De Recondo, Léonor « Le grand feu » (RLE2023) 224 pages

De Recondo, Léonor « Le grand feu » (RLE2023) 224 pages

Auteur : Léonor de Récondo, née le 10 aout 1976 à Paris est une autrice française et violoncelliste française. Elle débute le violon à l’âge de cinq ans. Son talent précoce est rapidement remarqué, et France Télévisions lui consacre une émission alors qu’elle est adolescente. À l’âge de dix-huit ans, elle obtient du gouvernement français la bourse Lavoisier qui lui permet de partir étudier au New England Conservatory of Music (Boston/U.S.A.). Elle devient, pendant ses études, le violon solo du N.E.C. Symphony Orchestra de Boston. Trois ans plus tard, elle reçoit l’Undergraduate Diploma et rentre en France. En octobre 2010, paraît son premier roman, La Grâce du cyprès blanc, aux éditions Le temps qu’il fait. En 2012, elle publie chez Sabine Wespieser Rêves oubliés, roman de l’exil familial au moment de la guerre d’Espagne. En 2013, Pietra viva, plongée dans la vie et l’œuvre de Michel Ange, rencontre une très bonne réception critique et commerciale. Amours, paru en janvier 2015, a remporté le prix des Libraires et le prix RTL/Lire. Point cardinal, paraît en août 2017, En 2019 elle publie « Manifesto » . En 2020 « La leçon de ténèbres » et « K.626 », en 2021 « Revenir à toi », en 2023 « Le grand feu »

Grasset – 16.08.2023 – 224 pages

Résumé:

Ouvrage sur une jeune violoncelliste dans l’institution Pio Ospedale della Pietà dans la Venise du XVIII ème siècle.

En 1699, Ilaria Tagianotte naît dans une famille de marchands d’étoffes, à Venise. La ville a perdu de sa puissance, mais lui reste ses palais, ses nombreux théâtres, son carnaval qui dure six mois. C’est une période faste pour l’art et la musique, le violon en particulier. A peine âgée de quelques semaines, sa mère place la petite Ilaria à la Pietà. Cette institution publique a ouvert ses portes en 1345 pour offrir une chance de survie aux enfants abandonnées en leur épargnant infanticides ou prostitution. 

On y enseigne la musique au plus haut niveau et les Vénitiens se pressent aux concerts organisés dans l’église attenante. Cachées derrière des grilles ouvragées, les jeunes interprètes jouent et chantent des pièces composées exclusivement pour elles. Ilaria apprend le violon devient la copiste du maestro Antonio Vivaldi. Elle se lie avec Prudenza, une fillette de son âge. Leur amitié indéfectible la renforce et lui donne une ouverture vers le monde extérieur. 

Le Grand Feu, c’est celui de l’amour qui foudroie Ilaria à l’aube de ses quinze ans, abattant les murs qui l’ont à la fois protégée et enfermée, l’éloignant des tendresses connues jusqu’alors. C’est surtout celui qui mêle le désir charnel à la musique si étroitement dans son coeur qu’elle les confond et s’y perd. Le murmure de Venise et sa beauté sont un écrin à la quête de la jeune fille : éprouver l’amour et s’élever par la musique, comme un Grand Feu.

Mon avis:

Venise, 1699, Antonio Vivaldi…

Et Ilaria, une petite fille remise à l’âge de trois mois par ses parents au Pio Ospedale della Pietà, – qui normalement ne recueille que des orphelines –  car sa mère souhaite la protéger de tous les maux, la faire échapper au monde difficile qui l’attend dehors, la protéger des hommes et la confier à un monde de musique et de chants, en échange de la promesse de fournir des habits aux plus démunis… Ilaria ne pourra voir sa famille qu’une fois par an, à Noël et elle vivra cette situation comme une injustice, un abandon, même si elle deviendra une excellente violoniste.   

Elle fera une rencontre: Prudenza , une jeune fille  riche autorisée à suivre des cours de chant à l’Ospedale della Pietà. Elle deviendra son amie, fera tout pour lui permettre de sortir parfois de cet prison qu’est ce lieu; son frère, Paolo, tombera fou amoureux d’elle.

Pour Ilaria, tout est abandon… et elle s’émerveille de ce qu’elle peut gouter du monde extérieur à l’orphelinat; elle fait corps avec la musique, le violon devient sa voix, les notes ses sensations mais le manque est là, sentimental, charnel, affectif… 

Un livre magnifique, tant du point de vue humain que du point de vue du rapport avec la musique. Une fois encore la plume de Léonor de Recondo est légère, poétique, envoutante, musicale, elle chante les sons, les notes, les couleurs, les sentiments…

Et impossible de ne pas penser au merveilleux roman de Christiana Moreau « La Sonate oubliée», qui se déroule au même endroit et nous parle aussi de Venise du temps de Vivaldi et de l’Ospedale della Pietà…

Extraits:

Sur la lagune, les morts et les naissances rivalisaient en nombre. Sur la lagune, on s’aimait avant de mourir, on priait avant de se désoler ; on luttait comme on pouvait contre l’inéluctable.

Elle aime les mots, les lettres qui s’assemblent et se défont. Elle aime les faire bouger dans sa tête, les voir danser, elle aime faire exploser leurs rondes dans son esprit. À coups de volonté, elle y met le feu avant de les imaginer retomber en poussière. En cendres.

Quelques mois plus tôt, Antonio a commandé à son ami luthier Matteo Goffriller une série de violons de tailles différentes, pour que les filles les utilisent au fur et à mesure de leur croissance.

Ici, on entend le silence et la nuit, et on sent, tout près de soi, la masse de la mer. Comme une protection et une menace.

Les ombres s’étirent, le soleil se penche sur la lagune, les martinets, les mouettes, la faune et la flore se suspendent à la voix qui s’élève. Un éclat qui déchire le temps et qui, aussitôt passé, se recoud, ne laissant comme souvenir qu’un point, minuscule suture, dans leurs cœurs à toutes.

La beauté, certains soirs, désarme la mélancolie.

Les gestes du violon sont le seul espace où elle se délie. Sinon, elle se tient droite comme maintenant. Elle n’est rien que cet instrument, je ne suis rien qu’un violon. Sans l’instrument, je n’existerais pas.

Un cachot ?

Non, une fenêtre sur l’extérieur, protégée par de la ferronnerie martelée. Métaphore de son monde. Regarder sans être vue, jouer sans être vue, vivre sans que personne ne le sache. Là, elle se sent tranquille. Inattaquable, elle peut rêver à sa guise de départs, de voyages fabuleux. Les barreaux la protègent, aussi bien qu’ils l’empêchent.

Elle ne savait pas que son corps était capable d’émettre une telle sonorité. Avant, son imaginaire la guidait, maintenant, c’est le violon. Elle se souvient alors des mots d’Antonio : un monde qui s’ouvre.

Croire qu’elle puise son inspiration dans ce qu’elle a appris est une erreur. Non, elle a volé chaque note lors de ses échappées. Elle s’est emparée de la tonalité du vent sur son visage en allant à la Giudecca, de l’eau sur ses jambes quand elle a plongé dans le canal, de l’aube plombée du mois d’août, du chant de la mouette qui déchire le ciel, de la flamme qui la brûle tout entière, quand la pensée de partir au loin s’empare d’elle. Elle devient alors ce paysage imaginaire, celui ourdi à plat sur la table, plume à la main, tableau extravagant, fresque de couleurs vives, ciel radieux, épais, qui s’accroche aux toits, aux campaniles, lapis mystérieux, une couleur en héritage, cachée dans un ourlet de robe. Un certain bleu.

Elle navigue sur une masse turquoise, mouvante et épaisse qui se fend d’un coup de ciseau invisible, quand la lumière nimbée d’orange s’éclabousse doré.

Aucun ne remarque le silence qui s’est emparé des couleurs de la lagune, qui imbibe le corps d’Ilaria, le trempe et le détrempe. Une lumière à la fois incandescente et diffuse, agglutinante et déclinante. Un monde entier en dehors et au-dedans d’elle, depuis l’amour.

Elle n’écrit pas, ne s’épanche pas, elle joue. C’est dans le son qu’elle déclare son amour, qu’elle le déclame ; une exaltation du corps qu’elle ne trouve nulle part ailleurs que dans l’archet sur la corde. La vibration ondulante. Point de poèmes, point de mots assez beaux pour exprimer cette intensité-là. Parfois, en répétitions, quand son corps parfaitement aligné avec son âme, sans aucune tension, dans une joie profonde, parvient à jouer, quand l’onde circule lentement, elle se dit, j’y suis. Je deviens la respiration du monde.

La musique, même si elle veut s’en convaincre, est-elle réellement une compensation à l’amour manquant ? ou plutôt une modeste réparation ?

Sur le pont de la frégate, Paolo se remplit les yeux d’horizon. Ça s’ouvre en lui, ses pensées, son imagination, les limites fixées par l’étroitesse des ruelles et des canaux de la Sérénissime volent en éclats, le ciel et la mer y pénètrent. Du bleu partout, maritime et aérien, qui colonise chaque cellule de son corps. Il entre dans le monde, il le fend depuis la proue de la frégate, il le regarde avancer.

Pourquoi ne pourrait-elle pas, elle aussi, un petit matin, monter sur un navire et voir l’horizon de ses rêves ? Pourquoi ? Parce qu’elle est une femme ? Qui reste dans ce grand palais vide ? Une mère et sa fille. L’une qui se définit par ce qu’elle a été, épouse de, et l’autre par ce qu’elle va devenir, épouse de. Cette réalité, si criante à cet instant, la révolte.

La tragédie n’est pas la mort, mais ce que l’on fait du souvenir.

5 Replies to “De Recondo, Léonor « Le grand feu » (RLE2023) 224 pages”

  1. Et bien voilà je l’ai lu et comme tu disais Cath, j’ai vraiment beaucoup aimé !
    Rien à ajouter à ton commentaire tellement tu as bien trouvé les mots pour décrire les impressions laissées par cette magnifique écriture

  2. Une violoncelliste et romancière qui écrit une histoire sur une violoncelliste, voilà qui peut être intéressant, car elle décrira mieux que quiconque le plaisir de jouer de cet instrument, les difficultés rencontrées durant l’apprentissage. Je peux décrire le sentiment d’oubli de soi quand on joue de la guitare mieux que d’ordinaire, mais je n’ai pas étudié longuement.
    Le piano, les instruments à corde (+ l’archet) m’émerveillent, mais je n’en ai jamais joué comme il conviendrait. Le violon m’émeut, mais je n’ai jamais osé y toucher, de crainte de faire grincer les cordes. Le piano aurait été ma passion, à condition de démarrer jeune, afin que mes doigts soient suffisamment longs parvenu à l’âge adulte (si tant est qu’on devienne vraiment adulte !).

    Venise au XVIIIème siècle (superbe époque pour la musique la cité des Doges avec Vivaldi), correspond à cette période où l’on glisse du sacré vers la quête des plaisirs dans les arts, de l’éternité vers le moment présent.
    Entre la cité qui conserve une aura mystérieuse et les arts qui se libèrent, sans l’abandonner (comment plonger dans les péchés, si l’on ne peut sauver son âme sur ses vieux jours ?), plus l’initiation à un instrument de musique et la joie de tutoyer les anges, ce roman possède des arguments pour attirer un lecteur.

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