Gaudé, Laurent « Chien 51 » (RL2022)

Gaudé, Laurent « Chien 51 » (RL2022)

Auteur : Laurent Gaudé, né le 6 juillet 1972 dans le 14e arrondissement de Paris, est un écrivain français, qui a obtenu le prix Goncourt des lycéens et le prix des libraires avec La Mort du roi Tsongor en 2002, puis le prix Goncourt pour son roman Le Soleil des Scorta, en 2004. En 2019, il reçoit le prix du livre européen pour Nous, l’Europe banquet des peuples.

Ses romans : Cris, 2001 – La Mort du roi Tsongor, 2002 ( prix Goncourt des lycéens et le prix des libraires) – Le Soleil des Scorta, 2004 (prix Goncourt ;  prix du jury Jean-Giono) – Eldorado, 2006La Porte des Enfers, 2008 – Ouragan, 2010 – Pour seul cortège, 2012 – Danser les ombres, 2015 – Écoutez nos défaites, 2016 – Salina, les trois exils, 2018 – Paris, mille vies, 2020 – Chien 51, 2022
Recueils de nouvelles : Dans la nuit Mozambique, 2007 (recueil de quatre nouvelles) – Les Oliviers du Négus, 2011 ( recueil de quatre nouvelles) – Essai : Nous, l’Europe banquet des peuples, 2018 – La dernière nuit du monde, 2021
Théâtre : Caillasses (2012) Médée Kali – Sodome, ma douce (2019)

(les titres en italique non cliquables ont été lus avant la création du blog)

Actes Sud – Domaine Français – 17.08.2022 – 292 pages

Résumé :

C’est dans une salle sombre, au troisième étage d’une boîte de nuit fréquentée du quartier RedQ, que Zem Sparak passe la plupart de ses nuits. Là, grâce aux visions que lui procure la technologie Okios, aussi addictive que l’opium, il peut enfin retrouver l’Athènes de sa jeunesse. Mais il y a bien longtemps que son pays n’existe plus. Désormais expatrié, Zem n’est plus qu’un vulgaire « chien », un policier déclassé fouillant la zone 3 de Magna-pole sous les pluies acides et la chaleur écrasante.
Un matin, dans ce quartier abandonné à sa misère, un corps retrouvé ouvert le long du sternum va rompre le renoncement dans lequel Zem s’est depuis longtemps retranché. Placé sous la tutelle d’une ambitieuse inspectrice de la zone 2, il se lance dans une longue investigation. Quelque part, il le sait, une vérité subsiste. Mais partout, chez GoldTex, puissant consortium qui assujettit les pays en faillite, règnent le cynisme et la violence.
Pourtant, bien avant que tout ne meure, Zem a connu en Grèce l’urgence de la révolte et l’espérance d’un avenir sans compromis. Il a aimé. Et trahi. Sous les ciels en furie d’une mégalopole privatisée, Chien 51 se fait l’écho de notre monde inquiétant, à la fois menaçant et menacé. Mais ce roman abrite aussi le souvenir ardent de ce qui fut, à transmettre pour demain, comme un dernier rempart à notre postmodernité.

 

Mon avis :
Je ne m’attendais pas à lire un thriller d’anticipation de Gaudé ! Mais en fait pourquoi pas ? Il écrit dans tous les registres … et comme c’est l’un de mes auteurs préférés… Et une fois encore je n’ai pas été déçue, bien au contraire ! Moi qui ne suis pas trop anticipation, j’ai beaucoup apprécié. Du grand Gaudé, comme je l’aime.

Crise majeure. Dette colossale … Rachat du pays – la Grèce – par la société GoldTex. Le scénario n’a rien d’aberrant ! Lors de la crise qui a secoué la Grèce, il avait été évoqué la possibilité de vendre des îles (une partie de l’île de Mykonos par exemple) pour renflouer le pays. Dans la réalité le rachat n’a pas eu lieu… mais dans l’anticipation la vente s’effectue. Sparak, un jeune de 20 ans à l’époque se retrouve non plus citoyen Grec (vu que la Grèce n’existe plus) mais employé de GoldTex, citoyen de 3ème zone dans une mégalopole qui en comporte trois : la zone 1 – celle des privilégiés –   la zone 2 – celle des personnes respectables – et la zone 3, celle du rebut, des êtres corvéables et miséreux. D’ailleurs ces habitants sont qualifiés de chiens et traités comme des animaux.
Dans ce roman on va naviguer entre les 3 zones suite à un meurtre que le « chien Sparak » sera chargé d’élucider sous la direction de sa supérieure « son maître-chien », inspectrice de la zone 2. Une enquête certes, mais comme le dit l’un des personnages, une course contre la montre dans un contexte ou crime et politique sont étroitement liés… L’enquête est tout aussi importante que le contexte et que les personnages dans le livre. Certes le personnage le plus attachant est Sparak, qui use et abuse de drogues pour oublier le monde dans lequel il vit et replonger dans son passé à la recherche de ses fantômes mais je me suis également attachée à la jeune Salia Malberg.
Le contexte est non seulement politique et social mais il est surtout prétexte à confronter deux mondes : celui de ceux qui ont connu le passé (La Grèce en particulier) et ceux qui sont nés dans le présent. Deux structures mentales, deux manières de concevoir la vie. Il y a ceux qui ont connu la liberté et les autres. Passé et futur … Réflexion aussi sur l’importance du souvenir, de la transmission, des mondes qui ont disparu.
La relation entre le « chien » et sa « maitresse » est loin d’être facile. Mais comme les deux sont des êtres fissurés, un pont va se créer entre eux.
Un univers qui fait peur, car on en vient à se demander si une pareille société ne serait pas possible dans un monde totalitaire. Les super puissances économiques ne gouvernent-elles pas notre monde ? Enfin heureusement que nous n’en sommes pas encore là.. et espérons que ce ne soit jamais le cas…

Extraits :

Il va devoir se pencher sur cette existence, près, tout près, jusqu’à pouvoir la déplier et chercher en elle où s’est logé le meurtre. À quel moment de sa vie ? Lors de quelles rencontres, à la suite de quelle humiliation ou pour quelle vengeance ? Il va falloir trouver depuis combien de temps elle était là, cette mort.

Et il commence à saisir les informations qu’il a récupérées : lieu, heure de découverte, description du corps. Il faut entrer toutes les précisions pour qu’elles aillent dans la grande database du crime, cet océan de données, gargouillis d’agonie, de foutre, de sang, de cris de terreur, qui est la cartographie la plus exacte de la ville.

“Faut pas se tromper de questions, brindille. On est flics, pas curés. « Où, quand, comment », c’est tout. Le reste, tout le foutu reste, c’est ce qu’il y a dans la tête du diable et ni toi ni moi n’avons envie d’y plonger.”

Une dissolution totale de l’individu dans le grand projet commun. N’être plus rien qu’un corps qui travaille.

Je suis née par malchance mais rien ne dit qu’il faille se contenter de cela.

Elle ne comprend pas ce que lui veut cet homme mais elle sent, à cet instant, qu’il a l’épaisseur des mystères, qu’il sait probablement mille choses qu’elle ignore, et qu’avec sa démarche dégingandée, il voit peut-être les ombres d’hier et les tourments de demain.

Elle est face à lui comme face à un animal venu des temps anciens. Il est risible, inadapté, mais il a traversé des époques dont elle ignore tout et ce qu’elle sent et qui l’agace – comme une énigme qu’elle n’arriverait pas à élucider –, c’est qu’il sait. Pas d’une façon consciente. Non. Il sait comme le dinosaure sait, parce qu’il porte en lui le temps et vient d’un monde qui regarde le nôtre avec indifférence.

Je n’ai pas vu que la ville se refermait, qu’elle avait décidé de me manger et que personne n’entendrait les cris que j’allais pousser.

Je n’avais pas encore commencé à être celle que je voulais devenir. L’oubli me recouvre, l’oubli d’une toute petite vie qui ne laisse que quelques traces sans contour, l’oubli et puis plus rien.

Que pèse sa mémoire à lui, sa petite ténacité face au grand engloutissement des générations ?

Il ne faut pas oublier Delphes. Ils pensent pouvoir acheter ce qu’ils veulent, tout détruire, tout salir. Mais il faut bien qu’un d’entre nous aille là-bas. Sinon, qui va prévenir Delphes de ce qui arrive au monde ? C’est un honneur de veiller sur la beauté immobile, un honneur de se laisser traverser par le temps. Rien ne nous appartient. C’est cela, au fond, que je suis : le gardien de ce qui ne nous appartient pas.

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