Erdrich, Louise « Comme des pas dans la neige » (2024) 448 pages

Autrice : Louise Erdrich, née le 7 juin 1954 à Little Falls dans le Minnesota, est une écrivaine américaine. Elle est une des figures les plus emblématiques de la jeune littérature indienne et appartient au mouvement de la Renaissance amérindienne. Elle habite à Minneapolis et est propriétaire d’une petite librairie indépendante. Elle est Ojibwa par sa mère et germano/américaine par son père. Elle rencontre Michael Dorris, un autre auteur de la Renaissance amérindienne, au Dartmouth College, où ils enseignent tous les deux, et ils se marient en 1981.
Distinguée par de multiples récompenses littéraires au fil de sa carrière, dont le National Book Award, le Library of Congress Award et le National Book Critics Circle Award, elle s’est vu attribuer le prix Pulitzer de la fiction 2021 pour son nouveau roman, « Celui qui veille »
Louise Erdrich vit désormais dans le Minnesota avec ses filles et est la propriétaire d’une petite librairie indépendante appelée Birchbark Books, « birchbark » signifiant « écorce de bouleau » en anglais.
Romans : Love Medecine (aussi sous le titre L’Amour sorcier en version tronquée) – Le Pique-nique des orphelins aussi sous le titre La Branche cassée en version tronquée – La Forêt suspendue (Tracks) – La Couronne perdue – Bingo Palace – L’épouse antilope – Dernier rapport sur les miracles à Little No Horse – Quatre âmes (Four souls) – La Chorale des maîtres bouchers – Ce qui a dévoré nos cœurs – La Malédiction des colombes – Le Jeu des ombres – Dans le silence du vent – LaRose – L’Enfant de la prochaine aurore (2021) – Celui qui veille (RLH2022 – PRIX PULITZER 2021) – La sentence (RL2023) – Comme des pas dans la neige (2024)
Albin Michel – collection « Terres d’Amérique » – 04.11.2024 – 448 pages – (traduit par Michel Lederer) – regroupe TRACKS (1988) et FOUR SOULS (2004)
Résumé :
« Jadis, nous étions un peuple qui ne laissait pas de traces. Aujourd’hui, nous sommes différents. Nous laissons une profonde empreinte sur la terre. Moi aussi, j’ai laissé mes traces. J’ai laissé ces mots derrière moi. Mais alors même que je les écris, je sais qu’ils sont comme des pas dans la neige. Au printemps, ils auront disparu. » Hiver 1912. Le froid et la famine s’abattent sur une réserve du Dakota du Nord alors que les Indiens Ojibwés luttent pour conserver le peu de terres qu’il leur reste.
Décidée à venger son peuple, Fleur Pillager entreprend un long périple qui la mènera jusqu’à Minneapolis. Racontée tour à tour par Nanapush, un ancien de la tribu, et Pauline, une jeune métisse, l’aventure de la belle et indomptable Fleur donne lieu à un roman puissant et profond, où le désir de vengeance finit par céder à celui, plus fort encore, de se reconstruire. Ecrites à vingt ans d’intervalle, les deux parties qui composent ce roman sont réunies pour la première fois.
Voici l’occasion pour les lecteurs français de découvrir un texte dans la veine des classiques de Louise Erdrich, tels que La Chorale des maîtres bouchers, Love Medicine ou Dernier rapport sur les miracles à Little No Horse.
Mon avis:
Je poursuis mon voyage en pays Ojibwés avec Louise Erdrich en compagnie de Fleur Pillager
Ce roman est en fait deux romans écrits à vingt ans d’intervalle Nous suivons l’histoire des anichinaabé « le peuple originel », dont le peuple Ojibwé fait partie.
Comme dans presque tous les romans de l’autrice, nus sommes dans une réserve indienne et la famille est au centre du livre. Une fois encore le livre insiste sur le lien avec la terre, la nature, les arbres, les éléments.
Deux textes écrits à vingt ans d’intervalle dans lesquels mis bout à bout : « La forêt suspendue » 1990 (Tracks 1988) et « Quatre âmes » – jamais traduit – (Four souls 2004) .
Bienvenue dans le monde des Ojibwés, dans le Dakota du Nord, en hiver 1912.
Nous suivons le même personnage Fleur Pillager, et l’histoire de cette dernière nous est narrée par un vieil indien, Nanapush.
Dans les deux récits nous retrouvons également le personnage de Margaret. On pourrait dire que ces deux personnages sont les « sages » qui font tout pour que la langue et les traditions de leur peuple survive, même si ils ont été dépossédés de leurs terres. Malheureusement, à la fin, Margaret sombrera dans l’envie de certains produits ( le linoléum) et Nanapush aura aussi des soucis d’alcool… Nous y apprenons également les légendes, les traditions, la science des herbes qui guérissent, la sagesse des anciens… et le choc entre les deux cultures qui se côtoient (la culture des blancs et des indigènes ) est flagrant.
La première partie nous parle du vol des terres indiennes par les Américains et nous raconte le début de l’histoire de Fleur, seule rescapée de la famille Pillager après des hivers extrêmement rudes et pendant lesquels les amérindiens de la région du Lac Matchimanito ont été décimés par le froid, la faim et les maladies (la consomption.). Ce qui est encore plus pervers c’est que les blancs volent les terres aux autochtones, puis ils les leur « redonnent » et leur font payer des impôts et comme les indiens sont insolvables, ils les reprennent ! De plus comme ils paient les indiens en alcool, non seulement ils n’ont pas de quoi passer mais en plus ils les rendent dépendants…
Il y a aussi un autre personnage féminin, qui fait également office de narratrice dans le récit, Pauline Puyat, qui est le contraire de Fleur : Pauline, elle aussi seule rescapée de sa famille est une sang mêlée mais qui elle souhaite tourner la page du passé, tourner le dos aux traditions, se convertir au catholicisme( pur et dur avec auto-flagellation … ) , rejeter ses origines et faire partie des « blancs ».
Concernant la première partie, par moments, je dois dire que j’ai dû revenir en arrière car le contenu est très dense et pas toujours facile à suivre.
J’ai préféré la deuxième partie, plus fluide, où je me suis sentie nettement plus proche des personnages.
Dans la deuxième partie, Fleur continue sa recherche de récupération des terres indiennes dont sa tribu a été spoliée et dont la famille vit maintenant dans une réserve. Elle quitte le Dakota du Nord pour se rendre à la ville, en suivant les traces des voleurs de bois.
Avec elle on va faire la connaissance de ceux qui sont devenus riches grâce à ces spoliations et dont Fleur a décidé de se venger. Pour cela elle va se faire engager comme lingère dans la famille qui a fait main basse sur ses terres, les Mauser. Mais cette vengeance va se transformer en une histoire d’amour bien particulière……
Fleur va adopter le nom caché de sa mère, avec tout ce qui va avec. Et ce nom lui colle parfaitement à la peau. L’autrice nous explique ici le pouvoir des noms dans la culture Ojibwée.
Le retour vers les terres des indiens sera difficile. Fleur reviendra avec son fils, toujours dans l’optique de récupérer sa terre . Elle portera définitivement le nom de Quatre Âmes, et vivra dans les bois, en osmose avec les esprits…
Plus je découvre l’œuvre de cette autrice et plus je l’aime… Tous ces romans forment un tout et grâce à elle la culture amérindienne est de plus en plus vivante.
Un très grand merci à Francis Geffard et la collection Terres d’Amérique- Albin Michel pour la poursuite de la découverte de cette autrice.
Extraits: (oui je suis consciente que j’en ai copié beaucoup)
Or, la terre est infinie, de même que l’est la chance et de même que l’était autrefois notre peuple.
La consomption, ainsi que l’a appelée le jeune père Damien arrivé cette année-là pour remplacer le prêtre qui avait succombé au même fléau que ses ouailles. Cette maladie était différente de la variole et des fièvres, car sa progression était lente. L’issue, cependant, était tout aussi fatale. Des familles entières gisaient sous son souffle, malades et sans défense. Sur la réserve, où nous étions contraints de vivre dans la promiscuité, les clans dépérissaient. Notre tribu s’effilochait comme une corde grossière effrangée aux deux extrémités, tandis que parmi nous jeunes et vieux étaient emportés.
Elle a frayé avec les démons, s’est moquée de l’avis des vieilles femmes et s’est habillée en homme. Elle a pratiqué une médecine à moitié oubliée, étudié des voies dont il ne faut pas parler.
Une seconde après, je les ai oubliés car j’ai compris que nous étions tous en équilibre, prêts à basculer, à nous envoler, à être écrasés dès que les éléments se déchaîneraient. Le ciel était si bas que je le sentais peser comme une porte. Les nuages étaient suspendus au-dessus de nos têtes, les entonnoirs vert-brun de la tornade pendaient comme les tétons d’une sorcière, et tandis que je regardais, l’un d’eux a piqué pour se métamorphoser en un pouce tâtant délicatement le sol.
Nanapush est un nom qui perd de son pouvoir chaque fois qu’on l’écrit et qu’on le range dans un dossier du gouvernement. C’est pour cette raison que je ne l’ai donné qu’une seule fois au cours de toutes ces années.
La terre est la seule chose qui dure d’une vie à l’autre. L’argent brûle comme de l’amadou, s’écoule comme de l’eau. Et pour ce qui est des promesses du gouvernement, le vent est plus constant.
De son côté, l’homme du lac s’était retiré au milieu des rochers les plus profonds. Les poissons affamés mordaient à l’aube et au crépuscule, et nous n’avions perdu aucun bateau. Certains se disaient contents que Fleur soit revenue parce que – nous préférions ne pas penser à la manière employée – elle contrôlait la créature du lac. En revanche, elle perturbait la région autour de Matchimanito. Cette forêt était un endroit isolé, peuplé des fantômes des noyés et de ceux que la mort avait pris par surprise (…)
J’avais guéri en parlant. La mort n’avait pas réussi à placer un mot et, découragée, elle avait poursuivi son chemin.
Ne gâte pas la viande, lui ai-je alors rappelé. Un cœur fort bat doucement. S’il effrayait l’orignal et que l’adrénaline coulait dans son sang, sa viande serait plus dure et prendrait le goût vinaigré de la peur.
Dans l’ancienne langue, il y a des centaines de mots pour décrire l’eau, et il les employait tous – en fonction de sa direction, de sa couleur, de sa source et de son volume.
Le pouvoir meurt, vacille et s’éteint, insaisissable. Il est éphémère, trompeur, et il s’envole vite. Dès que tu crois le posséder, il disparaît. Oublie qu’il a existé, et il revient. Je n’ai jamais commis l’erreur de m’imaginer que j’étais détenteur de mon propre pouvoir, voilà quel était mon secret. Je n’avais donc jamais été seul dans mes échecs. Je n’avais jamais été entièrement responsable lorsque tout avait échoué, lorsque mes remèdes de la dernière chance n’avaient eu aucun effet sur les souffrances de ceux que j’aimais.
« Nous, les Indiens, nous sommes comme une forêt, ai-je dit une fois à Damien. Les arbres qui restent debout bénéficient de davantage de soleil, et ils poussent mieux. »
Je ne disais plus cela. Un poison invalidant avait succédé à la maladie finissante.
À présent, je savais aussi ce qu’étaient les incertitudes liées au fait d’affronter le monde sans avoir de terres qu’on puisse appeler siennes.
Il existe deux plantes. L’achillée et l’autre dont je tairai le nom. Ce sont les bases de ma médecine, et je les ai utilisées pour la deuxième fois sur Fleur, pour la troisième fois sur une Pillager.
Deux jours ne s’étaient pas écoulés que l’histoire était sur toutes les lèvres. Et comme répétition vaut vérité, elle s’est amplifiée jusqu’à ce que les inventions deviennent des faits établis, et jusqu’à ce qu’elle revienne, remodelée et enrichie par des centaines de bouches (…)
… mais une fois que les bureaucrates avaient fiché leurs plumes en acier dans les vies des Indiens, les papiers s’envolaient, blizzard de documents officiels, gaspillage de litres d’encre, correspondance sans fin, sans rime ni raison. C’est alors que j’ai commencé à voir ce que nous risquions de devenir, et ce que les années m’ont confirmé : une tribu de classeurs et de formulaires en triple exemplaire, une tribu de papiers à interligne simple, une tribu de directives, de décisions politiques. Une tribu d’arbres broyés en pulpe. Une tribu de gribouillis que le vent peut éparpiller et qu’une allumette peut réduire en cendres.
Seul le temps existait. Qu’est-ce qu’un homme, et que sommes-nous tous, sinon des fragments de temps pris l’espace d’un moment dans un enchevêtrement de sang, d’os, de peau et de cerveau ? Elle était le temps. Mauser était le temps. Je ne suis moi-même qu’un malheureux fragment de temps. Nous sommes les réceptacles du temps. Le temps se déverse en nous avant de s’en écouler soudainement. Et entre les deux, nous vivons notre destin.
Je suis le bruit que le vent faisait dans mille aiguilles de pin. Je suis le silence à la racine.
Ce que Fleur ne savait pas, c’est que le nom s’emparerait d’elle et aurait sur elle plus de pouvoir qu’elle ne l’aurait imaginé. Car le nom était autre chose – il était solide, il était ancien et il avait ses intentions propres.
Je vais maintenant remonter aux origines. Je vais expliquer. C’est là que l’histoire plonge plus profondément ses racines, là qu’on voit à travers le passé, de sorte qu’on comprend ce qui a rendu Fleur et le nom qu’elle a pris trop puissants pour être maîtrisés. Ce doit être l’ombre que Fleur traînait derrière elle à sa naissance. C’est le visage qu’elle portait sur son visage. Car elle était née avec un visage-esprit sur son visage, et ce visage était resté dans la forêt pour y être aimé et nommé par Gizhe Manito le Créateur. Ce visage avait un nom, mais nous ne le connaissons pas. Nous ne le comprendrons jamais. Ce visage avait un nom dans la langue des esprits. Fleur tient son nom, son joli nom français, de la femme d’un trappeur mais, naturellement, elle a un nom que personne ne peut prononcer. Et quand elle a adopté celui de Quatre Âmes, elle a assumé non seulement la puissance mais aussi la douleur et la complexité de celle qui l’avait porté avant elle.
Chacun de nous, voyez-vous, a un double qui vit quelque part caché dans l’ombre de son existence quotidienne. Cette existence que nous vivons dans le monde en mouvement est la vie rêvée par la copie.
Et c’est là qu’elle est tombée sous l’emprise du whiskey. Comme chez tant d’entre nous, même chez moi, l’alcool s’est insinué en elle, s’est emparé d’elle et s’est introduit dans son esprit afin de lui parler, de lui faire croire qu’elle pensait par elle-même, alors que c’était le whiskey qui pensait.
en plus des règles, il y avait une autre calamité. Acquisition, comme disait le prêtre. Cupidité. Il n’existait pas de mot dans notre langue pour décrire ce désir de posséder des choses dont nous n’avions pas besoin. Quand auparavant nous avions toujours une raison de posséder tel ou tel objet, maintenant nous avions pour seule raison l’envie de le posséder.
Les réserves sont des endroits misérables, alors autant les vendre et effacer toute trace de leurs anciens occupants. Voilà ma théorie. Que les Indiens aillent s’entasser dans les grandes ou les petites villes ou qu’ils survivent là où ils peuvent. Imaginer que leurs tribus puissent renaître un jour, c’est le comble de la stupidité. Il ne reste plus rien !
Mais il y a une vérité humaine incontestable, si douloureuse soit-elle : la jalousie est une créature puissante aux crocs acérés dont la morsure diffuse un poison dans le sang. Et je n’étais pas encore débarrassé de tout ce poison. Il était en moi, il affectait mon cerveau.
Jadis, nous étions un peuple qui ne laissait pas de traces. Aujourd’hui, nous sommes différents. Nous laissons une profonde empreinte sur la terre. Nous construisons des routes. Les ornières et les marques de dérapage produites par nos roues mordent partout et la forêt recule.