Whitehead, Colson « L’Intuitionniste » ( 1999 – 2023) 365 pages

Whitehead, Colson « L’Intuitionniste » ( 1999 – 2023) 365 pages

Auteur: Colson Whitehead (son nom complet est Arch Colson Chipp Whitehead), né le 6 novembre 1969 à New York, est un romancier américain. Colson Whitehead fréquente la Trinity School de New York, puis est diplômé de l’université Harvard en 1991. Journaliste, ses travaux paraissent dans de nombreuses publications, dont le The New York Times, Salon et The Village Voice. Il est lauréat du Prix Pulitzer de littérature 2017 pour son roman « Underground Railroad« , déjà élu meilleur roman de l’année 2016 par la presse américaine.
En 2020 il publie « Nickel Boys« , qui obtient également le Prix Pulitzer de littérature. Il revient en 2023 avec « Harlem Shuffle » (premier tome d’une trilogie). En 2023, réédition et nouvelle traduction de son premier roman « L’Intuitionniste » sorti en 1999.

Albin Michel – Collection Terres d’Amérique – 02.11.2023– 365 pages – Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Catherine Gibert (traduction révisée) 

Résumé :

Lila Mae Watson est une « intuitionniste » : au sein du département d’inspection des ascenseurs pour lequel elle travaille, elle est capable de deviner le moindre défaut d’un appareil rien qu’en mettant le pied dans une cabine. Et elle ne se trompe jamais. Première femme à exercer ce métier, noire de surcroît, elle a beaucoup d’ennemis, dont les empiristes, pour qui seules comptent la technique et la mécanique.

Aussi, lorsque l’ascenseur d’un gratte-ciel placé sous sa surveillance s’écrase, en pleine campagne électorale, Lila Mae ne croit ni à l’erreur humaine ni à l’accident. En décidant d’entrer dans la clandestinité pour mener son enquête, elle pénètre dans un monde de complots et de rivalités occultes et cherche à percer le secret d’un génial inventeur dont le dernier projet pourrait révolutionner la société tout entière…

Publié dans une traduction entièrement révisée, ce livre aux allures de thriller philosophique annonce déjà le talent de l’auteur de Colson Whitehead, son humour grinçant, sa puissance visionnaire et la façon magistrale dont il aborde les questions cruciales de race, de politique et de société. C’est le premier roman de l’auteur qui venait d’avoir 30 ans. 

Mon avis:

Si on m’avait dit que j’allais lire un livre sur les ascenseurs, ou plutôt sur l’inspection des ascenseurs! Coté ascenseurs, j’en ai appris beaucoup. Dire qu’il existe 16 catégories d’ascenseurs ! Mais rassurez-vous. Si le roman se déroule dans ce monde, c’est que l’intrigue se déroule autour de la chute d’inexpliquée d’un ascenseur. Alors piège ou accident provoqué? Car ce n’est pas un banal accident… 

Dans ce monde des ascenseurs, intuitionnistes et empiristes s’affrontent. L’approche « intuitionniste » est post-rationnelle, innée, humaine. La réalité des Blancs repose sur l’apparence, comme l’empirisme. Voilà ce que nous dit l’auteur.

Lila Mae Watson est intuitionniste mais en plus c’est une femme et une femme de couleur. Elle cumule ! Cible idéale pour les racistes et les sexistes! Et c’est la première femme de couleur qui est engagée pour faire ce travail, dans un monde d’hommes, tous – sauf un – blancs. 

Au fil des pages, on déduit que le roman se déroule vraisemblablement à New-York, au milieu du XXème siècle et que le roman tourne autour d’une élection: celle du président de la Guilde des inspecteurs et les deux camps s’affrontent. J’irais même jusqu’à supposer que les Empiristes sont les Républicains et les Intuitionnistes se rapprochent des Démocrates…

Inutile de dire que le candidat Empiriste, Chancre, va faire porter le poids de l’accident sur les épaules de son adversaire, car la coupable désignée est la dernière personne a avoir inspecté l’ascenseur : Lila Mae Watson. Celle-ci va passer dans la clandestinité pour se défendre et défendre par la même occasion les théories et thèses intuitionnistes. Et ne croyez pas qu’il n’y a pas de suspense et d’action ! Bien au contraire! 

Un roman qui oppose les blancs et les noirs, les hommes et les femmes, les qualités techniques et les qualités intellectuelles et sensorielles, l’horizontalité  et la verticalité, les tendances politiques, les avancées techniques et l’immobilisme.

Je ne vais pas vous dire que c’est mon roman préféré de l’auteur, mais c’est un premier roman remarquable qui dessine déjà les thèmes que Whitehead abordera par la suite dans « Underground Railroad » « Nickel Boys » et « Harlem Shuffle » qui m’a beaucoup intéressée. Je me suis un peu perdue dans les explications techniques mais ce n’est pas bien grave. 

Je remercie Francis Geffard et les Editions Albin-Michel Collection Terres d’Amérique pour ce livre. 

Extraits:

« Fanny Briggs était une esclave qui avait appris à lire toute seule. »

Les temps changent. Dans une ville où la population de couleur s’exprime de plus en plus (et n’hésite pas à manifester – quand bien même la presse de caniveau disqualifierait ses revendications –, ainsi qu’à jeter des tomates et autres légumes pourris lors de meetings officiels, déjouant sa si parfaite organisation), il était logique de baptiser le nouveau bâtiment municipal du nom d’une des héroïnes de la communauté noire. 

Mais aujourd’hui, qui peut résister au pouvoir de séduction des ascenseurs, ces premiers degrés vers le paradis, qui rendent l’inexorable verticalité si attirante ?

La première chose que fait une personne de couleur quand elle entre dans un bar de Blancs, c’est de vérifier s’il y a une autre personne de couleur dans l’établissement.

C’est une chose de comprendre l’abjection de la réalité, de l’accepter, de vivre avec, et une tout autre de la voir se transformer de manière aussi brutale, de s’apercevoir qu’elle peut encore régresser d’un cran. 

Cette digression sur la pluie, elle ne porte pas sur la pluie, songe Lila Mae, mais sur la fragilité de notre savoir. Tout n’est que suppositions.

« présumé », mot que les journalistes agitent comme une carotte

Mesdames et messieurs, le but de l’Exposition de 1853 est de nous donner une idée et une image vivante du développement auquel l’humanité tout entière est parvenue, mais aussi de marquer un nouveau départ, à partir duquel les nations du monde entier déploieront leurs efforts futurs. » 

Pas de soda au caramel, pas de jus de pruneau et certainement pas de café. Pompey ne boit jamais de boisson plus foncée que sa peau, de peur de devenir encore plus noir qu’il ne l’est déjà. Comme si sa peau était une tache qui pouvait empirer, macérer et se saturer au point de devenir le noir de l’enfer.

L’espoir, on a pu l’observer, est l’instrument de torture le plus redoutable.

Selon l’horloge interne de Lila Mae (qui est très fiable et, comme elle, très remontée), ça fait deux heures qu’elle est là.

La dispute interminable entre le vent et la maison l’empêchait de dormir. Y participait également, quoique avec un rôle secondaire, voire de spectateur, le bruit des feuilles mortes dans le champ derrière la maison.

 Instituteur, médecin, pasteur, croque-mort : voilà ce à quoi un garçon de couleur peut aspirer dans un monde comme celui-ci. On peut toujours compter sur les gens de couleur pour avoir de mauvaises dents ou une âme à soigner. Et pour mourir, évidemment. 

Les Blancs ne voient pas les gens de couleur, pas même en pleine lumière, pas même en pleine ville.

Ceux qui aspirent au luxe optent souvent pour le rouge et or, couleurs qu’ils associent depuis toujours à la royauté. Car si celle-ci a disparu en tant que telle, ses symboles demeurent. 

Tout est dans les apparences.

Quand on est du même sang, on adhère quoi qu’il arrive, il ne peut en être autrement, alors comment se forger un avis personnel ? 

Dans ce lieu en décomposition, personne ne se regardait, de peur de mettre en péril leur isolement, la perfection de chaque solitude, le seul confort qui leur restait dans cette ville de béton. 

Lui qui explicitait l’incroyable n’a jamais osé percer l’inconnaissable.

Ces derniers jours, Lila Mae a appris à lire à la manière des esclaves, un mot interdit à la fois.

3 Replies to “Whitehead, Colson « L’Intuitionniste » ( 1999 – 2023) 365 pages”

  1. Ce roman ancien sort en pleine époque du wokisme triomphant. Sans doute un aspect commercial de la part de l’éditeur. Le roman ayant quelques années, on ne peut pas en dire autant de l’auteur.
    Je n’ai pas retrouvé mon fouet et mon silice pour m’autoflageller des fautes que mes ancêtres et moi n’ont pas commises.
    Par contre, une enquête sur la chute d’un ascenseur voilà qui est nouveau.

    « Les Blancs ne voient pas les gens de couleur, pas même en pleine lumière, pas même en pleine ville. »
    J’avais deux copains malgaches en CM2, je les voyais bien et tous les jours. En CM1, j’avais un ami marocain très bronzé. Je le voyais aussi. Pourtant, je suis blanc.
    J’ai horreur des phrases comme celles-là qui mettent les gens dans des cases dont ils ne pourraient s’extraire et qui rendent les individus incapables de penser autrement qu’à l’intérieur d’un groupe. Si tel était le cas, autant s’entremassacrer sur le champ.

    1. Jean-pierre je ne peux pas ne pas réagir !
      L’auteur a remporté deux fois le prix Pulitzer de la fiction, en 2017 et 2020, pour Underground Railroad et Nickel Boys. Il me semble normal pour un auteur de cette envergure de permettre au public de lire son premier roman. D’autant plus que je ne pense pas que tu aies lu le roman!
      Quand je cite un extrait, il y a un avant et un après. Alors lis ce livre et si après lecture tu penses encore ce que tu dis… Il n’y a pas d’effet commercial dû à l’actualité. Il y a un roman qui parle de racisme, de discrimination, de personnes aux vues progressistes et d’autres rétrogrades. Et ce n’est pas une nouveauté. Il ne se flagelle de rien et c’est un fait que malheureusement dans un monde comme le nôtre, certains continuent de penser que la suprématie est blanche…

  2. Certes, les suprématistes blancs existent, de façon plus affirmée selon les pays. Un rassemblent de « natifs » a mobilisé la foule énormissime de 200 personnes à Paris.
    Ce que je reproche à la phrase « Les Blancs ne voient pas les gens de couleur… » est qu’elle généralise une attitude de certains à un ensemble.
    Peut-on dire que les musulmans tuent aveuglément, parce que certains le font, quand l’immense majorité ne le fait pas ?

    Je sais que les USA et la France, ça fait deux, même si les temps ont changé où Joséphine Baker était la reine de Paris et ne pouvait pas entrer dans un restaurant à New York.
    Les choses ont évolué (parfois de façon stupide, quand on voit des étudiants blancs arracher les affichettes pour les juifs otages du Hamas, même si des colons d’extrême-droite intégristes tuent et colonisent illégalement la Cisjordanie) bien qu’il reste des fanatiques du KKK qui ont trouvé un autre sigle sur les réseaux asociaux.

    La généralisation est un une simplification de la pensée, que le roman soit ancien ou pas. Un roman publié en 1999 ne date pas de 1970.
    Il y a toujours les WASP et le racisme de l’Amérique profonde, selon les états, mais Obama a fait deux mandats entre-temps, donc il est difficile de ne pas songer aux étudiants blancs qui marchaient au côté des noirs dans les années 60 afin de lutter contre la ségrégation.
    Voilà pourquoi la phrase me heurte. Je vis parmi des racistes mais qui sont minoritaires, fort heureusement.
    Le leitmotiv de l’extrême-droite ce n’est pas qu’on ne voit pas les noirs et les musulmans, mais qu’on les voit trop, dans leur frousse inutile du grand remplacement.
    Je note que l’auteur a obtenu un diplôme à Harvard preuve que les blancs sont parvenus à le voir.
    Pour en revenir à ma remarque sur l’éditeur, un contexte social peut pousser un éditeur à rééditer un vieux roman en période plus favorable (le contexte permet de diminuer notablement le risque de perdre de l’argent, car publier est un risque financier).
    Ca n’empêche pas que ça permet de remettre en lumière un roman moins connu, et sans doute moins maîtrisé que les deux qui ont obtenu le Prix Pulitzer qui eux traitaient des périodes antérieures.
    Ca n’empêche que le sujet est intéressant et que le style peut être novateur. Mais la phrase dans son intégralité me heurte. J’ai eu la chance d’échapper à ce racisme anti noirs, et j’ai des souvenirs des actualités françaises qui parlaient de la marche pour les droits des noirs aux USA.

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