Frappat, Hélène – Le dernier fleuve (2019)

Frappat, Hélène – Le dernier fleuve (2019)

Auteure : Diplômée de philosophie et passionnée de cinéma, Hélène Frappat est romancière. Elle a écrit « Sous réserve » (Allia, 2004) – « L’Agent de liaison » (Allia, 2007) – « Par effraction » (Allia, 2009, mention spéciale du jury, prix Wepler 2009), « Lady Hunt » (08/2013) – « Inverno » (2011) – « N’oublie pas de respirer » (2014) – « Le dernier fleuve » (2019) –

Actes Sud – 01.2019 – 240 pages

Résumé :  Mo porte son frère Jo sur son dos. À eux deux ils forment un drôle de petit animal fatigué, tout entier tendu vers sa propre survie mais qui ne dédaigne ni le jeu ni l’émerveillement. Ils marchent, sans savoir depuis quand, sans savoir où les mènent leurs pas et c’est le crépuscule, mais apparaît l’ombre d’une ruine où passer la nuit. Et au matin, la découverte du fleuve comme une destination évidente.
L’aventure de Mo et Jo est affaire de vie ou de mort. De vie et de mort. Elle est jalonnée de rencontres extraordinaires et effrayantes, salvatrices et menaçantes : enfant-poisson, femme-sorcière, famille gorgone à la langue mystérieuse, êtres terrés dans des grottes, jeune mère-madone, couple qui danse dans un lit…
Traversé de réminiscences qui réveillent l’enfant-lecteur en chacun de nous, un rom an comme une histoire du soir, moins pour s’endormir que pour réapprendre à rêver. Ample, limpide et mouvant, Le Dernier Fleuve accueille et métabolise tous les genres qui l’irriguent pour mieux leur échapper. Hélène Frap pat y fait de l’enfance un territoire mythologique et des enfants, les soldats tranquilles d’un espoir sombre et buté, dans un monde qui flirte avec sa propre fin.

Mon avis : C’est l’histoire de deux frères qui marchent seuls et se dirigent… vers la fin du monde ? C’est la nuit et les deux enfants s’arrêtent au bord d’un fleuve. Un fleuve qui deviendra « le fleuve », le Dernier fleuve, le Dieu fleuve. Le fleuve, qui avec la nature fait partie des personnages principaux de ce roman. L’ambiance du fleuve, des rives, de la petite ile avec les animaux qui le hantent – tant sur terre que dans l’eau – et la grande connaissance de la faune et de la faune. Entre fantastique et imaginaire. On est à la fois dans le monde de l’enfance et du merveilleux (sorcière, gorgones…) et dans le monde de la peur et de la mort. Il y a aussi la partie chamanique avec le choix des prénoms des deux frères Mo-Jo et la fraternité qui règne dans le petit groupe d’enfants qui vivent au bord de ce fleuve malgré leur diversité.
Moi qui suis sensible aux couleurs, je dois dire que j’ai été envoutée par ce livre. Les couleurs et les odeurs, et les odeurs qui ont des couleurs… Le récit est baigné dans l’odeur jaune du souffre qui rend la peau douce, avec les clins d’œil des iris jaunes, les tonalités de mauve/violet avec les lilas et la glycine, les tons verts et bleu du fleuve, le rouge du sang et de la roche. Tout comme l’eau, il y a une grande fluidité dans le récit, une transparence qui coule …
Les personnages sont attachants et j’ai adoré la jeune « Vive » .

Le hasard a voulu que je lise ce livre très peu de temps après avoir lu « La route » de Cormac McCarthy. Cette fois ce ne sont pas un père et un fils mais deux frères qui taillent la route dans une atmosphère post apocalyptique ; une fois encore le récit se passe au présent et on ne sait pas ce qu’il s’est passé avant. Une fois encore c’est de survie qu’il s’agit mais les conditions sont bien différentes, mais au final, on vivra dans un monde qui perd ses animaux, il n’y aura plus d’oiseaux et tout sera gris. Et dans les deux cas, la destination finale envisagée sera la mer.

Une fois encore, j’ai bien aimé le monde dans lequel Helène Frappat m’a entrainée. Mais quand même nettement moins sous le charme que dans « N’oublie pas de respirer »

L’auteur en a parlé lors de son passage à l’émission « La Grande Librairie » :

C’est la fin du monde, on est dans un monde post apocalyptique, hanté par le fleuve ; un fleuve qui coule dans les deux sens… La nature mute, les repères disparaissent. Un roman sur la survie dans lequel le fleuve les accueille et les nourrit, mais le fleuve a beau être nourricier, il n’en demeure pas moins dangereux.

 

Extraits :

Se pouvait-il qu’après des semaines d’errance, ils aient trouvé un abri, certes ouvert aux vents et au ciel, mais un abri quand même ?

S’approcher du fleuve, c’était pénétrer dans un espace transparent, une matière vibrante comme l’air, un horizon au bord duquel le ciel pourtant glorieux pâlissait.

Combien de monstres rôdaient autour de leur refuge dérisoire, combien de créatures attendaient, tapies dans la vase et les algues, pour frapper l’eau ?

Comment, sans se briser, un corps si frêle abritait-il une douleur si violente ? Les larmes dévalaient les joues, le cou, le torse creux, comme si le fleuve leur ordonnait de rejoindre son lit, pour y dissoudre le sel de leur peine.

C’était l’une de ces matinées de printemps où le ciel s’assombrit ; la lumière grise absorbe les ombres, brouille les heures.

Le printemps était là. L’air tiède, saturé de fleurs qui masquaient l’odeur jaune, donnait envie de paresser, de dormir, de rêver.

Elle était venue leur apprendre à pêcher, elle, née du fleuve qui lui avait transmis les reflets verts et jaunes de ses yeux.

La nuit de printemps était douce. Le fleuve du jour avait disparu. Changeait-il d’aspect au crépuscule, devenant ce monstre aquatique dont Mo n’osait s’approcher ? Des vagues luisantes enflaient sous la surface. Le mouvement convulsif se propageait loin, si loin, vers les étoiles floues derrière un voile de brume.

La trahison de son amie l’avait renvoyé en hiver. Les couleurs du printemps renaissaient, mais lui basculait dans la saison blanche.

Sous l’eau le temps humain n’existait pas.

La nuit vint vite. Le crépuscule ravivait les couleurs et les chants. Des bataillons d’étourneaux se massaient à la cime des arbres. Soudain ils s’envolaient en nuages noirs. Leurs cris faisaient planer une menace. Le ciel se tordait en spasmes roses et jaunes. Le fleuve saignait. Lentement il s’obscurcit, tandis qu’un couvercle opaque dissimulait ses créatures nocturnes aux enfants.

Quand les courants divergents se croisent, on dirait que le grand fleuve engloutit la petite rivière sous ses vagues.

Se pouvait-il que le Grand Fleuve commande au temps et aux saisons ? Ferait-il venir la nuit avant midi ? L’hiver avant l’automne ?

On eût dit que le fleuve écrivait un message végétal en lignes tremblantes.

À peine Vive eut-elle prononcé ce nom, couleuvre, que le grand corps lisse du reptile se matérialisa devant eux. C’était donc ça, le fleuve changé en serpent : le commencement des méandres qui étiraient dans la pénombre verte leurs anneaux.

Les arbres croissaient par le haut et par le bas ; ils respiraient dans l’eau et le ciel ; la frondaison couronnait leurs pieds et leurs têtes ; ils enjambaient le fleuve turquoise sur des échasses.

Dans l’air chargé d’une énergie nouvelle, les enfants se sentirent pousser des racines qui les rattachaient aux méandres par les mains, les cheveux, la peau, le sang. Formeraient-ils bientôt – fleuve, arbres, humains, animaux, reptiles – un immense organisme respirant par un poumon unique ?

Au contact du fleuve, la terre entière devenait liquide, et eux, son peuple, ses habitants, appartenaient désormais au fleuve qui n’appartient à personne.

Le brouillard bougeait ; il prenait vie et couleurs. Une armée de fantômes surgis du fleuve se précipitait dans leur direction en hurlant.

Le fleuve, gorgé de pluie, sentait bon. Comme un chat qui s’étire, il prenait ses aises. Plus haut qu’au début de l’été, il repoussait la résistance mesquine de ses rives avec une majesté tranquille. C’était le fleuve. Il n’avait rien à prouver.

Vous voyez l’eau qui passe, l’eau qui file, et vous croyez qu’elle change. (À ce moment, Mo se souvint que son frère ne lui avait pas demandé depuis longtemps, à propos du fleuve variable : C’est le même ?) Bien sûr, elle change ! (La toux la plia en deux.) C’est sa couleur en surface : vert, bleu, transparent, opaque, gris cendre, gris ardoise, jaune, rouge, violet ! (Rouge : elle connaissait la Grande Porte ?) Mais au fond, le fleuve sait. Tout ce qu’il accumule depuis sa source, depuis la nuit des temps (Jo fronça les sourcils), depuis l’époque où t’étais pas né (elle fit un clin d’œil à Jo, qui sourit), tous ses souvenirs, ses connaissances, tous ses morts – il les sait.

Le fleuve se mélangeait-il déjà à la mer, comme la lumière et l’ombre ?
— Elle est de quelle couleur ?
— La mer ? Ça dépend. Du ciel, du vent, des marées.

Non qu’elle fût incapable de choisir, mais parce que son territoire favori, celui où tout son être se sentait accueilli, inspiré, adopté !, était le royaume des eaux troubles, des eaux saumâtres, l’espace transitoire où le fleuve devient mer, et la mer fleuve. Elle ne se lassait pas de l’instant – chaque fois un miracle ! – où le fleuve se libère des brumes et se mélange. C’était une renaissance et une disparition ; un sacrifice et une vision. Cette magie – le grand ruban vert et froid qui s’unit à la plaine bleue, tiède, étale – lui procurait le sentiment de se perdre elle-même et de renaître, comme si elle participait dans sa chair au secret éternel du grand fleuve, l’alliage de vie et de mort.

Dans ce monde sans autre couleur qu’un gris universel, trouveraient-ils encore la mer au bout du voyage ?

3 Replies to “Frappat, Hélène – Le dernier fleuve (2019)”

  1. C’est l’exception qui confirme la règle puisque j’ai lâché ce livre à une cinquantaine de pages. Hélène Frappat m’a perdue, je n’ai pas compris où elle voulait aller, cela pourtant aurait pu ne pas me déranger si le monde fantastique qu’elle y décrit serait merveilleux… Au contraire, j’ai ressenti presque un malaise, le livre instille une ambiance dérangeante avec ce fleuve mouvant aux créatures « presque » monstrueuses. On ne sait s’il est amical ou menaçant. Et les déclinaisons de couleur du fleuve m’ont aussi dérangée, dégradé de bleu noir, qui semble lécher les corps comme un serpent luisant dans l’eau qui vous caresse. Brrrr !!! Ouh que j’ai pas aimé…
    Ce qui m’a choquée aussi : les huissiers pour loyer impayé, un bond dans la réalité de notre monde dans un autre monde sans repère de date et de lieu hormis un fleuve…avec des gens…
    Mais bon, je n’ai lu que 50 pages.

  2. Bon…ben….pour être franc, je n’ai pas accroché. J’ai poussé jusqu’à la dernière page mais rien à faire, juste l’impression d’accomplir mon devoir.
    J’aurai titré « Le club des cinq quelque part au bord de l’eau ». Il m’a semblé que l’histoire était vécue à hauteur d’enfant et je dois avoir perdu une très grande part de mon âme d’enfant. La période non plus n’est pas très définie, les deux frères n’ont pas de passé (et sans doute pas d’avenir comme dans Starmania !). Les adultes sont gentils et ces deux gamins perdus ne semblent pas les émouvoir. Le livre n’a pas de fil et il m’a donné l’impression d’être un condensé de clichés.
    Maintenant la nature ! Mon fleuve c’est la Saône, une rivière certes mais qu’on ne traverse pas à pied et la nature qui la borde n’a pas de secrets pour moi. Je l’observe depuis plus de 50 ans. Ado, je traquais les nasses des braconniers afin de prendre leurs poissons (il y a des jours où ça ne mord pas !). L’auteure a décrit la nature au gré de ses caprices, s’affranchissent allégrement du diktat des saisons et du cycle naturel des plantes.
    Franchement, si je n’avais pas voulu donner un avis le plus objectif possible, je n’aurai pas terminé le livre ou alors en diagonale, pour connaître la fin. Et j’ai complètement zappé l’aventure des huissiers !!

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