Récondo (de), Léonor «Manifesto» (2019)

Récondo (de), Léonor «Manifesto» (2019)

Auteur : Léonor de Récondo, née le 10 aout 1976 à Paris est une autrice française et violoncelliste française. Elle débute le violon à l’âge de cinq ans. Son talent précoce est rapidement remarqué, et France Télévisions lui consacre une émission alors qu’elle est adolescente. À l’âge de dix-huit ans, elle obtient du gouvernement français la bourse Lavoisier qui lui permet de partir étudier au New England Conservatory of Music (Boston/U.S.A.). Elle devient, pendant ses études, le violon solo du N.E.C. Symphony Orchestra de Boston. Trois ans plus tard, elle reçoit l’Undergraduate Diploma et rentre en France. En octobre 2010, paraît son premier roman, La Grâce du cyprès blanc, aux éditions Le temps qu’il fait. En 2012, elle publie chez Sabine Wespieser Rêves oubliés, roman de l’exil familial au moment de la guerre d’Espagne. En 2013, Pietra viva, plongée dans la vie et l’œuvre de Michel Ange, rencontre une très bonne réception critique et commerciale. Amours, paru en janvier 2015, a remporté le prix des Libraires et le prix RTL/Lire. Point cardinal, paraît en août 2017, En 2019 elle publie « Manifesto » . En 2020 « La leçon de ténèbres » et « K.626 », en 2021 « Revenir à toi », en 2023 « Le grand feu »

Sabine Wespieser – 10.01.2019 – 160 pages / Point poche – 9.1.2020 – 168 pages

Résumé : « Pour mourir libre, il faut vivre libre. » La vie et la mort s’entrelacent au coeur de ce « Manifesto » pour un père bientôt disparu. Proche de son dernier souffle, le corps de Félix repose sur son lit d’hôpital. A son chevet, sa fille Léonor se souvient de leur pas de deux artistique – les traits dessinés par Félix, peintre et sculpteur, venaient épouser les notes de la jeune apprentie violoniste, au milieu de l’atelier.
L’art, la beauté et la quête de lumière pour conjurer les fantômes d’une enfance tôt interrompue. Pendant cette longue veille, l’esprit de Félix s’est échappé vers l’Espagne de ses toutes premières années, avant la guerre civile, avant l’exil. Il y a rejoint l’ombre d’Ernest Hemingway. Aujourd’hui que la différence d’âge est abolie, les deux vieux se racontent les femmes, la guerre, I’ œuvre accomplie, leurs destinées devenues si parallèles par le malheur enduré et la mort omniprésente.
Les deux narrations, celle de Léonor et celle de Félix, transfigurent cette nuit de chagrin en un somptueux éloge de l’amour, de la joie partagée et de la force créatrice comme ultime refuge à la violence du monde.

Mon avis (étayé aussi par l’écoute d’une interview de l’auteur) : Je dois dire que je me pose une question : est-ce un roman ? est-ce un récit autobiographique ? L’autrice écrit ici un texte en hommage à son père disparu et elle a choisi de nous narrer la dernière nuit de ce dernier.  Un huis clos qui réunit l’autrice, sa mère et son père dans une chambre d’hôpital. Un récit à trois voix : celle de son père, Felix (sculpteur), de Léonor (Violoniste) et Ernest Hemingway (écrivain). Hemingway qui était un proche de la famille, qui a séjourné à de multiples reprises en Espagne pendant la guerre civile (années 20).  C’est la dernière nuit, la nuit du passage entre le monde des vivants et l’autre monde… Cette nuit où Felix s’évade par la pensée, quitte son lit d’hôpital en faisant voyager son esprit… D’ailleurs cela fait un moment dejà que l’esprit de Felix s’échappe, qu’il voyage au moyen d’Alzheimer… Felix et Ernest vont parler création, et de moults sujets. Et Léonor va les faire parler et par leurs voix elle va exprimer son avis sur l’acte de créer, la solitude des créateurs. Le réel et l’imaginaire se côtoient. Elle va parler musique, elle va parler sculpture, elle va parler violon, elle va parler lutherie.

Le violon… un instrument que son père va lui construire de ses mains alors qu’il est sculpteur et non luthier. C’est aussi le récit des disparus qui peuplent le monde de Léonor de Recondo : son père bien sûr mais aussi se frères et sœurs. Et l’espace d’une nuit, les notes de musiques et l’esprit de son père s’échappent par la fenêtre. On y parle de la vie, de la jeunesse, du Pays basque, de la maladie, de la perte de mémoire, du deuil, des relations avec la famille, d’art, des drames et de sourires de la vie … J’y ai retrouvé les personnages de son livre Rêves oubliés ( clic sur le titre pour lire la chronique)

Ce n’est pas mon préféré mais ce moment d’intimité et d’amour entre fille et père est émouvant, tendre, sensible, profond, tout en délicatesse et en amour, avec énormément de pudeur.

Extraits :

L’art, la beauté et la quête de lumière pour conjurer les fantômes d’une enfance tôt interrompue.

La musique se faufile dans le fil du bois, attend, se cache, puis s’endort.

Et puis je t’ai dit au revoir, à demain. Mais je reviens trop tôt, ou presque trop tard. Je sais que tu vas mourir dans les heures prochaines, je ne sais pas exactement quand.

POUR MOI, GERNIKA, C’EST L’ARBRE. Le chêne qui s’enracine profond dans la terre, qui la maintient, qui ne la lâche pas.
[…] ce chêne était l’âme de la ville et que, si quiconque venait à l’abattre, l’espoir disparaîtrait avec ses racines et ses branches. Les seigneurs sauvages seraient alors réduits au silence, le soleil, la lune, le souffle se détourneraient pour toujours, et si éloignés fussions-nous, de l’autre côté de la montagne, frontière passée, la mort de cet arbre, son assassinat, nous aurait plongés dans la plus profonde des détresses.

Si tu ne regardes pas la mort en face, Ernesto, droit dans les yeux, c’est la vie que tu n’affrontes pas !

Vacarme extérieur, silence intérieur, comme la mère, suspension épaisse du temps, infranchissable.

Je n’ai pas d’archet, juste un crayon. Le cercle est le même, le trait est le même. Le geste vient poser le crayon qui entre en vibration avec la feuille. La mine est le point de contact, ce n’est pas un impact, c’est un contact sur le papier. Le trait s’évade, il guide le bras. Le trait, c’est la respiration.

Vous laisser ce temps précieux à vous deux, pour clore une vie, avant d’en commencer une autre faite de souvenirs et de pensées, d’un dialogue qui devient intérieur.

Je me demande si nous verrons le soleil se lever avec ou sans toi.

Va travailler ! Et elle ajoutait : la discipline de la musique, c’est la discipline de la vie.
Maintenant, avec les années et la distance, avec sa mort aussi, je sais qu’elle avait raison. La discipline qu’il faut pour écrire, c’est celle nécessaire à jouer d’un instrument, la même encore pour créer, aimer, être attentif, observer, tu le sais aussi bien que moi, Félix.

L’art se lie à la nature, à l’amour, à l’enfance, il s’y mêle parfois à s’y méprendre.

Et je comprends soudain – comment pourrait-il en être autrement ? – que tu es sorti de cet espace clos, que tu as pris la tangente par le seul point de fuite qui existe dans cet espace : ton esprit. Ton esprit se promène ailleurs, à l’ombre d’une forêt, et il cause à d’autres. Nous sommes dedans, tu es dehors.

Le temps est long, il est extensible, n’a pas de durée définie, et pourtant il s’arrêtera.

Cette nuit, on ne lit pas, on se parle doucement pour ne pas déranger les minutes qui passent. On les laisse filer avec respect, les dernières.

Je ne veux rien oublier, je veux que ça s’inscrive. Dans quelques heures, je ne te verrai plus, c’est maintenant que se fait le souvenir.

Quand les mots se sont dispersés entre nous, que les tiens et les miens ne se rencontraient qu’en de très rares occasions, les gestes s’en sont mêlés. Ils sont entrés dans la ronde. Moins je te parlais, plus je te touchais. Je te prenais dans mes bras en te disant que je t’aimais, persuadée que, si tu ne comprenais pas la phrase, tu la sentirais. Les gestes ont envahi nos espaces, ils étaient une foule.

Je ne me suis jamais senti espagnol, jamais français non plus, toute ma vie durant. Les seuls territoires qui me restaient étaient ceux du dessin, de la sculpture et de la création, qui m’élevaient au-delà des idiomes et des frontières. 

Je crois aux gestes, Ernesto, non seulement à leur répétition, mais à leur reprise, comme une transmission de qui nous sommes.

Ces temps-là, j’avais peur d’être seule avec toi, de constater à nouveau ton absence, ta présence vide, ailleurs, sans que je sache où. J’aurais aimé que nos échanges, même s’ils devaient être brefs, soient cohérents, mais ce n’était plus le cas ou trop rarement au gré d’instants choisis par une main, de nous deux, inconnue.

La vie, la beauté, l’art, tout ce qui me permet d’oublier, par intermittence, l’abîme, la souffrance et la mort.

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