Benameur, Jeanne «Pas assez pour faire une femme» (2013)

Benameur, Jeanne «Pas assez pour faire une femme» (2013)

Auteur : Jeanne Benameur est née en Algérie en 1952 d’un père algérien et d’une mère italienne. Elle vit à La Rochelle et consacre l’essentiel de son temps à l’écriture. Elle a étudié la philosophie et l’histoire de l’art.

Elle a écrit entre autres :  Laver les ombres (2008) – Les Insurrections singulières (2011) – Profanes, (2012) – Vivre c’est risquer (2013) –  Je vis sous l’œil du chien – suivi de L’Homme de longue peine, (2013), 48 p – Pas assez pour faire une femme (Actes Sud, coll. Babel, 2015) – Otages intimes (2015) 176 p. Prix du roman Version Fémina – L’Enfant qui (2017)  – Ceux qui partent (2019)

Thierry Magnier, 2013. 90 pages / Actes Sud – Babel – 2015 – 96 pages

Résumé :  Quand Judith rencontre Alain, elle découvre à la fois l’amour et la conscience politique. Cette jeune fille qui a grandi en oubliant qu’elle avait un corps est parvenue de haute lutte à quitter une famille soumise à la tyrannie du père pour étudier à la ville. Alain est un meneur, il a du charisme et parle bien, il a fait Mai 68. Si elle l’aime immédiatement, c’est pour cela : les idées auxquelles il croit, qu’il défend et diffuse, qui donnent un sens au monde.

Bref et intense, ce récit est celui d’une métamorphose : portée par l’amour qu’elle donne et reçoit, Judith se découvre un corps, une voix, des opinions, des rêves. L’entrée dans le monde de la littérature, de la pensée, de l’action politique lui ouvre un chemin de liberté. Jusqu’où ?

Mon avis : Chaque rencontre avec l’univers de Jeanne Benameur et une révélation, un moment à part, d’émotions et de sensibilité extrêmes. Cette lecture suit à la perfection celle du livre de Laura  Kasischke,  « Rêves de garçons ». Deux romancières que j’affectionne tout particulièrement pour leur sensibilité.

Une jeune femme se révèle par la rencontre avec une personne. Elle va s’ouvrir, découvrir un monde au travers de la personne qu’elle aime. Elle ouvre des portes, elle découvre une lutte, des idées qu’elle fait siennes, des livres qu’elle n’aurait jamais lu. Le cheminement d’une jeune fille qui se construit et découvre son corps, le corps de l’autre, le plaisir, l’engagement intellectuel aussi. Cette jeune fille a un passé, occulté, enfoui. L’envol, la liberté , la rupture avec sa vie d’avant …Mais pour être une femme à part entière, il faudra se libérer du père… le pourra-t-elle ?  L’importance des livres est grande dans ce petit roman intimiste. L’importance des éléments, de la natue aussi : les volcans,  l’eau, l’Océan, les tempêtes, les vagues, le lac sans fond …. En adéquation avec les sentiments et les mouvements de la vie…

Extraits :

J’ai eu cette envie si forte que j’en ai été arrachée à tout le reste. Plus de pensée. Plus rien. Juste l’envie, comme une falaise brute face à la mer. Tout l’océan devant moi. Immense. J’ai découvert cet horizon-là et tout mon corps c’est devenu un galet, plus aucune petite place à l’intérieur pour quoi que ce soit d’autre, tout serré, compact, prêt à être roulé par les vagues, altéré par le sel, blanchi. Prêt à tout.

J’ai mis des galets bien plats bien lourds, aux quatre coins de mon univers. Pour le tenir. J’ai peur de ce qui s’enfonce, du sable qui peut s’ébouler sous mes pas et…

Dans les livres j’oublie. Dans les livres, je respire. Il n’y a plus rien qui me menace à l’intérieur, je suis vraiment moi-même.

Pourtant je sais qu’au fond de moi, il y a du Silence, énorme, lourd. Je vis au-dessus, je marche au-dessus des eaux noires. Il faut que personne ne s’en rende compte. Lui aussi il avait le silence dessous, le lac noir.

À chaque fois que je sens que toute ma confiance dans le monde s’éteint, que le souffle noir tue ma lumière, pour un oui ou pour un non, pour ne pas me sentir glisser dans les eaux obscures, je m’oublie dans quelque chose. Ça peut être la cime d’un arbre ou un nuage qui passe devant ma fenêtre de chambre. Le mieux, quand c’est trop fort, c’est l’océan.

Et quand j’ai encore passé une sale nuit, je sais que si je prends un livre dès le réveil, ça ira mieux. Dans la lecture, je vais partir loin de ce qui me poursuit et qui n’a pas de visage.

La liberté des autres, affichée dans la rue, revendiquée. La liberté, ça le tuait, mon père, bien installé entre sa femme et ses filles à la maison ! en bon tyran domestique.

Pour choisir nos vies, il vaut mieux savoir où on va mettre les pieds. S’informer, lire, réfléchir.

À l’intérieur de moi, il y a un volcan au fond d’un lac noir.
Tout est noyé.
La seule chose que je sens clairement, c’est la rage au-dessus du volcan.
La rage, elle peut m’envahir tout entière par moments. Une brûlure qui m’incendie les tempes, la tête. J’ai envie de taper.

tout vaut mieux que le silence sur le silence et la soumission dans l’ignorance des choses à moitié sues et tues.

Un jour où je venais de fermer ma porte, mes yeux sont tombés sur un roman que je m’étais mis de côté et que j’avais oublié dans le feu de ma nouvelle vie. C’était Mrs. Dalloway de Virginia Woolf.

Moi je ne pensais pas à l’avenir. C’était le présent qui m’occupait tout entière. Chaque jour était un monde et la vie enfin était une aventure.

Quelque chose de moi avait besoin de la solitude pour ça. Dans cette solitude quelque chose se forgeait, que j’ignorais mais à quoi je donnais place. La littérature entrait dans ma vie au plus intime et je sentais qu’elle me permettait de vivre. Elle ouvrait un espace possible pour respirer à l’intérieur de moi. Je prenais force. Dans le silence des mots écrits. Ceux des autres. Les miens.

Faire l’amour avec lui, c’était comme nager. Je pouvais tout oublier. Au moins pour un temps. Les mouvements du corps me portaient loin au-dessus de mon lac secret et de sa terrible épave.

La tyrannie, c’est ne pas faire exister l’autre.

Savoir ne permet pas forcément de se libérer soi-même de tout. Si mon pas est plus ferme aujourd’hui, je sais qu’il me reste encore des portes à ouvrir à l’intérieur de moi. Mais la lourde épave a entamé sa remontée du fond du lac. Un jour, je sais qu’elle sera à l’air libre et que le courant l’emportera loin, vers la mer.

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *