Jérusalmy, Raphaël «La Rose de Saragosse» (2018)
Auteur : Raphaël Jérusalmy est issu de l’École normale supérieure. Après ses études, il s’engage dans l’armée israélienne, au sein de laquelle il évolue rapidement vers le service de renseignement. Après une quinzaine d’années, il prend sa retraite de l’armée et mène des actions éducatives et humanitaires, puis devient négociant en livres anciens à Tel Aviv. Il est également expert sur la chaîne de télévision I24news.
Œuvres : Shalom Tsahal : confessions d’un lieutenant-colonel des renseignements israéliens (2002), « Sauver Mozart »(2012) , « La Confrérie des chasseurs de livres »(2013) , « Les obus jouaient à pigeon vole » (2016) . En 2017, il publie « Évacuation« , en 2018 « La Rose de Saragosse« , en 2022 « In Absentia »
Actes Sud , Janvier, 2018 – 192 pages
Résumé : Saragosse, 1485. Tandis que Torquemada tente d’asseoir sa terreur, un homme aux manières frustes pénètre le milieu des conversos qui bruisse de l’urgence de fuir. Plus encore que l’argent qui lui brûle les doigts, cette brute aux ongles sales et aux appétits de brigand aime les visages et les images.
Il s’appelle Angel de la Cruz, il marche vite et ses trajectoires sont faites d’embardées brutales. Où qu’il aille, un effrayant chien errant le suit. Il est un familier : un indic à la solde du plus offrant. Mais un artiste, aussi.
La toute jeune Léa est la fille du noble Ménassé de Montesa. Orpheline de mère, élevée dans l’amour des livres et de l’art, elle est le raffinement et l’espièglerie. L’esprit d’indépendance.
Dans la nuit que l’Inquisition fait tomber sur l’Espagne, Raphaël Jerusalmy déploie le ténébreux ballet qui s’improvise entre ces deux-là, dans un décor à double-fond, au cœur d’une humanité en émoi, où chacun joue sa peau, où chacun porte un secret.
Sur la naissance d’une rébellion qui puise ses armes dans la puissance d’évocation – et l’art de faire parler les silences – de la gravure, La Rose de Saragosse est un roman vif et dense, où le mystère, la séduction et l’aventure exaltent la conquête de la liberté.
Mot de l’auteur sur le site d’Actes Sud : « JE ME SUIS EFFORCÉ D’ÉCRIRE La Rose de Saragosse avec un pointeau comme en utilisent les graveurs. En utilisant les traits incisifs que ceux-ci emploient dans la bataille qu’ils se livrent à coups de burins et de mines. Par-delà le combat qu’ils mènent contre la tyrannie, ils engagent une joute qui ne concerne que leur art. L’image, placardée sur les murs, satirique, s’y présente comme plus séditieuse que le langage. Plus efficace. Se frayant un chemin vers l’âme sans passer par les mots. Or voici un conte tout en paroles. Sans aucune illustration ! Où les effets d’optique émanent de ceux du langage. Où les blancs que laisse le graveur sur la planche deviennent un merveilleux outil littéraire : celui des non-dits. Sous la rivalité apparente entre image et verbe se dissimule une surprenante alliance. Et sous l’adversité qu’éprouvent les divers personnages les uns à l’égard des autres se cache une communauté d’esprit et de cœur inattendue. En pleine Inquisition, Angel, une brute notoire qui manie fusain et burin à merveille, et les Montesa, des juifs convertis vivant dans le raffinement et l’aisance, partagent une même marginalité, un même besoin de s’évader vers le beau et l’illusoire. Gaston Bachelard dit de l’imagination qu’« elle n’est pas, comme le suggère l’étymologie, la faculté de former des images de la réalité ; elle est la faculté de former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de surhumanité. » (L’Eau et les Rêves, José Corti, Paris, 1941.) Angel n’escompte point de son art qu’il représente le réel. Mais qu’il l’en délivre. Quant à Ménassé de Montesa, examinant l’un des dessins d’Angel, il murmure : « Sur cette esquisse, il tente d’atteindre ton âme par d’adroits coups de mine. Mais dans les blancs qu’il laisse, c’est la sienne qu’il te montre. »’’ – R. J.
Mon avis : Gros coup de cœur. Tout commence par l’exécution de Pedro de Arbues (1441-1485 personnage réel, inquisiteur né et mort à Saragosse) et la venue à Saragosse de Torquemada (né à Valladolid en 1421 et mort en Avila en 1498). Nous sommes au XVème siècle, en pleine période de l’Inquisition. Le roman mêle des personnages réels et des personnages fictifs. Un assassinat pendant la prière… la violence, les rapports de force, la guerre contre le pouvoir religieux, la rébellion se déchainent. L’arme pour combattre ? l’Art… Nous assistons à une bagarre à coup de fusain et de burin qui va opposer deux arts, deux personnes, le sexe masculin et le sexe féminin, deux religions, deux mondes sociaux, la beauté et la laideur, le raffinement et la grossièreté, deux époques (le Moyen Age finissant et l’arrivée de la Renaissance), l’ombre et la lumière… Quelques lueurs jaillissent au cœur de l’obscurantisme… La liberté de la création est au cœur du roman et de la contestation… Donc deux mondes s’affrontent : La famille de Montesa, une importante famille juive raffinée et un infanzón, hidalgo de petite noblesse. Dans ce contexte on assistera aussi aux tractations menées par les juifs convertis avec le Sultan ottoman de Constantinople pour préparer l’exode des juifs d’Espagne vers la Turquie.
Comme dans tous les romans l’art et l’écriture se complètent (musique dans Sauver Mozart, la poésie de François Villon dans La Confrérie des chasseurs de livres, celle d’Apollinaire dans Les obus jouaient à pigeon vole.
Un style sans fioriture et peu de nuances dans l’écriture (il manie l’instrument de la langue comme pour faire de la gravure et non de la peinture) Le XVème siècle, c’est l’essor de la gravure sous l’influence des orfèvres italiens et espagnols qui vont utiliser le cuivre et l’acier.
Le roman est la lutte enter le graveur et l’inquisiteur. C’est également un roman d’aventures.
L’importance du dessin est mise en avant ; en effet le dessin parle à tous et efface la barrière de la langue et de l’analphabétisme. Le trait parle à tous. Quand en plus on utilise la caricature, cela fait doublement mal. Le grand inquisiteur Torquemada va se sentir d’autant plus insulté que les caricatures sont grossières et la signature fine et délicate.
Lors de la rencontre entre Léa la belle et le repoussant Angel, ce dernier va découvrir à quel point le dessin peut être une arme puissante. Les extrêmes s’attirent ; tous deux sont en quelque sorte marginalisés dans cette époque et s’évadent du monde réel en pratiquant leur art.
Il y aussi un coté actuel dans la situation qu’affrontent les Montesa : juifs convertis ils préservent leur culture mais embrassent la foi catholique et la culture espagnole. Il est primordial de se fondre dans le décor, de s’intégrer pur ne pas risquer de se faire arrêter.
C’est aussi un roman qui fait la part belle aux odeurs, au merveilleux ( le cheval blanc qui symbolise l’évasion tout au long du roman). Apparences, préjugés, illusion, magie, art … La vision du monde, les caractères se reflètent dans le choix de l’art pratiqué. Le tout en moins de 200 pages… Magnifique.
Extraits :
Mais qu’est-ce donc qu’une impression ?
— L’empreinte qu’une plaque enduite d’encre laisse sur une feuille de papier, répondit le graveur.
La victime et le bourreau partagent ce moment, très bref, où plus rien ne semble certain. Ni tout à fait réel.
Cette pause infime.
Cet arrêt imperceptible du temps lorsque leurs regards se croisent en une brève reconnaissance de l’humanité de l’autre.
Déjà enfuie…
De simples faiseurs d’images qui n’inspirent pas la méfiance. Et qui, sous des apparences de naïveté, parfois de gaucherie, dissimulent une acuité redoutable. Le trait nu du pointeau donne d’emblée une impression de franchise, d’honnête besogne. Or le burin peut s’avérer tout aussi séditieux que la brosse. Ou même la plume.
Le graveur ne passe ni par les mots ni par les couleurs, qui ne sont pour lui que fioritures. Il laisse son empreinte sur l’esprit d’une manière plus subreptice. Mais aussi plus directe. Le sillon qu’il creuse dans la planche lui fraye un chemin sans détour vers l’œil, qui est la porte de l’âme. Un sentier qui se faufile tout droit jusqu’aux recoins les plus intimes de l’être. Là où se terre le Démon.
Il a toujours été envoûté par ces impressions à l’encre, un peu crues, parfois brutales. Elles lui semblent dotées de pouvoirs mystérieux. D’une énergie secrète qui, libérée des signes, surpasse celle de l’écrit.
Ayant embrassé sa nouvelle religion sans pour autant répudier l’ancienne, il entonne les cantiques aussi bien en latin qu’en hébreu, parfois en aragonais. N’est-ce pas le même Dieu, un et indivisible, qu’il vénère ?
Ou à Qui il joue la comédie.
Avec la même limpidité, le même éclat insaisissable.
Étrangement obscur.
Leurs regards se croisent comme des sabres. Peu importe la donne, ce sont désormais deux mondes qui s’affrontent.
La capacité de suggestion qui résidait dans les zones intouchées par le crayon.
Cette alchimie des alliages, ce sortilège des pointeaux et des burins, qui font surgir des images hors du néant. Des images qui lui font un peu peur, elle l’avoue. Lorsqu’elle contemple une gravure, elle a l’impression d’être visitée par une apparition qui émerge de la pâte morte du papier, comme venue d’un monde parallèle, peuplé de chimères et de spectres.
Ce juif converti et ce noble déchu sont tous deux des marginaux. Non par choix, mais par la force des choses.
Celui qui signe de cette rose se bat avec les mêmes armes que lui. Lacérant sa propre infortune à coups de burin. Luttant avec du papier et de l’encre.
Rayé, lacéré, le cuivre paraît ridé par les ans, les batailles, l’amour, les souffrances.
Car la gravure est l’art des rebelles. Elle détourne encre et papier de l’usage que leur ont assigné les scribes. Elle élargit le stylet de l’emprise des lettres et des signes, lui donnant plus de leste. Elle émancipe notre regard des diktats auxquels les peintres l’astreignent. Elle oblige à voir autrement. Sans artifices ni demi-teintes.
Il lui faut des guilloches, des stylets aiguisés et pointus, pour affronter un monde où la demi-teinte n’a plus cours. Où seule règne désormais la violence des contrastes.
Info sur la gravure : Le niellage est la technique d’orfèvrerie qui consiste à appliquer le niello (du latin nigellus, « noirci »), un sulfure métallique de couleur noire qui inclut du cuivre, de l’argent et souvent même du plomb ou du borax, employé comme matière de remplissage dans la marqueterie de métaux. Voir : http://www.voir-ou-revoir.com/article-du-nielle-a-l-estampe-maso-finiguerra-81325430.html
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One Reply to “Jérusalmy, Raphaël «La Rose de Saragosse» (2018)”
Bel article, un grand merci !