait sous ses pieds, où qu’elle aille, où qu’elle habite […]
elle avait cohabité avec les peintres de la préhistoire, elle s’était placée dans leurs yeux
tout coexiste – « il faut faire sentir le temps »

Il y a des formes d’absences aussi intenses que des présences […]

Elle s’est demandé si les peintures continuaient d’exister quand il n’y avait plus personne pour les regarder.

Le vieil homme et la mer. Elle demeure immobile un long moment, les rotules écrasées contre le sol, douloureuses, et dans le silence de l’appartement vide, à la lueur d’une lampe de chevet, retrouve le passage du roman où Santiago, le vieux pêcheur, déclare au jeune garçon qui lui a payé une bière comme un homme que l’on devient aveugle à force de pêcher la tortue, qu’on finit par se brûler les yeux

Et du coup j’ai enchainé sur la lecture de la nouvelle traduction du classique d’Ernest Hemingway, « Le vieil homme et la mer »

One Reply to “De Kerangal, Maylis «Un monde à portée de main» (RL2018)”

  1. Le thème a l’air des plus prometteurs. Un apprentissage de la vie au travers d’une passion, en 300 pages seulement, peut donner effectivement des résultats plus qu’intéressant, ce que confirme les extraits que tu as sélectionnés, afin de nous mettre en appétit.

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