Benameur Jeanne « Profanes » (01.2013)
Auteur : Jeanne Benameur est une écrivain française née en 1952 à Ain M’lila en Algérie d’un père tunisien et d’une mère italienne. Elle vit à La Rochelle et consacre l’essentiel de son temps à l’écriture. Elle a étudié la philosophie et l’histoire de l’art.
Elle a écrit entre autres : Laver les ombres (2008) – Les Insurrections singulières (2011) – Profanes, (2012) – Vivre c’est risquer (2013) – Je vis sous l’œil du chien – suivi de L’Homme de longue peine, (2013), 48 p – Pas assez pour faire une femme (Actes Sud, coll. Babel, 2015) – Otages intimes (2015) 176 p. Prix du roman Version Fémina – L’Enfant qui (2017) – Ceux qui partent (2019) – La patience des traces (2022)
Résumé : Ils sont quatre, ils ne se connaissent pas mais ils vont rythmer la vie du docteur Octave Lassalle qui les a soigneusement choisis comme on compose une équipe – comme avant autour de la table d’opération, mais cette fois-ci c’est sa propre peau qu’il sauve, sa propre sortie qu’il prépare. Cette improbable communauté progressivement tissée de liens aussi puissants qu’inattendus s’apprête à franchir un seuil, celui des blessures secrètes. Un hymne à la vie et un plaidoyer pour la seule foi qui vaille : celle de l’homme en l’homme.(Le Grand Prix RTL-Lire 2013) – Paru chez Babel
Mon avis : un vrai bijou. Tout en finesse, en sensibilité. Un vieil homme engage quatre solitudes pour l’accompagner au crépuscule de sa vie. Des liens vont se tisser. On pénètre au pays du passé, des regrets, des remords, de la solitude, du repli sur soi, des non-dits. 5 personnages qui sont bloqués dans leur parcours de vie, des jeunes et des moins jeunes. Ils vont se croiser et petit à petit, leurs vies vont s’éclairer. Mais ce cheminement vers une fin de vie est tout sauf triste. Nous sommes à la porte du temple de la vie, de la mort, aux frontières du sacré, nous les profanes ; nous pénétrons dans un monde qui fera référence aux croyances des anciens égyptiens à travers les portraits du Fayoum, nous effleurerons la religion…. 5 solitudes se côtoient, toutes différentes, qui ne savent pas à quoi se raccrocher. Le doute qui les habite finira-t-il par se transformer en espoir ? Au travers de la peinture, de la danse, des mots (la poésie des haïkus), du rapport à la nature les personnages vont se révéler. Se révèlera aussi la raison de la solitude de cet homme et ce qu’elle cache.
Un de mes grands coups de cœur (qui vient de paraître en édition de poche)
Extraits :
Réunir, ce n’est pas juste faire asseoir des gens dans la même pièce, un jour. C’est plus subtil. Il faut qu’entre eux se tisse quelque chose de fort
Je m’embarque pour la partie de ma vie la plus précieuse, celle où chaque instant compte, vraiment. Et j’ai décidé de ne rien lâcher, rien.
J’ai trop vu comment ça se passait pour ceux qu’on appelle “les patients”. C’est dans les chairs aussi, leur “patience”. C’est cette “patience” que j’ai essayé d’extraire chaque fois que j’opérais. Cette patience-là n’est pas une vertu, quoi qu’on en dise
Ça ne suffisait pas pour en faire des vivants. Juste des guéris
C’est dans la bonne distance qu’on peut aller loin et la bonne distance, elle commence avec ces petits riens
Les mots de ce livre ouvrent dans sa tête l’espace nécessaire qui lui permet de rêver la prochaine toile
Une seule année parfois peut nourrir toute une existence
les tons sont rouges et orangés, sourds, rien d’éclatant mais pourtant une chaleur intense, comme retenue dans chaque fil tissé
Depuis longtemps la nuit est devenue ma vie préférée. L’obscur me soulage. Les choses de la vie s’arrêtent, simplement, puisqu’il fait nuit. Et j’ai la sensation que moi aussi je peux m’arrêter. Un peu
Non, il n’y a pas eu de miracle. Juste le temps qui était passé. Je pouvais à nouveau
Des moments comme celui-là, magiques, ça vous arrache à tout, ça vous pose au centre de la beauté, comme un arbre. Ça permet de rester au monde
Une connivence à installer avec les matériaux mêmes. C’est toujours comme ça qu’il a fait, partout. L’entente secrète avec les objets d’abord. Les gens, après.
La mémoire est une hyène. Elle fouille, trouve toujours un lambeau à arracher
« tentative ». Un mot qu’il aimait. C’était celui qu’il employait pour baptiser le fait de vivre : une tentative. Un mot humble, qui donne le droit de se tromper, d’errer, de recommencer.
Il pense à l’étymologie du mot profane : celui qui est devant le temple. Il est ce profane. Ils sont ces profanes. Au cœur de chacune de leurs vies, le temple. Vif. Le seul sacré qu’il connaisse. Cette vie qui vibre et échappe à chaque pas
Portraits du Fayoum. : Il dit alors sa découverte de ces visages postés au bord de la mort, nus de tout désir d’être regardés par des vivants. Peints pour la tombe … il se dégage de chacun de ces visages, peints pour personne, une solitude et une humanité sans fard. Profonde. Seule la mort peut « dévisager » un être de cette façon. Avec cette simplicité.”
Il parle des peintres, seuls avec leur modèle. De l’intimité de l’étrange commande : peindre un visage uniquement pour qu’il accompagne la momie dans sa sépulture. Un portrait qui ne sera jamais accroché aux murs d’aucune maison, qui ne montrera à aucun enfant sa ressemblance avec l’aïeul. Des visages qui ne sont le gage d’aucune filiation. Isolés dans le temps. Sans ascendance ni descendance.
Ce sont des visages de rendez-vous. Paisibles. Rien de triste ni de morbide là-dedans. Je n’ai jamais vu une telle acceptation de la vie.”
Nous avons, comme on dit, notre temps. Comme si le temps était une affaire qu’on maîtrisait, qui nous appartenait même
La couleur disparaît presque dans le bois, il faut s’appliquer à regarder pour la discerner. Elle se dit qu’elle aussi est comme la couleur, presque fondue dans le bois d’une autre vie. Depuis toute petite. Elle pense aux mains qui ont touché cette porte, au temps qui a patiné la couleur. Sur le bois, c’est beau. Dans une vie, c’est un dommage.
Elle a tellement besoin de vide. Depuis toute petite. Les silences bruissants entre ses parents l’ont trop occupée à l’intérieur. Petite, elle a été dévorée. Le silence des parents est un ogre. Il vous avale dans les questions qu’on ne pose jamais
Toujours prête à venir traîner sa vie dans les affaires des autres
Et c’est tellement fort ce qu’elle ressent. Elle n’a pas de mot. Elle n’en revient pas, comme on dit. Elle n’a pas envie d’en revenir
Elle est restée longtemps là, passant d’un livre à l’autre, s’imprégnant peu à peu de l’atmosphère paisible et en même temps animée, souterrainement, par la quête de ceux qui ouvrent, feuillettent, cherchent le texte qui va leur faire signe, les accompagner quelques heures, quelques nuits, toute une vie peut-être
Elle est venue se glisser là comme entre les pages d’un livre aimé
Elle a besoin ce soir de s’appuyer à l’humanité discrète et forte de ceux qui lisent
son regard est attiré par la couverture d’un grand livre sur l’Afrique. Elle l’ouvre, ne peut s’en empêcher, plonge dans les couleurs.
Il laisse revenir les images. Pour combler quelque chose entre la nuit et lui. Pour que la clarté des étoiles continue à traverser tout le vide et éclaire. Un peu. Puisque la mémoire ne se tait pas, alors qu’elle lui redonne les détails ! Tous les détails ! Et qu’il se remémore tout ce qu’il sait d’elle. Pour la sauver de l’obscur des étoiles mortes
Il y a des moments dans la vie où le temps fait alliance avec la mémoire. Il s’efface, redevient juste une convention pour les horloges, il vous laisse libre de remonter le fleuve
Et sa haine lui avait fait du bien. Elle l’avait protégé du gouffre. Il s’était arc-bouté contre. Oui cette haine lui avait permis de résister. C’était un point focal contre quoi lutter. Tant qu’on lutte contre, la vie tient. La compassion l’aurait fait sombrer.
D’ailleurs, la lecture ne fait pas partie de sa vie. Lui, il aime le cinéma. L’histoire qui se déroule sans qu’il ait à y imprimer quoi que ce soit de personnel
Ce n’est pas la mort qui m’intéresse, c’est la vie. Le sacré c’est ce qui relie les deux et j’ai eu beau chercher aussi bien dans la science que dans la religion, je ne trouve pas l’envers du lien. J’ai vu comment on pouvait faire du mort avec du vivant, ça oui, c’est facile, mais l’inverse, le lien dans l’autre sens, je n’ai jamais trouvé. Comment faire du vivant avec du mort ?
Quand je n’ai plus de refuge, je vais dans les mots. J’ai toujours trouvé un abri, là. Un abri creusé par d’autres, que je ne connaîtrai jamais et qui ont œuvré pour d’autres qu’ils ne connaîtront jamais. C’est rassurant, de penser ça
Dans les portraits du Fayoum, le face à face entre peintre et modèle est toujours saisissant parce que dans ce face à face s’est dit que la mort ne peut être abolie. Ni pour le modèle ni pour le peintre. Ni pour celui qui contemple
Le dessin la peinture, le travail de sa main de peintre, invente une autre dimension. La mort dans cette “éternité” du regard croisé prend sa juste place. Elle ne clôt plus rien. Elle ouvre à une autre conscience
À l’intérieur d’elle, un grand sac de larmes, de questions et de peur mêlées s’est ouvert.
La vie de l’un peut éclairer la vie de l’autre
Le bonheur qui dépend du retour de quelqu’un c’est fragile. Il s’accroche à la paix du rêve pour rester sûr de son retour
Ici, c’est devenu sa deuxième maison. Une maison pour des pensées différentes. Pour rêver
Il a suivi chacune des étapes de sa “reconstruction” comme on dit. Comme si les êtres humains étaient des murs qu’on démolit qu’on reconstruit
On se retourne toujours par la tête d’abord. Les pieds suivent. Quand on avance ce sont les pieds qui mènent, et la tête qui suit.
Ces moments ont existé. Ce bonheur qui a été vécu, rien ne peut faire qu’il ne l’ait pas été. Même la mort. La mort ne balaie rien. Le chagrin peut tout brouiller. Un temps. Comme à chaque fois qu’on est séparé de ceux qu’on aime
Les bandelettes du chagrin l’avaient donc tenu si longtemps momifié
Les bandelettes, elles sont tombées, toutes seules. Parce qu’il a appelé les vivants et qu’ils sont venus jusqu’à lui
Ses pas qui vont s’inscrire sur les pas invisibles des autres, tous les autres, dans la ville, qui marchent, pensent, pleurent ou s’embrasent de joie
Sur le pont, des “paroles gelées” hissées à bord elle ne sait plus trop comment. Et les paroles, réchauffées par les mains des matelots, se mettaient à reprendre vie. Elle a oublié tout le reste de l’histoire. C’est cela qu’elle garde en mémoire de ce texte. Les mots qui reprennent vie. Dans les mains qui les tiennent
Elle a toujours pensé que les mots détenaient une puissance qu’on ne voulait pas connaître vraiment. Les mots peuvent tout changer
Elle, elle s’est mise du côté muet de la parole, avec la peinture
C’est comme si elle avait réchauffé les paroles gelées au fond d’elle depuis toutes ces années
La souffrance est une terre silencieuse. On y marche pieds nus
est-ce que je ne fais pas mourir tout ce que je touche de vivant ? Les fleurs, les plantes, je les garde bien mais les êtres vivants j’ai tellement l’impression que je ne suis plus capable.
Il y a sous la peau des mémoires inquiètes. Les caresses ne les chassent pas, ne les effacent pas. Les mémoires inquiètes sont toujours présentes. Mais elles palpitent.
Les mots de l’amour il faudrait se contenter de les dire au-dessus de l’eau qui coule, dans le vent au bord de la mer. Qu’ils soient portés loin. L’amour on ne devrait jamais l’enfermer, ni dans les bouches, ni dans les cœurs
On ne peut pas retourner ni le temps ni la terre. Mais elle, je suis sûr qu’elle peut me redonner la vraie nuit. Celle qui a une fin et un commencement. Celle qui fait qu’on attend le jour
C’est en elle qu’il trouve l’intime qu’il cherche en lui et quand il sent qu’au plus profond d’elle, elle s’ouvre et se donne, il a la sensation que le monde entier s’ouvre et que c’est lui qui crée sa place dans ce monde.
Quand on peut protéger quelqu’un du malheur, on grandit. Elle a grandi d’un coup.
Lire aussi l’avis de Marc Ossorguine sur son nouveau blog
3 Replies to “Benameur Jeanne « Profanes » (01.2013)”
Un très grand livre, en effet. Sans esbroufe, sans pathos, tout en mesure… On dirait du Schubert (comparaison pour mélomanes). Un de ceux que je relirai certainement dans quelques années.
Excellent petit livre ,assez inattendu ,il y a beaucoup de subtilité et de délicatesse qui le « polissent » et le rende si plaisant .
Pas grand chose à ajouter à vos commentaires
Je viens de lire deux livres de cette autrice (La patience des traces), avec chacun un homme au bout de son parcours professionnel (même si l’un est bien plus âgé que l’autre), l’un qui soignait les esprits et l’autre qui soignait les corps…
Mais dans ces deux romans, j’ai retrouvé des mots, la puissance des mots, la tournure des phrases pour raconter les histoires…
J’aime profondément cette autrice après ces deux lectures mais je veux dorénavant me laisser de la place entre deux livres de Jeanne Benameur afin de me vider l’esprit avant de me replonger dans ses mots assemblés en une insaisissable alchimie.