Tuti, Ilaria « Fleur de Roche » (2023) 381 pages

Tuti, Ilaria « Fleur de Roche » (2023) 381 pages

Auteure : Née le 26 avril 1976, Ilaria Tuti vit à Gemona del Friuli, au nord-est de l’Italie. Passionnée de photographie et de peinture, elle a étudié l’économie et a travaillé comme illustratrice.
Série Teresa Battaglia : Véritable phénomène dans son pays, « Sur le toit de l’enfer » (« Fiori sopra l’inferno »)  premier volet de sa série autour de Teresa Battaglia, lui a valu d’être surnommée par la presse italienne la « Donato Carrisi au féminin ». Le tome deux « La nymphe endormie » (« Ninfa dormiente ») parait en 2018 (2019 pour la traduction française), le tome trois « A la lumière de la nuit » (Luce della notte) en 2021 , suivi du tome quatre « Fille de cendre »  (Figlia della cenere) en 2022 – Tome 00 (La ragazza dagli occhi di carta)
Autres romans :  « Fleur de Roche» 2023 (Fiore di roccia 2020) – Madre d’ossa   

Stock – 29.03.2023 – 381 pages – Traduit de l’italien par Johan-Frederik El-Guedj

Résumé: Les bombes larguées par les Autrichiens sifflent sur les cimes de la Carnie, dans le Frioul italien. Mille mètres plus bas, les femmes les entendent et prient pour que leurs hommes soient épargnés. Agata prie aussi. Elle qui a abandonné ses études pour s’occuper de son père malade, elle qui a une maison remplie de livres qu’elle n’a plus le temps de lire depuis que la Grande Guerre a fait d’elle « une porteuse » .
Chaque matin, à l’aube, Agata court vers les entrepôts militaires de la vallée, remplit sa hotte de vingt, trente, parfois quarante kilos de nourriture et de munitions et se lance à l’assaut de la montagne. Elle marche des heures dans la neige pour atteindre les lignes de front où sont retranchés les militaires qui tentent de repousser les assauts des Autrichiens. Un voyage épuisant et dangereux qu’elle entreprend avec ses amies du village.
Ensemble, les porteuses chantent pour se donner du courage, parlent pour couvrir le bruit des armes, et quand elles redescendent, leurs hottes sont vides mais leurs mains tiennent les brancards des blessés à soigner ou des morts à enterrer.
Avec « Fleur de Roche« , Ilaria Tuti célèbre le courage, le sacrifice des femmes, et le rôle qu’elles ont joué – et qu’elles continuent de jouer – dans la guerre. Un extraordinaire récit de courage, d’amour et de résilience.

Mon avis:

L’autrice nous transporte dans le Frioul italien pendant la Première guerre mondiale, en 1915 et nous raconte l’histoire de ces femmes (vérité historique) qui ont servi de trait d’union entre les villages et les soldats du front puis qui vont s’impliquer dans la résistance et la défense de leur région. Nous faisons la connaissance de ces femmes qu’on appelle « Les Porteuses » et de leur rôle primordial pendant la Première Guerre Mondiale. Condensé pour les besoins du roman, le récit est en fait le récit de la résistance dans cette région, pendant deux longues années.
A la demande du Commandant du Poste de l’armée des Alpins qui s’adresse à l’homme d’église du village de leur porter secours, de leur venir en aide pour les approvisionner afin de tenir les positions dans la montagne, ce sont les femmes qui répondent présentes, car il n’y a plus d’hommes disponibles dans le village car ils ont été envoyés au front. Ces femmes vont se sacrifier et participer à l’effort de guerre, en plus de tout leur travail et de toutes leurs responsabilités (enfants- animaux – personnes âgées). Et ce qu’elles vont faire est non seulement fatiguant mais en plus extrêmement dangereux et éprouvant.
Ilaria Tuti rend hommage à ces femmes qui ont lutté mais sont peu reconnues dans l’Histoire et les met en lumière.
Elle parle aussi de ces jeunes qui vont donner leur vie pour garantir les frontières, de leur sens de l’honneur et de leur courage. Par ce roman, elle fait revivre tout un pan de l’Histoire de l’Italie, de ces montagnes du Frioul, de ces hommes  et de ces femmes qui se sont battus pour leur patrie.
Elle nous parle aussi, avec la poésie qui caractérise ses écrits, de la nature avec sa plume poétique, des relations entre les êtres, de la peur, de la solidarité, de la vie dure des paysans du Frioul.
Elle évoque aussi de l’importance des dialectes, des vieilles langues ancestrales, qui datent du Moyen Age et qui perdurent… qui créent un pont entre les gens avec des mots qui existent encore et relient les individus.
Ce que j’ai le moins aimé est en fait la partie inventée, la relation entre Agata et Ismar…
C’est un livre magnifique, un livre sur les racines, sur la force des femmes, sur l’amour, l’amitié, le sens du devoir et de l’honneur, le dépassement de soi. De magnifiques personnages de femmes, qui se transcendent et qui se battent, pour elles, pour les autres, pour leur survie, pour leurs idéaux et la liberté. 

Extraits: 

Il enfonça les rides de ses mains dans celles de la terre, avec un geste qui recelait toute la tendresse du retour aux origines, la recherche des racines au fond du terreau humide, le geste d’y nouer les doigts et de tirer à soi ce qui en subsistait, dans une partie du monde qui avait percé une brèche depuis la vallée jusqu’aux sommets.

je sais moi aussi que le bonheur, parfois, consiste seulement à constater que rien n’a changé.

Dans ces montagnes, ce n’est pas l’homme qui scande le temps, même s’il est capitaine.

En vérité, j’aime les mots, mais d’instinct je les préserve. J’ai appris à manier leur finesse, mais au fond de moi je garde la ferme conviction que quelques très rares sentiments n’ont pas besoin de sonorités et ne réclament pas de raisonnements. Ils prennent corps dans des gestes, ils chantent dans les sens.

Les montagnes forment des silhouettes pointues sur un ciel lapis-lazuli. La nuit est une teinture qui descend sur la forêt et sur les maisons comme une traînée de poudre, estompe les contours, unifie et fond ce qui se trouve à distance.

« Je ne connais pas les roses. Il existe toutefois une expression plus heureuse qui rend compte de la ténacité de cet edelweiss, de cette étoile alpine : nous l’appelons “fleur de roche”. »

Mon monde change encore, et je ne sais dans quelle mesure ce changement préservera des racines intactes. C’est un déracinement et un déchiquettement constant de ce qui était si bien implanté dans cette terre. Des habitudes, des traditions et des certitudes roulent dans les airs avec les rochers à l’ombre desquels elles avaient pris racine. En bas, au village, certains disent que c’est l’avenir qui s’avance, mais j’ai peine à l’entrevoir au milieu des vapeurs de la guerre.

J’ai peur. Que l’esprit ne tienne pas – le sien, le mien, le nôtre –, qu’il ne soit plus jamais possible de revenir en arrière et que la noirceur contamine toutes les autres couleurs.

La tempête s’enfonçait en sifflant jusque dans les anfractuosités, c’était une symphonie furieuse. Elle pouvait reconnaître tous les instruments parfaitement accordés de la nature : les cordes, faites de branches, avec leurs premiers et leurs seconds violons, les violoncelles et les contrebasses, plus chargés de frondaisons. À certains moments de calme apparent les flûtes traversières émergeaient des courants d’air qui remontaient le grand ravin, mais le son adoptait rapidement les tonalités graves des cors et du hautbois. Et puis c’étaient les percussions, quand le vent se fracassait en rafales contre les rochers.

La douleur est un moment intime qui impose la solitude, c’est l’accomplissement d’une coupure qui requiert d’avancer à pas lents. Parfois, une existence entière.

Des semaines se sont écoulées, les montagnes sont des pyramides changeantes. Il n’y a rien de triste dans les feuilles qui tombent à l’automne : les arbres cèdent à la terre le superflu en se préparant au long sommeil de l’hiver, mais avant cela ils s’embellissent de la pourpre et de l’or d’un cardinal. C’est un salut vivace qui précède l’ultime bâillement.

Le battement de ton cœur est le dernier d’une famille, avec toi le « nous » s’éteint, il reste seulement ce « moi », un peu trop petit pour y construire quelque chose.

Ma vie a toujours été limpide, jusque dans ses profondeurs, au point que parfois je finissais par me sentir transparente. Les pensées formaient d’ordinaire des scintillements en surface, la ridant de sourires ou de renfrognements. Jamais, avant ce moment, je ne les avais exilées dans le fond de mon être, où elles étaient tellement secrètes qu’elles devenaient insondables, même pour moi.

Je ne réussis plus à me nourrir du seul passé, j’ai faim d’avenir, un mot qui résonne comme anathème en temps de guerre et peut aussi revêtir l’apparence d’un souffle de folie, pour peu qu’il conduise loin de la pure et simple survie. Je suis folle. Je suis vivante.

 

Image : département de biologie – ENS Lyon

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