Rochat, Anne-Frédérique « Le trouble » (RL2024) 142 pages
Autrice : Née à Vevey, Anne-Frédérique Rochat est comédienne et auteure de pièces de théâtre. Son premier roman, Accident de personne, est paru en 2012 aux Éditions Luce Wilquin. Suivent six autres romans, chez la même éditrice. Lauréate de plusieurs prix et bourses, Anne-Frédérique Rochat alterne désormais écriture narrative et dramatique.
Romans : Accident de personne (2012), Le Sous-bois (2013) – A l’abri des regards (2014) – Le Chant du canari (2015) – L’Autre Edgar (2016) – La ferme (vue de nuit) 2)016) Miradie, (2018) – Longues nuits et petits jours (2021) – Quand meurent les éblouissements (2022) – Le trouble (2024)
Editions Slatkine – 20.08.2024 – 142 pages
Résumé:
Armelle fabrique des prothèses oculaires en verre, dans un atelier accolé à sa maison. Un matin, alors qu’elle se promène, elle croit voir son mari traverser la rue de la Clef pour se rendre dans une impasse. Mais comment est-ce possible ? Il est censé se trouver à son travail à l’autre bout de la ville. Est-elle victime d’une hallucination ?
S’agit-il d’un sosie, d’un jumeau caché ? Ou la vérité est-elle plus dérangeante ?
Mon avis:
Au coeur du roman : le regard, les yeux, l’observation, et même l’espionnage.
Armelle et son mari Léonard vivent dans le monde de l’oeil. Lui travaille chez un opticien, elle fabrique des yeux de verre. Et elle aime tellement ses yeux de verre qu’elle les collectionne. Elle aime leur présence, elle n’a pas l’impression d’être seule en leur compagnie, elle est en quelque sorte accompagnée par eux. Elle a même l’impression qu’ils sont en elle, qu’ils l’accompagnent et la comprennent. Ils la voient et sont ses complices. Pour Armelle le centre de la vie semble être le lien visuel. D’ailleurs les termes du vocabulaire reliés à la vision sont bien présents dans le livre.
Tout commence par une impression : celle d’avoir vu son mari… d’ailleurs est-ce bien lui ? Puis elle va le suivre, pour l’espionner… puis commencer à l’épier sérieusement… Elle qui vivait sous le regard des yeux de verre commence à prendre la place de l’oeil de verre pour surveiller, couver, espionner … Elle ira même jusqu’à faire de l’oeil de verre un protecteur qui veille sur elle de l’intérieur, comme un ange gardien…
Mais ce qu’elle voit est-ce bien la réalité ? Son mari lui ment-il ? Ou celui qu’elle croit être son mari serait-il son double? Un sosie? Une jumeau?
Et elle ? Où se situe-t-elle vraiment? Qui est le double de qui?
L’autrice parvient à nous immerger dans une atmosphère à la fois enveloppante, angoissée et angoissante… On a l’impression d’être dans une espèce de flou… comme Armelle qui voit…ou croit voir? Qu’est-ce qui est trouble ? Sa vision ? Sa façon de voir ou d’interpréter, de ressentir ce qu’elle voit ?
Il semblerait pourtant bien qu’elle soit dans la situation de la femme trompée… et en même temps, on se pose des questions?
Ce n’est pas anodin de situer le roman dans une impasse… qui plus est dans l’Impasse de l’Union…
Tout comme dans les deux autres romans que j’ai lu de cette autrice, j’ai aimé sa sensibilité et la sensation de doute qui accompagne ses personnages. Dans « Quand meurent les éblouissements» le personnage se confronte avec son double et vit dans la peau des autres, et sous le regard des autres… Ici le regard est toujours bien présent…
Déjà dans « Longues nuits et petits jours » le doute est bien installé dans la vie du personnage principal, qui est furtif, présent sans être là et navigue entre doute et réalité.. réel, souvenirs, vision ou impressions sont déjà partie intégrante du récit.
Coté vocabulaire, j’ai appris que le pivert picasse et que le hibou bouboule ou bubule…
Extraits:
Son mari se couchait toujours plus tard qu’elle, il aimait la nuit, son silence bleuté, ses ombres, ses froissements ; elle préférait le jour, le petit matin, ses odeurs de pain et d’herbe mouillée.
Mais une fois montées les marches qui menaient au couloir, ou franchie la porte qui donnait sur le jardin, tout était possible, et le possible était frère de l’improbable. Ce qui laissait une grande marge de manœuvre au destin pour placer des choses incohérentes ou désagréables sur son chemin.
Il faudrait pouvoir retenir certaines lumières, se dit-elle. Elle avait essayé parfois de capter ces instants magiques avec un appareil photo, cependant ils avaient toujours été amoindris par l’opération. C’était dans sa mémoire que les éclairs de beauté devaient être conservés. Mais la mémoire était si capricieuse, elle peinait à lui faire confiance.
Le temps usait les sentiments comme les habits, les articulations et tout le reste.
Qu’il était difficile de partager ce que l’on ressentait ! Le malentendu était une saleté de virus qui n’attendait qu’un refroidissement pour vous sauter à la gorge et enrouer vos propos.
– C’est si important que ça de rester la même ?
– Bien sûr, sinon les autres ne vous reconnaissent pas et, s’ils ne vous reconnaissent pas, où va leur amour ?
Ensuite elle s’éloigna de la route pour se retrouver dans la forêt, entourée d’arbres, de chants d’oiseaux, d’odeurs d’humus et d’écorce. Un sentiment d’appartenance l’envahit, elle le savoura. Les arbres, comme ses yeux, la protégeaient. Sous leur regard, il ne pouvait rien lui arriver.