Manoukian, Pascal «Les échoués» (2015)

Manoukian, Pascal «Les échoués» (2015)

Auteur : Pascal Manoukian, journaliste et écrivain, a témoigné dans de nombreuses zones de conflits. En 2013, il a publié « Le Diable au creux de la main » , un récit sur ses années de guerre dûment salué par la critique. Ancien reporter de guerre et directeur de l’agence de presse CAPA, Pascal Manoukian s’est tourné vers le roman en publiant en 2015 « Les Échoués ». En 2017 il publie « Ce que tient ta main droite t’appartient ». A la rentrée 2018 il publie « Le paradoxe d’Anderson» aux Editions du Seuil et début 2020 parait « Le cercle des hommes »

Résumé : « Le chien était revenu. De son trou, Virgil sentait son haleine humide. Une odeur de lait tourné, de poulet, d’épluchures de légumes et de restes de jambon. Un repas de poubelle comme il en disputait chaque jour à d’autres chiens depuis son arrivée en France. Ici, tout s’était inversé, il construisait des maisons et habitait dehors. Se cassait le dos pour nourrir ses enfants sans pouvoir les serrer contre lui et se privait de médicaments pour offrir des parfums à une femme dont il avait oublié jusqu’à l’odeur… »

Lampedusa est encore une petite île tranquille et aucun mur de barbelés ne court le long des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla. Virgil, le Moldave, Chanchal, le Bangladais, et Assan, le Somalien, sont des pionniers. Bientôt, des millions de désespérés prendront d’assaut les routes qu’ils sont en train d’ouvrir.

Arrivés en France, vivants mais endettés et sans papiers, les trois clandestins vont tout partager, les marchands de sommeil et les négriers, les drames et les petits bonheurs.

Mon avis : Après « Eldorado » de Laurent Gaudé, «A ce stade de la nuit» de Maylis de Kerangal me revoici à Lampedusa… Juste de passage cette fois pour arriver au bout du voyage  : en France…après une longue route bien difficile… Je remercie Corinne de m’avoir conseillé ce livre.

Edifiant, bouleversant, sensible, actuel, dérangeant… Un livre profond et magnifique que tout le monde devrait lire.. qui ouvre les yeux sur la réalité mais ne cède jamais au misérabilisme.. bien au contraire et montre que l’inacceptable ici est le meilleur chez eux.. C’est tout simplement effrayant et effarant de voir à quel point ces personnes sont traités moins bien que des animaux…

L’auteur, grand reporter et directeur général de l’agence Capa, a une grande expérience du sujet car il a couvert » les événements depuis plus de 30 ans ; 1922 : Début de l’intégrisme en Afghanistan, constitution du premier Etat de non droit en Afrique, la Somalie ; le post communisme ; l’abolition des frontières en Europe ; la guerre civile en Somalie, le tsunami du Bengladesh, c’est un roman documenté par sa propre expérience. Pour Manoukian il s’agit d’un phénomène de marée ; le roman ne se déroule pas maintenant ; il dépeint la vie des pionniers migrants dans les années 1992, les ouvreurs de chemin…

3 hommes, Virgil, le Moldave, Chanchal, le Bangladais, et Assan, le Somalien ; 3 vies, 3 destins. Ils vont se croiser en France, la solidarité entre eux va naitre… Le voyage commence dans les 3 pays qui ont vu naitre les personnages et nous les montre avant qu’ils ne prennent la décision de tout quitter pour tenter de survivre.. Une fois arrivés en France, les conditions de vie de ses hommes sont pires que celles d’animaux sauvages. L’un d’eux est un amoureux des chantiers de construction. La description qu’il en fait est pleine d’amour et de sensualité.. Eh oui.. la sensualité du béton… Et leurs vies d’exclus vont s’entrecroiser ; et on va passer de l’autre côté du miroir. Dans l’obscurité les bas-fonds.. On va découvrir leurs espoirs, leurs croyances, leur incompréhension, leur peur, leur solitude…

Donc après avoir fait connaissance individuellement des trois personnages (en fait 4 avec la fillette qui est du voyage), nous assisterons à la rencontre des protagonistes et à la naissance des liens qui vont se tisser, par-delà les angoisses et les difficultés. 3 religions, 3 mentalités, 3 parcours de vie. L’auteur va en profiter pour nous parler des voies de passage, des réseaux de passeurs, de tous ces « marchands et exploitants d’esclaves, tout au long de la route et sur le sol français. Les liens et les similitudes entre la migration des hommes et des animaux sont magnifiquement illustrés ( les gnous, les oiseaux) . Seule différence : une fois à « bon port » les animaux ne sont pas exploités pour survivre.

Et au fur et à mesure de la lecture, il est de plus en plus évident que ceux qui quittent leur pays ne le font pas de gaité de cœur et qu’ils préféraient mille fois rester chez eux. Ils se raccrochent à des images, à des illusions… la palette de couleurs d’un peintre… Et l’histoire est partout présente… l’explication de modes de vie et de traditions,  les ravages de la colonisation (les italiens et la Somalie) ; ces étrangers bien utiles à une certaine période et qui dérangent maintenant… Pays des droits de l’homme, pays civilisés… lisez… et peut-être verrez-vous enfin les migrants comme des êtres humain qui viennent juste pour survivre mais qui donneraient tout pour ne pas être obligés de fuir… La remise en doute des croyances aussi… le travestissement des préceptes de la foi…

Une belle description des hiérarchies diverses et variées aussi … les qualités propres aux diverses nationalités; à chaque nationalité  sa réputation et ses qualités; le genre de travail attribué en fonction des étages sur les chantiers …

Un historique de l’immigration… 1922 les arméniens rescapés du génocide, la fin de la grande Guerre à l’époque où on avait besoin de bras pour tout reconstruire.. Rebelote en 1945. Les vagues … l’Europe de l’est, les pieds-noirs. Puis le choc pétrolier de 73 : plus assez de travail, la crise… et de bienvenu l’immigré devient voleur de travail… puis les années 80 et …. Nous avons tous dans la tête ce qui se passe maintenant mais là n’est pas le sujet du livre… On voyage avec les ouvreurs de chemin…

Des images fortes. Le lien entre nature, géographie et caractère; La nature qui explique les mots (les vagues) ; l’apprentissage du dictionnaire pendant les 3000 km du voyage, les couleurs (de la palette du peintre aux parfums de glaces).. les origines de la Vierge noire… Le parallèle avec l’épicerie et les légumes: tant pour le transport que pour les mois d’arrivage…

Mais attention le livre n’est pas tout noir :il y a des personnages d’espoir… des personnes qui tendent la main…

Oh je pourrais recopier tout le livre dans les extraits… Mais je vous invite à lire ce livre et à venir compléter mes choix… et à ouvrir les yeux et le cœur…

Extraits :

Ici, il construisait des maisons et habitait dehors

Ses parents avaient longtemps hésité avant de lui choisir un prénom. Chez les hindous, il éclaire et balise la vie de celui qui le porte. Il définit son destin, ses forces, ses faiblesses.

Depuis son arrivée en France, personne ne l’appelait plus jamais par son prénom, et il n’aurait jamais imaginé qu’avec le temps il puisse lui-même l’oublier. C’est ça aussi, l’exil, quelques lettres choisies avec amour pour vous accompagner tout au long d’une vie et qui brusquement s’effacent jusqu’à ne plus exister pour personne

Sur son avant-bras, il reconnut le dessin tatoué d’une svastika. Pour les hindous, c’est un signe de bon augure et de chance, un symbole d’éternité. On en décore les temples et les animaux sacrés. Ici, ça semblait vouloir dire autre chose.

L’obscurité, c’est la première chose à laquelle doit s’habituer un clandestin : vivre loin des lumières, dans la pénombre, à la marge, en arrière-plan. Ne jamais attirer l’attention pour ne jamais s’attirer les ennuis.

Chaque migration comporte sa part de risques et d’horreurs. Les gnous non plus ne s’arrêtent pas et des milliers d’oiseaux ne reviennent jamais. Pour autant le flux ne s’interrompt pas ; la horde et la nuée priment, rien ne peut les endiguer, il faut survivre. À force d’être maltraité, traqué, chassé, parqué comme une bête, à force de fuir, de courir, de se battre, lui aussi était devenu un peu animal.

Il s’adaptait à la forêt comme il s’était adapté aux années de communisme, aux hivers en Sibérie et à la misère. Par obligation, mais avec application.

Allah commençait à le fatiguer avec ces commandements stupides. Il aurait dû laisser une trace écrite plus lisible, moins sujette aux interprétations qui mettent le monde à feu et à sang.

Quand tu as des papiers, tu es trop cher et tu n’as plus de boulot. Ça n’intéresse pas les patrons, les ouvriers déclarés.

Aucune frontière, aucune mer ne se montrait assez menaçante pour décourager les candidats à l’exil. Les années quatre-vingt seraient les années de l’immigration du désespoir ; une bonne part du monde préférant mourir noyée que de mourir de faim.

« Chocolat-praliné ! Ça se marie bien, tu ne trouves pas ? »
Leurs peaux se frôlèrent – la sienne à peine torréfiée, celle d’Iman noir cacao.

18 Replies to “Manoukian, Pascal «Les échoués» (2015)”

  1. Contente que ce superbe roman t’ait plu. Pour ma part, je ne suis pas prête de l’oublier.

    A lire absolument, pour l’écriture, pour l’histoire de ces personnages attachants, pour la claque que l’on prend.

  2. Je l’achète et le mets au dessus de la pile et le lis après la trilogie berlinoise .
    Quel bonheur d’avoir toujours des livres à lire « en urgence »!!
    J’ai eu une grande amie réfugiée arménienne ,j’ai une grande amie réfugiée espagnole ,des amis italiens ,des libanais ,des bosniaques des vietnamiens ,avant les bosniaques,des tibétains ,des syriens déjà .J’ai eu un prof de dessin qui avait fui devant les chars russes à Prague ( 1956). J’ai épousé un pied-noir ,et ce n’est sûrement pas tout .Il faut que je fasse une liste .

  3. Trop dur pour moi ce genre de livre… Je crois bien que je vais faire l’impasse malgré les commentaires dithyrambiques que j’en ai lu…

  4. Mon commentaire précédent n’était pas en rapport direct avec le livre que je n’ai pas lu ,mais c’était une réaction ,parce que j’ai l’impression que l’on nous présente les réfugiés comme si avant eux ,il n’ y en avait pas eu d’autres ,hélas .Et malheureusement certains n’ont pas eu déjà des conditions d’accueil décentes ,c’est ce qui est triste et m’incitera encore plus à lire » les échoués  » Excuse-moi Catherine pour ces longues explications et encore merci de nous « trouver » de bons livres à lire .

  5. Je viens de lire « Les échoués ».Je suis d’accord avec Catherine ,c’est un livre que tout le monde devrait lire.C’est un livre très fort ,sans ,c’est vrai, aucun misérabilisme . Je ne l’aurais peut-être pas lu sans les encouragements de Catherine.

    1. oh je suis contente! C’est un livre qui m’a bouleversée et qui m’a marquée. Je trouve important de le faire découvrir à d’autres. Sinon pourquoi faire ce blog d’ailleurs?

  6. Je vois à travers ton avis sur Les échoués que Pascal Manoukian a choisi de reprendre certains personnages de celui-ci pour les insérer dans Ce que tient ta main droite …
    Je vais donc le lire. C’est sûr.
    Mais je vais certainement me laisser le temps de digérer celui-ci.
    Encore merci Cathy pour ce bel avis.

  7. Bonjour,
    Je viens un peu par hasard (et un peu tard) de tomber sur votre blog (à l’occasion de votre Like pour le prix des lecteurs qui va m’être remis à Brive). Merci de m’avoir lu et d’avoir si bien parlé autour de vous des Échoués. Pascal.

    1. Merci d’avoir pris la peine de mettre un mot. Cela me touche énormément. J’ai été profondément marquée par ce livre et il reste toujours présent dans ma mémoire

  8. J’ai lu ce livre il y a quelques temps déjà, je l’avais beaucoup aimé.
    Ouvrir ce livre, c’est prendre un claque ! On n’en ressort pas indemne…
    C’est un livre bouleversant, à mettre entre toutes les mains, pour que nos regards sur les autres changent, avec l’espoir que l’humanité retrouve une petite étincelle d’humanité. (utopie ?!)
    Après avoir lu votre post sur le dernier livre de Pascal Manoukian, j’ai d’autant plus envie de lire « Ce que tient ta main droite t’appartient »… merci beaucoup !

  9. Je vais le lire très prochainement , il est passé en bonne position dans ma PAL. Et je vais acheter Ce que tient ta main droite t’appartient. Merci Catherine pour ton blog.

  10. Ce livre m a vraiment plu jusqu au fond des tripes… remuant, bouleversant, touchant…
    J adore cette écriture franche sans larmoiement…
    Merci cat pour tes bons conseils…

  11. J’ai refermé « Les Echoués » de Pascal Manoukian la gorge serrée et les larmes aux yeux et je sais que ce récit ne me quittera plus, que ces personnages resteront à mes côtés comme des compagnons de rencontre avec leurs espoirs et leur désespoir .
    Bien sûr – à moins de vivre au fond de je ne sais quel désert- on a entendu parler de ces trajectoires de souffrances pour vouloir quitter des pays où le quotidien est encore pire que le pire d’ici, mais cela reste de l’information, lue ou entendue puis tenue à distance.
    « Les Echoués » C’est une claque. Et je suis presque sans mots pour parler de ce magnifique roman. Aucun misérabilisme , juste la cruauté de la vie de clandestin dans une société où les mains tendues sont rares. Juste l’injustice. Juste l’exploitation. Juste la douleur physique et morale.
    Puis parfois, juste la fraternité . La vie qui s’ouvre sur un peu de chaleur et de tendresse .
    Tout le monde devrait lire « Les Echoués » pour au moins ne plus prêter l’oreille aux discours pourris de haine et de mensonges . Pour au moins , avoir pris le temps de comprendre, de savoir.
    Merci Catherine de me l’avoir conseillé

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